L’urgence d’écrire : enquête sur une pratique solidaire
1Malgré l’actuel dynamisme des études sur le témoignage1, celui‑ci semble souvent faire les frais de son acception judiciaire. Sommé de donner les gages de sa bonne foi, de dire « toute la vérité, rien que la vérité », c’est d’abord à l’aune de son adéquation au réel que le témoignage est appréhendé. Difficile dans ces conditions de se départir des études de contenu pour cerner la spécificité de ces textes. C’est pourtant l’ambitieux contrat que l’ouvrage de Marie Estripeaut‑Bourjac2 se propose de remplir, pour le contexte latino‑américain. Les guerres, les conflits civils et les changements sociaux qu’a connus l’Amérique latine ces dernières décennies ont en effet amené le développement d’une intense pratique testimoniale, que l’auteur se propose d’étudier depuis la notion d’ « écriture de l’urgence ».
2Le corpus de référence compte une trentaine d’auteurs, écrivant sur des événements de l’histoire récente de différents pays du sous‑continent, avec une nette prédominance de la Colombie, dont l’histoire entachée de violence chronique sert de paradigme pour l’écriture de l’urgence en Amérique latine. Le corpus témoigne d’une grande hétérogénéité formelle, puisque l’on y trouve des témoignages stricto sensu (par exemple, le récit d’Esteban Montejo, ancien esclave à Cuba, transcrit par Miguel Barnet), des récits de vie (comme ceux d’une famille mexicaine, recueillis par l’anthropologue Oscar Lewis), des autobiographies (comme celle de la guérillera colombienne Vera Grabe) et des textes hybrides (tels que Noticia de un secuestro de Gabriel García Márquez, oscillant entre journalisme et fiction). Si l’on peut regretter le manque d’informations sur les auteurs et les œuvres du corpus — dont beaucoup sont inconnus des non‑spécialistes —, mais aussi sur les différents contextes historiques, ceci ne freine pas pour autant la démonstration de l’existence d’une poétique autant que d’une politique du témoignage en Amérique latine.
Définitions d’une pratique
3À cet effet, l’ouvrage est organisé en deux grandes parties, l’une essentiellement formelle, l’autre davantage contextuelle. La première cherche à comprendre la spécificité des textes, mais aussi les mécanismes par lesquels le vécu est transcrit.
4Synthétisant les apports de la critique du témoignage en Amérique Latine, l’auteur montre que l’objet est complexe et en pleine évolution. Mentionnant les rapprochements que la critique a établis avec les chroniques de la Conquête, les romans picaresques, le boom de la littérature latino‑américaine ou la révolution cubaine, elle rappelle également le rôle des prix littéraires et de la critique professionnelle dans la progressive réévaluation du témoignage écrit, tout en s’interrogeant sur sa place dans une société où la circulation de l’information s’est sigulièrement étendue et accélérée. Elle reprend à son compte la définition a minima du témoignage par Dante Liano :
une narration qui n’est pas fictionnelle, racontée à la première personne par un protagoniste qui fait appel à un intellectuel pour l’écriture de son histoire (p. 33).
5À partir de là, l’ouvrage propose la — relativement3 — nouvelle catégorie d’écriture de l’urgence, qui constituerait une sorte de sous‑ensemble au sein du phénomène testimonial, mais souvent utilisée de manière synonymique. L’écriture de l’urgence, produite en « contexte paroxystique » (p. 398), aurait pour objet « de favoriser la création de solidarités et la demande d’appuis, nationaux et internationaux » et constitue donc « une utilisation spécifique, à des fins d’urgences politiques, sociales et humanitaires, de l’écriture du “je” et de la pratique testimoniale » (p. 60).
6Il faut ici souligner que M. Estripeaut‑Bourjac parle bien d’écriture et non de littérature de l’urgence. C’est en effet d’abord comme une pratique discursive qu’elle considère le corpus rassemblé. Cette idée, réaffirmée avec force tout au long de l’ouvrage, a l’avantage d’intégrer plus facilement ces productions textuelles dans le champ social : quand les médias se désintéressent d’un conflit trop long, que les opprimés n’ont pas d’existence publique ou que le pouvoir confisque toute parole sur les événements, le témoignage devient la seule voie d’expression d’une vérité alternative. Cependant, le procès fait à la littérature, nécessairement et heureusement « insuffisante » (p. 25), semble en réalité s’adresser à une certaine vision de la littérature, comme en témoigne le refus de parler de « narration », jugée « trop imprégnée de connotations littéraires proprement dites », car « narrer, c’est aussi créer un temps » (p. 53). Cette assimilation à demi‑mot entre littérature et fiction fait peu de cas non seulement des textes récents de la littérature mondiale brouillant profondément les frontières entre réel et fictionnel, mais aussi de nombreuses avancées théoriques sur les questions de la fiction et des rapports entre littérature et histoire4. Que les textes aient tout à perdre d’une comparaison à l’aune de critères qui ne leur correspondent pas se comprend aisément, et les analyses qui suivent montrent justement avec beaucoup de pertinence leurs spécificités. Elles ne s’avèrent cependant pas tout à fait probantes sur la nécessité d’exclure la pratique testimoniale du champ littéraire, invitant d’ailleurs davantage à un décloisonnement de l’idée de littérature (devant les cas de « textes hybrides » plus particulièrement).
L’intellectuel & le témoin, le magnétophone & le texte
7Parmi les éléments définitoires sur lesquels s’attarde l’ouvrage, on peut souligner l’originalité des analyses portant sur le couple témoin‑médiateur, cette dernière figure étant à la fois à l’origine de l’écrit et le premier destinataire de la parole du témoin. Cette complexification de la question d’autorité dans les témoignages ouvre des pistes de recherche passionnantes. M. Estripeaut‑Bourjac spécifie ainsi que la relation est bi‑directionnelle : l’intellectuel (chercheur, journaliste, militant) apporte sa garantie à la voix de l’anonyme (dans certains cas analphabète ou locuteur d’une langue minoritaire), mais voit en retour son capital social ou artistique augmenter par la saisie de l’histoire de l’autre. Le paratexte est le lieu où se donne à voir cette relation se nouant le plus souvent autour d’un magnétophone, dont l’importance dans le développement des pratiques testimoniales est rappelée. L’auteur fait également écho aux critiques voyant dans le couple médiateur‑témoin une réactivation paternaliste de la relation oppresseur‑opprimé5. La parole populaire apparaîtrait une fois de plus récupérée : selon la formule bourdieusienne citée, « les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées » (p. 412). Mais M. Estripeaut‑Bourjac invite à sortir d’une attitude paranoïaque pour aborder la relation témoin‑médiateur comme la co‑construction dialogique d’une cause, et l’écriture testimoniale comme « la mise en scène de pratiques de solidarité et de collaboration fructueuses et efficaces entre diverses classes sociales » (p. 416).
8Les analyses formelles proprement dites pointent d’autres éléments capitaux. Parmi ceux‑ci, la polyphonie des textes, qui n’exclut pas les phénomènes d’appropriation langagière réciproque entre médiateur, témoin, et vox populi (reprise par exemple dans l’usage de syntagmes figés). L’auteur dresse également une typologie des modèles (roman picaresque, tragédie, roman policier, costumbrismo, mais aussi telenovela) et des rôles narratifs (le héros, le bon truand, le pécheur, la pauvre fille), propres à l’écriture de l’urgence, dont l’un des objectifs consiste ainsi « à retracer dans la conscience de celui qui assume le rôle du dominé le développement d’un regard critique, grâce auquel la situation initiale pourra être dépassée » (p. 216). Si l’usage des références théoriques est parfois trop systématique (surtout dans les domaines de la linguistique ou de la narratologie) et assez classique (Gérard Genette, Mikhaïl Bakhtine, Philippe Lejeune), il permet de pointer des éléments habituellement passés sous silence par la critique du témoignage, comme les facteurs textuels de la création de l’effet d’oralité et donc de vécu (tels que les temps verbaux), et la récurrence de chronotopes (par exemple, le maquis ou l’alternance village/ville).
Ce que fait l’écriture de l’urgence
9Après avoir ainsi prouvé qu’il existait bien une poétique propre à l’écriture testimoniale dans le contexte latino‑américain, la seconde partie cherche à comprendre ce que fait l’écriture de l’urgence dans l’ordre des savoirs (interrogations épistémologiques) autant que dans le champ social (performativité des textes).
10Les questionnements pour la critique littéraire6, sans être neufs, sont ici rassemblés. Le témoignage fournit en effet, par le revers, des éléments de définition à l’autobiographie, au roman, à la fiction et à la notion de genre. C’est également l’occasion pour l’auteur de revenir sur la question esthétique, qu’elle n’épuise pas, mais dont les difficultés sont évoquées sans détour : si, dans le témoignage, la contemplation esthétique passe après l’empathie éthique et la réflexion (p. 320), le souci formel est bien là, en vue d’une efficacité suffisante des textes. L’imperfection formelle des œuvres testimoniales — mais comment en prendre la mesure ? — serait en outre la garantie d’un autre régime de rapport au réel, les contraintes économiques pouvant être utilisées, comme dans le ciné‑vérité cubain, pour déconstruire le mythe productiviste contre lequel s’érigent les témoins.
11Quant aux fonctions sociales de l’écriture de l’urgence, l’auteur considère celle‑ci comme une « praxis spécifique » (p. 290) permettant autant que décrivant un processus d’autonomisation de la parole individuelle. La reconstruction par le texte donne en effet une unité et un sens minimal à l’aventure d’une vie, longtemps soumise, sans possibilité de réponse, aux événements extérieurs. Cette vertu thérapeutique du témoignage ne l’empêche pas de relever de « politiques identitaires » qui s’inscrivent dans un « faire social » (p. 296) :
La faculté de se souvenir relève de l’individuel, mais certains contenus de cette mémoire coïncident avec une mémoire plus vaste ; collective et marquée par l’Histoire, la culture et les pratiques sociales, et composée de relations mutuelles et complémentaires entre mémoires individuelles. (p. 301)
12En considérant la fonction de catharsis sociale de l’écriture de l’urgence, M. Estripeaut‑Bourjac montre que témoigner « signifie que l’Histoire continue et que le témoignage n’est pas seulement trace du passé » (p. 347), mais aussi « proposition de vivre et de construire différemment le présent et le futur, sur lesquels il[s] projette[nt] d’agir » (p. 396). La question de la parole des femmes, brièvement évoquée, agit comme un miroir grossissant de ces problématiques : l’écriture de l’urgence constitue une véritable rupture avec les modèles traditionnels et suppose une double transgression, aux niveaux politique et de genre.
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13C’est dans des parties consacrées à la Colombie que M. Estripeaut‑Bourjac s’attarde le plus sur cette performativité de l’écriture de l’urgence. Celle‑ci tient à l’ouverture d’espaces communs entre des mémoires auparavant disjointes, à la construction d’un sujet actif socialement (et non plus d’une victime uniquement souffrante), autant qu’au renouvellement des pratiques anciennes de transmission orale des savoirs, mises à mal par les déplacements successifs de populations. À la suite de l’exemple de Rigoberta Menchú au Guatémala, dont le témoignage recueilli par Elizabeth Burgos a permis de porter sur la scène internationale des revendications portant sur les droits des peuples indigènes, on aurait aimé davantage d’informations, à partir de cas précis, sur ce qu’a permis ou déclenché la publication de ces textes. Une étude de réception serait ainsi du plus haut intérêt pour la pleine mesure du phénomène testimonial, l’auteur voyant d’ailleurs dans l’écriture de l’urgence un appel à la signature d’un nouveau contrat de lecture, poussant à prendre parti et à s’impliquer.
14Cette analyse du rôle de l’écriture de l’urgence dans la construction de nouvelles solidarités, locales et internationales, ne dessine pas moins l’une des perspectives de recherche les plus stimulantes émergeant de cette étude. L’ambition théorique de l’ouvrage ainsi que le courage réflexif dont il fait preuve lui donnent un intérêt dépassant le champ des études américanistes, puisqu’il fournit également d’importantes balises pour la construction d’une histoire comparée des écritures de l’urgence — on pense notamment aux corpus espagnol, arabe et africain. Il invite également à reconnaître les difficultés des textes testimoniaux, qu’on les saisisse dans les termes d’écriture ou de littérature, et à les penser moins comme des reflets que comme des réponses à la violence de l’histoire.