De l’existence d’autres mondes ou des vertus de la lecture
1Qu’il nous soit permis — une fois n’est pas coutume — d’ouvrir ce compte rendu en citant l’épilogue de l’ouvrage dont il est ici question :
Relire le monde et les textes à partir de la théorie des univers parallèles, c’est donc d’abord se relire soi‑même en réfléchissant sur notre multiplicité psychique, sur tout ce que nous aurions pu être si le destin avait été différent et sommes en effet devenus dans les univers alternatifs qui nous entourent, dont nous percevons les signaux fugitifs en nos moments de pleine conscience. (p. 147)
2Tel est en effet le point d’arrivée de la démonstration qu’il mène dans son nouvel opus consacré à la théorie des univers parallèles et qui vient compléter un ensemble critique déjà complexe. Or ce qui est au cœur de ce dernier, c’est bien, non seulement l’interprétation, mais le processus de lecture du monde qui est le nôtre. En bousculant les codes mêmes de la critique littéraire, en titillant son propre lecteur par un subtil jeu d’ironie1, Pierre Bayard nous invite à prendre conscience de la multiplicité des modes de lecture possibles (et non seulement des interprétations elles-mêmes).
3Lire, c’est en effet ce à quoi il nous invite dès le prologue de son ouvrage, dans lequel il décline quatre histoires successives, ou plus exactement quatre incipits de roman dans lesquels il se met lui‑même en scène sous les traits successifs d’un californien verni, amant de la belle Scarlett et faisant pâlir de jalousie un certain George, acteur et consommateur de café, d’un policier tenace qui ne se résigne pas à admettre la solution toute trouvée de l’enquête sur laquelle il travaille, d’un chef d’orchestre-symphonique plongé au milieu de l’Opéra de Séoul ou enfin d’un nègre mettant son talent d’écrivain au service des autres. Le ton est donné. Les lecteurs habitués de ses travaux l’auront reconnu dès le titre lui‑même : Il existe d’autres mondes. Nulle question ici, mais une affirmation, péremptoire et, bien sûr, provocatrice. Un ton donc qui donne le « la » de la lecture à mener dans cet ouvrage, ou plutôt des lectures possibles car il s’agit précisément d’une note impossible à placer sur une portée traditionnelle... Sommes‑nous en effet dans un récit ? Dans un ouvrage de théorie littéraire ? Ou dans les deux à la fois ?
Fonder la théorie
4Cette dernière hypothèse ne paraît plus aussi absurde qu’elle peut en avoir l’air au premier abord, dès lors que l’on arrive au terme de la démonstration de l’auteur qu’il convient maintenant de restituer sans plus tarder. Elle se décompose en quatre temps, enchaînés selon un ordre parfaitement logique : une première partie est consacrée à l’« histoire des univers parallèles », c’est‑à‑dire aux différentes élaborations d’une telle théorie de l’existence de mondes alternatifs, notamment dans le domaine de la science, mais aussi, bien évidemment, celui de la science-fiction. Nous passons ainsi du chat de Schrödinger aux héros de la série américaine Sliders en passant par Pierre de Saint-Menoux, le personnage principal du Voyageur imprudent de Barjavel. Un constat s’impose alors : une telle théorie ne cesse de prendre de l’ampleur au fil des années au point qu’il est aujourd’hui difficile de l’ignorer et que toute approche critique se doit de compter avec elle.
Définir la théorie
5Une fois ceci posé, une seconde partie revient sur les principaux éléments d’une telle théorie en développant ce que l’auteur désigne comme une « topologie des univers parallèles ». Il s’agit plus précisément de montrer comment ces univers parallèles se manifestent dans le nôtre, voire comment l’on peut passer de l’un à l’autre : trois chapitres se succèdent donc examinant tour à tour la notion de « passages » (chapitre premier), celle d’« échos » (chapitre II) et enfin celle d’« univers intérieur » (chapitre III), autant de modes d’existence pour nous de ces dits univers parallèles qui relèvent essentiellement d’une forme de résonances que l’expérience du déjà‑vu, rappelé dans la première partie de l’ouvrage, illustre bien. De telles résonances étant quasi-imperceptibles, ce sont les artistes, du fait de leur sensibilité particulière au monde et aux autres, qui les captent le mieux.
Appliquer la théorie
6Nous ne nous étonnerons donc pas que la troisième partie de l’ouvrage réinterroge successivement les univers de Kafka, Dostoïevski ou Nabokov en y appliquant une telle théorie : au‑delà de l’« esquisse d’un modèle » qu’annonce le titre de cette nouvelle étape de la démonstration, c’est bien une autre lecture de ces textes que suggère P. Bayard, lecture fondée sur cette hypothèse de l’existence d’autres versions de nous‑mêmes que l’écrivain serait à même de saisir pour s’en faire l’écho. Là encore la démonstration est rigoureuse et structurée : ainsi l’auteur émet‑il par exemple l’hypothèse que Kafka aurait pu décrire par anticipation2 le totalitarisme qui s’imposera quelques années plus tard parce qu’il aurait eu la prescience d’un univers parallèle dans lequel un tel régime s’était déjà imposé (chapitre premier). De même la fréquence du thème du double dans l’œuvre de Dostoïevski pourrait s’expliquer par le fait qu’il n’y ait pas un seul Dostoïevski, même divisé en plusieurs personnalités comme l’a affirmé Freud, mais plusieurs, en parallèle (chapitre II). Enfin l’écriture de Nabokov lui permettrait d’explorer une autre de ses vies, celle d’un homme attiré par les jeunes filles et qui s’incarne dans le professeur Humbert Humbert, narrateur de Lolita (chapitre III) : au‑delà de la théorie freudienne du fantasme et de la sublimation, il s’agirait en fait de parcourir, par le biais de la création, l’une des bifurcations possibles du chemin que nous avons prise dans un autre univers et dont le souvenir résonne en l’écrivain au point de s’incarner dans son ouvrage. De telles interprétations — surtout résumées ainsi, en quelques mots qui ne rendent pas hommage à l’ingéniosité de l’auteur — peuvent certes paraître manquer de crédibilité, mais elles n’en conduisent pas moins à une conclusion des plus intéressantes que Pierre Bayard formule en ces termes :
La création n’est pas un espace de transition visant à apaiser ses pulsions pour se conforter aux exigences de la société, mais un espace de découverte des mondes possibles, d’élaboration et d’écriture des interférences qui nous relient à eux. (p. 106)
7Tel est du moins à nos yeux l’un des intérêts majeurs de l’essai : attirer notre attention sur le processus de création lui‑même, mais aussi et surtout sur celui de l’interprétation du monde dans lequel on vit, à la fois extérieur et intérieur, bref notre monde.
Élargir la théorie : vers une nouvelle forme de critique ?
8La quatrième et dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Extension du modèle », nous semble de fait aller pleinement dans ce sens : divisée — comme il se doit — en trois chapitres, elle est consacrée à trois pratiques qu’il serait dès lors possible de faire « en parallèles », à savoir l’écriture collective (chapitre premier), l’élaboration théorique (chapitre II) et enfin — devrions‑nous écrire surtout ? — la lecture elle‑même (chapitre III). S’appuyant sur la création de tout un monde imaginaire par les frère et sœurs Brontë, celui de la Cité de Verre, dont les aventures s’écrivirent à huit mains pendant l’enfance des futurs écrivains, P. Bayard tend à démontrer que l’invention d’un tel univers, et des personnages qui le peuplent, ne peut se réduire au besoin de combler un vide dans une vie parfois morne et décevante ; pour prendre la mesure de la richesse d’une telle créativité, il faut dépasser encore une fois la théorie freudienne de la sublimation et prendre en compte la théorie des univers parallèles. Plus ouverte, celle‑ci permet de rendre compte du travail de l’interprétation et de l’imagination des auteurs, mais aussi de l’inventivité intellectuelle des théoriciens. Ainsi, dans le chapitre suivant, P. Bayard redevient conteur pour nous parler de Freud romancier, de Freud archéologue ou encore de Freud interprète du Talmud : trois vies parallèles du médecin viennois dont l’hypothèse permettrait d’expliquer la richesse et la complexité de son œuvre théorique. Une autre hypothèse, a priori, paradoxale sert de point de départ au dernier chapitre de l’ouvrage : celle de l’existence plurielle d’une œuvre écrite, au sens où un livre existerait en réalité dans d’autres univers parallèles et ne serait donc pas tout à fait identique, ou du moins ne susciterait pas la même interprétation en fonction du contexte. Une telle théorie expliquerait la dimension polysémique d’une œuvre mais aussi, par exemple, les phénomènes de réécriture. Elle donne également un ancrage aux relectures possibles de l’œuvre, c’est‑à‑dire au travail même de la critique.
9C’est à ce point de la démonstration que l’auteur fait directement le lien avec ses ouvrages antérieurs et notamment sa relecture possible du Meurtre de Roger Ackroyd3. Et P. Bayard de conclure au terme de ce parcours sur
l’importance de la caution que la théorie des univers parallèles apporte aux recherches sur les lectures possibles des œuvres ainsi qu’aux réécritures auxquelles elles donnent lieu depuis toujours. Cessant d’être de pures divagations de l’esprit ou des jeux littéraires anodins, ces travaux changent de statut et deviennent des explorations scientifiques de réalités existantes. (p. 143)
10Or c’est là, nous semble-t-il, que se joue l’apport principal de cet essai, et, au‑delà, des travaux de l’auteur : en montrant que les codes établis séparent artificiellement les genres, que la création et la lecture relèvent en réalité du même processus d’interprétation, ou encore que la théorie littéraire et l’invention romanesque s’appuient sur les mêmes ressorts et se nourrissent l’une l’autre, P. Bayard nous invite non seulement à une expérience intellectuelle jubilatoire mais aussi et surtout à réinterroger ces codes qui guident notre lecture du monde, et ce sans renoncer pour autant à l’exercice plein et entier de notre raison démonstrative. Comment comprendre autrement ces quelques lignes ?
Parvenir à nous extraire de l’ensemble des grilles de pensée qui nous modèlent à notre insu, pour nous libérer de notre condition et voir le monde comme le verrait quelqu’un d’autre, et dans la mesure du possible quelqu’un appartenant à une autre culture ou à une autre profession, est la condition principale de l’exercice de la création, y compris de la création théorique. (p. 127)
11Parmi ces codes et ces conventions que l’auteur remet en question, parfois sans en avoir l’air, nous soulignerons en particulier le choix du corpus. Loin de se cantonner à des références classiques, et sans se les refuser non plus, P. Bayard n’hésite pas à puiser sa matière là où elle est propre à enrichir sa réflexion, et ce quelle qu’elle soit. C’est ainsi qu’à côté de la littérature reconnue comme classique, l’auteur ne s’interdit pas de se référer non seulement à des écrivains contemporains comme Murakami, ce qui paraîtrait sans doute, aux yeux d’une critique que nous qualifierions de traditionnelle, non seulement acceptable mais encore souhaitable, mais également à des séries américaines comme Sliders par exemple, ce qui paraît déjà plus hétérodoxe.
12Nous ne reviendrons pas sur le prologue de l’essai en forme d’incipit romanesque : il dit assez, nous semble‑t‑il, le mélange des genres auquel se livre le critique. Ce faisant, il soulève toutefois une question qui n’a, à notre connaissance, été que fort peu traitée jusqu’à présent : il s’agit de la pratique même de la critique littéraire qui devient ici, sous la plume de P. Bayard, un véritable exercice de style. Nombre d’écrivains se sont essayés à la critique, souvent leurs essais dans ce domaine ont été ensuite publiés, comme si leur statut d’auteurs romanesques garantissait la qualité de leurs réflexions théoriques. Mais renversons la question : ne faut‑il pas un certain talent de conteur pour élaborer une interprétation des œuvres qui soit juste et convaincante ? N’y a‑t‑il pas, dans tout grand théoricien de la littérature, un romancier qui s’ignore ? Ce romancier qu’il est, sans doute, dans l’un de ses vies parallèles... Re‑penser la critique, la ré‑inventer, la rendre vivante et féconde, dans un monde où la recherche en littérature tend à devenir l’apanage d’un petit cercle d’initiés, voilà à quoi nous invite finalement Pierre Bayard à travers cette nouvelle pierre de son édifice théorique.