Modernité polymorphe
1Dans son ouvrage paru fin 2012, Bruna Donatelli propose une exploration multiforme de la notion de modernité : à travers sept chapitres qui sont autant d’approches différentes, parfois monographiques — le chapitre IV est consacré à Avatar de Théophile Gautier —, parfois transversales — Baudelaire et Barbey d’Aurevilly comme incarnations de la modernité, au chapitre II —, centrées sur un genre — Flaubert et le roman au chapitre III ; les récits de voyages de Taine au chapitre VII — ou sur un art — la photographie (chapitre V), la gravure (chapitre VI) —, Br. Donatelli envisage un parcours mosaïque qui, sans être ni se prétendre exhaustif, offre une approche riche et diversifiée. C’est bien à une intéressante et très subjective déclinaison du « paradigm[e] de la modernité » que nous invite l’auteur, qui conjugue à la fois transversalité disciplinaire et balayage chronologique. L’ambition de ce recueil d’articles est en effet « d’individualiser certains moments charnière où l’on repère à la fois la crise du modèle dominant et son renouvellement » (p. 8). Le parti pris est clairement affiché dès la préface : la modernité est envisagée en termes de rupture et de refonte esthétiques à travers un regard partiel, partial, non exclusif et qui ouvre la voie à d’ultérieurs travaux, qui pourraient analyser plus avant le lien ébauché entre littérature et science.
2En guise de prolégomènes, le premier chapitre (« Dal neologismo alla glossa ») définit la notion étudiée, depuis la première apparition du terme sous la plume de Balzac jusqu’à la définition « fin-de-siècle » de Baudelaire, en passant par Chateaubriand, Heine, Gautier, encore les Goncourt. À travers une analyse subtile des occurrences du mot en contexte, Br. Donatelli montre comment la notion se complexifie peu à peu au fil du siècle, désignant d’abord, au travers du genre romanesque, une nouvelle modalité d’appréhension du réel lui‑même en plein renouveau (Balzac) puis l’ensemble du champ historique (Chateaubriand) avant que d’acquérir toute la portée esthétique qu’on lui connaît. C’est à Gautier puis Baudelaire que Br. Donatelli rattache le basculement de la notion vers un concept exclusivement artistique, dont les éléments définitoires seraient le « transitoire », le « fugace », le « contingent » (p. 19). Ainsi Baudelaire condamne cette catégorie esthétique « à une instabilité permanente : une négativité dans la positivité, une faiblesse dans la force » (p. 27).
3Le chapitre II (« Voci della modernità : Jules Barbey d’Aurevilly e Charles Baudelaire ») poursuit cette réflexion en reliant, dans une étude de la correspondance et des écrits critiques, les itinéraires de Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. La confrontation est fertile, qui sonde la relation entre les deux hommes, présente leurs jugements réciproques avant que de s’attarder sur la poétique propre à chacun d’entre eux. Le parallèle montre alors comment leurs esthétiques se rencontrent dans « l’attraction antinomique entre Beau et Mal » (p. 37), la fascination particulière du « beau dans l’horrible » (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne).
4Le chapitre III (« Flaubert e il dissolversi della forma romanzesca ») s’attarde sur le renouvellement de la prose romanesque que constitue l’œuvre flaubertien. C’est en termes de « dissolution », de délitement d’une forme canonique et conventionnelle que Br. Donatelli caractérise le travail de Flaubert : « l’expérience orientale » est considérée comme fondatrice, qui « trace d’importants sillons dans son imaginaire » (p. 47) et jette les bases d’une esthétique de « l’harmonie des choses disparates ». Nourri des réflexions flaubertiennes de la correspondance à Louise Colet, le chapitre met à jour de nombreuses réminiscences orientales, et, au-delà des images du « derviche » (p. 48) et du « Bédouin dans le désert » (p. 49), le regret qui taraude l’auteur d’une impossible fusion avec la nature que l’Orient manifeste et qui seule peut garantir une écriture « pleine ». L’approche est diachronique et, dans chacune des œuvres, Br. Donatelli traque la présence de l’Orient, ici résonnances mythiques (Salammbô), là description du désert au soleil couchant et bestiaire monstrueux (La Tentation de saint Antoine) dont les « formes pléthoriques d’un grotesque colossal » (p. 53) envahiront ensuite Bouvard et Pécuchet, dans « une écriture devenue en un certain sens auto-parodique. » (p. 54). Ce que manifeste le roman inachevé, c’est précisément « le refus de la part de Flaubert de se reconnaître comme détenteur de pouvoirs illusoires et de participer plus avant à un langage qui ne peut que les réitérer. » (p. 55) À cette impuissance de l’auteur et cette insuffisance du langage est liée l’obsession du « livre sur rien », à la fois « nouvelle modalité de la forme romanesque (le style comme constructeur de sens) » mais également « tissu narratif » (ibid.) dont Br. Donatelli retrace le parcours de Madame Bovary à Bouvard et Pécuchet. Centrée sur « le vide existentiel, un vide tantôt abyssal tantôt étrangement serein qui caractérise la vie des héros et héroïnes » (ibid.), la seconde partie du chapitre aborde le destin des protagonistes flaubertiens comme autant de variations sur ce « néant » essentiel, qui donnera sa forme au roman ultérieur :
Le livre n’est plus un édifice construit sur la solide architecture de la représentation mais un espace mobile et contradictoire où sont accueillis fragiles mais actifs et subversifs, fragments, projets, citations, annotations. (p. 67)
5L’étude précise d’Avatar de Gautier (chapitre IV : « Per una nuova concezione del fantastico. Su Avatar di Théophile Gautier ») montre comment la nouvelle propose une « nouvelle conception du [genre] fantastique », fondée à la fois sur la récupération de « thématiques récurrentes […] (le travestissement, l’androgyne, l’altérité) » et sur l’intégration de composantes inédites, le magnétisme et l’occultisme, qui ancrent le récit dans la réalité « scientifique » du moment et participent du « surgissement de l’impossible, de l’irréductible dans notre monde » (p. 73). Entre merveilleux et fantastique, Avatar manifeste les tensions d’une écriture hésitant entre deux modalités de représentation.
6Les chapitres V et VII sont consacrés à deux formes artistiques emblématiques de la modernité : la photographie (« L’Avvento della fotografia. Una nuova arte o un nuovo prodotto dell’industria ? » et la gravure d’illustration littéraire (« I frontespizi di Félicien Rops »). Le parcours historique du chapitre V interroge la place et le statut de la photographie au travers des différents commentaires et les évaluations esthétiques qu’elle a pu susciter au cours du siècle, de la célèbre « photophobie » flaubertienne (p. 95) aux engouements fluctuants de Gautier, en passant par les enthousiasmes « réalistes » de Champfleury ou les réserves de Baudelaire. Br. Donatelli montre en particulier comment, à partir des années 1870, l’esthétique photographique s’avère modélisante et a pu influencer la technique descriptive des romanciers. Dans cette perspective, l’analyse qu’elle propose de l’incipit de L’Assommoir est particulièrement intéressante.
7L’étude consacrée à Rops aborde, quant à elle, le rapport entre texte et image — et la relation entre auteur et illustrateur — à travers les illustrations successives de Rops : le travail effectué pour Les épaves de Baudelaire mais aussi Le Bonheur dans le Crime ou À un dîner d’athées de Barbey d’Aurevilly, Chair de Verlaine ou les Poésies de Mallarmé.
8Enfin, le dernier chapitre (« I viaggi d’Hyppolite Taine. Per uno studio comparato di psicologia dei popoli »), consacré à Taine, aborde sa « théorie déterministe du fait littéraire », dans laquelle « la littérature, comme chaque œuvre d’art, est […] l’expression d’un peuple à une époque déterminée, dans un contexte géographique précis. » (p. 137) Après avoir rappelé les grandes lignes de « l’art de voyager » selon Taine, Bruna Donatelli se propose de « tracer un aperçu général des itinéraires philosophico-historiques de Taine à travers l’Europe » (p. 139), itinéraires qui, s’ils excluent certains lieux — la péninsule ibérique —, révèlent tous une « dynamique comparative » (p. 149) qui amène l’historien à analyser le présent d’une civilisation en regard de son passé (ou le contraire) et à confronter les pays entre eux. La confrontation s’impose alors comme méthodologie, seule apte à faire émerger les spécificités de chaque nation.
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9L’ensemble — éclaté — de ces études offre un panorama séduisant et contrasté du xixe siècle français : une modernité littéraire et artistique se dessine, ambiguë et polymorphe, qui négocie avec la tradition comme avec l’innovation technique pour construire, sur leurs limites, un renouveau esthétique.