Le roman est marron. Remarques sur la littérature postcoloniale
1Jean‑Louis Cornille, auteur prolixe — en moyenne : un essai critique tous les deux ans, et cela depuis 1985… —, vient de consacrer un ouvrage à l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. Le même J.‑L. Cornille a bien voulu rendre compte ici même, dans les colonnes d’Acta fabula, de mon livre sur Proust1. Je profite de l’occasion qui m’est offerte pour dialoguer avec lui, sous le regard des lecteurs. Nous avons en effet, J.‑L. Cornille et moi‑même, une série d’objets, et de questions en commun. Plus exactement : je défendrai l’idée selon laquelle la littérature dite « postcoloniale » n’est pas sans rapports avec ce que je m’étais permis d’appeler, dans le livre auquel je viens de faire allusion, la question postextuelle. Alors, voyons ce qu’il en est, ouvrons ce dossier…
2Voici une scène qu’on lit dans Chemin-d’école, selon J.‑L. Cornille « un des plus beaux récits » de l’écrivain né à Fort-de-France (p. 17). D’une certaine manière, la séquence, par ce qu’elle raconte, est emblématique du type de littérature auquel nous avons à faire. Est ici évoqué le premier frottement de l’enfant d’outre-mer à l’école française, l’entrée en classe qui est aussi une entrée dans la langue : « Le contact avec la langue française se fait dans la douleur », écrit J.‑L. Cornille, « parfois même dans l’épouvante et commence invariablement par atterrer l’enfant ». Suit alors le passage qui m’intéresse où l’auteur de Chamoiseau… fils fait exprès de ne pas voir une chose qui, pourtant, me semble‑t‑il, crève les yeux. Je parlerai volontiers d’un piège que nous tend J.‑L. Cornille et qui sert ici, comme on va voir, un but pédagogique. Je cite d’abord le texte de Patrick Chamoiseau :
En prononçant son nom, le négrillon suscita, malgré l’effroi ambiant, de petits ricanements parmi les petites-gens. Ainsi, il eut conscience de deux choses insoupçonnées auparavant et qui allaient empoisonner ses jours d’écolier. Son nom était un machin compliqué rempli de noms d’animaux, de chat, de chameau, de volatiles et d’os2.
3« Son nom était un machin compliqué ». L’auteur de Chemin-d’école réfléchit au phonétisme d’un nom, et fait fonctionner ce nom narrativement et symboliquement. Décidément, cela nous rappelle quelque chose. Le chantre de la culture créole réécrit à sa manière une page de Madame Bovary. L’exotique flirte ici avec le canonique. On est à la fois, chez Patrick Chamoiseau, sous le soleil des Antilles et au fin fond de la Normandie :
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleines poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari. Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !)3
4Transposition habile et, d’une certaine façon, cocasse. Un jeune « négrillon » a pris la place du petit Charles Bovary. Un jeu sur les identités commence dont on devine, dans un contexte idéologiquement marqué, les implications. De Charbovari à Chamoiseau, il n’y a pas très loin. La série animalière qu’exploite l’auteur de Chemin-d’école — chat, chameau, volatile — s’inaugure chez Flaubert. On aura remarqué les aboiements de chien. En outre, dans Bovary — Alain Vaillant vient de consacrer un excellent ouvrage à la question4 — il y a bœuf, et veau.En somme, tout était là déjà, dans la fiction canonique, et Patrick Chamoiseau s’en est habilement servi pour écrire son récit. Un souvenir autobiographique est en même temps un souvenir littéraire. Le piquant de la situation est bien sûr que l’auteur de Chemin-d’enfance souhaite justement, par le texte qu’il écrit, mettre en cause une forme de domination et d’aliénation dont a pâti l’enfant qu’il a été. Le modèle français, la présence contraignante de la norme française traumatisent le « négrillon ». Or, c’est précisément à un ouvrage emblématique de ce modèle et de cette norme que le même jeune garçon, devenu homme adulte et écrivain, emprunte les mots pour dire et, d’une certaine façon, pour dénoncer la manœuvre aliénante le visant…
5Pourquoi y a-t-il piège ? Justement parce que, dans un premier temps, J.‑L. Cornille ne dit rien de Flaubert. À croire qu’il n’y pense pas, qu’il n’aurait rien vu : « Le nom de Chamoiseau se laisse décomposer ainsi en un bestiaire qui ne laisse subsister du “moi” que l’ossature » (p. 17). Sûrement oui. Mais peut-on s’arrêter là ? Evidemment, non. Alors, ne nous arrêtons pas. Ne prenons pas J.‑L. Cornille pour un ignare, ce n’est pas là son genre, ni son fort. Critique chevronné, il sait où il va. S’il ne dit rien de Flaubert, s’il n’en dit rien ici, c’est tout simplement qu’il a décidé de nous faire attendre, pour notre bien, s’entend. Le mouvement effectué est, si l’on peut dire, socratique. J.‑L. Cornille nous invite d’abord à trouver par nous‑mêmes le chemin à suivre, après quoi, une fois la trajectoire balisée, il la parcourt de nouveau avec nous, attirant l’attention sur les passages dangereux, nous familiarisant avec les écueils et les dénivellations. Je cite J.‑L. Cornille revenant à la scène de l’école coloniale dans un deuxième temps :
Car ce « mâchouillis », qui a tout l’air de simuler une phrase d’école primaire, dérivée de l’observation de la nature cruelle (« le chat a mangé l’oiseau »), dissimule à vrai dire une allusion savante des plus transparentes (restée pourtant indécelable) à la fameuse scène de Madame Bovary. (p. 45)
6Plus loin sous la même plume:
Cette scène d’hilarité générale se passe dans une classe de cinquième […] mais en fait, par-delà le colinguisme latin, c’est bien la classe d’école primaire qui refait surface au détour du « mâchouillis » que fait Charles de son nom. Le seul à s’en rendre compte semble être Chamoiseau, qui rend à la scène sa véritable origine, en la situant cette fois dans une classe de primaire ; mais c’est pour aussitôt la replacer au niveau du secondaire par le seul jeu de l’allusion savante. (p. 46)
7Le terrain est alors préparé pour une réflexion, de type générale justement, sur la littérature non-canonique dans son rapport au canon. Or ce rapport est complexe et nécessité clarification. Pour clarifier les choses, explique J.‑L. Cornille, une comparaison avec le passé s’avère utile:
S’il est vrai que la littérature française nationale se renouvela au xixe siècle en accueillant au sein de la haute langue littéraire des éléments de français simple, selon un savant mélange jugé apte à produire des effets de réel, on s’aperçoit que la littérature française internationale de la fin du xxe siècle ne procède guère différemment ; elle semble se renouveler de manière analogue afin de continuer de coïncider avec le monde qu’elle met en scène, par l’introduction d’éléments issus de la première scolarisation. (p. 46)
8La suite est plus audacieuse encore :
La créolisation du français qui s’opère ici ne ressemble en rien au parler des Antilles, c’est une construction faite au nom d’une diaspora, une fabrication savante, qui n’a rien d’une anti-langue. (p. 47)
9Je ne suis nullement spécialiste de la question mais il me semble que J.‑L. Cornille prend ici ses distances, à l’aide d’un exemple habilement choisi, et qu’il présente donc en pédagogue socratique qu’il est, avec ce que je nommerai pour aller vite une conception naïve de la littérature postcoloniale, ainsi que du spécialisme critique qui y est rattaché. Cette conception voudrait, en somme, mettre face à face deux mondes ou deux univers, en les présentant comme incompatibles : le monde de la norme canonique — ce monde est hexagonal, Paris en est le centre —, et le monde libéré et bariolé qu’il faut alors situer au-delà des océans ; c’est donc là, dans ce monde lointain et radicalement autre – ainsi le veut la conception idéaliste —, que le canon aurait été mis à mal, voire détruit ; on y parlerait le langage de la liberté, langage baroque, sans normes ni contraintes, un antilangage en un mot5.
10Or il se trouve que les choses ne sont pas si simples. L’exemple de la scène de l’entrée en classe prise chez Flaubert, que Chamoiseau a pu recycler, et rentabiliser dans le cadre de sa propre œuvre, nous rappelle que le non-canonique se définit comme tel en rappelant à tout moment qu’il a le canon, si je puis dire, aux trousses. L’antilangage, en régime postcolonial, est un effet de langue, non une réalité linguistique. En d’autres mots encore : pour casser une norme, il faut en même temps en mettre en place une autre, la littérature n’est pas le chaos. À moins qu’on ne casse rien du tout et qu’en prétendant viser la ruine d’une norme, on contribue paradoxalement à la renforcer. C’est, semble-t-il, ce qui arrive ici.
11Et si le postcolonial — le corpus, la discipline qu’on appelle ainsi — étaient sans spécificité ? Et si tout écrivain, quelles que soient ses origines, quelle que soit la tradition dont il est issu, était postcolonial ? Dans son analyse, J.‑L. Cornille s’engage résolument en ce sens :
Malgré ses revendications politiques et son militantisme créole, la position de l’auteur francophone émergeant (ou en voie de développement littéraire) ne diffère guère de la posture dans laquelle se retrouve tout écrivain débutant français depuis l’époque romantique. On écrit toujours en position dominée, dans le but de secouer un joug, de se défaire de ses chaines textuelles. L’imaginaire de la révolte littéraire créole paraît, autrement dit, soigneusement calqué sur le modèle de la mélancolie occidentale : pour être plus complexe, il n’en est pas moins étrangement semblable. (p. 72)
12Puis :
Tout jeune auteur est amené à combattre une langue dominante ou un style qui prévaut ; de ce point de vue, l’auteur antillais est seulement affligé d’un handicap supplémentaire et sa révolte contre le Maître peut dès lors apparaître comme la simple variante d’un combat plus général que la plupart des écrivains s’engagent à mener à l’encontre de ceux qui les précèdent. Bref, tout roman est marron. Et ajoutons : marron rattrapé par le chien du Maître lancé à ses trousses. (p. 73)
13L’image du fils tissant les fils avec lesquels il espère en vain pouvoir se débarrasser du père — image risquée d’abord par Serge Doubrovsky, dans un autre contexte, je le rappelle à toutes fins utiles6 — prend ici toute sa pertinence :
Profondément citationnelle, l’écriture de Chamoiseau serait la réécriture dans la langue d’un autre d’une parole à soi perdue ; mais en devenant réécriture, elle récrit aussi du même coup l’autre de la parole, la voix du Maître qui n’est jamais loin. (p. 74)
14Et ceci encore qui redit l’impossibilité pour l’écrivain d’éradiquer le passé :
On ne peut faire revivre la parole perdue dans de l’écrit sans en même temps ressusciter la mémoire profonde de cette langue dans laquelle on écrit. (p. 75)
15Un passage du chapitre initial, auquel on nous invite à ce moment à revenir, dans un mouvement rétrospectif — ces retours sont assez typiques de la manière de J.‑L. Cornille : on repasse ici par les mêmes endroits de façon successive, chaque fois en explicitant et en approfondissant l’analyse —, avait déjà, en fait, donné à ce constat toute sa valeur politique et institutionnelle :
On dirait bien qu’il n’est possible de produire des textes francophones littérairement viables, c’est-à-dire susceptibles de paraître à Paris, qu’en recyclant d’anciens matériaux déjà reconnus par les instances au pouvoir comme étant dotés d’une valeur littéraire établie. Il y a barrage sur l’Atlantique ; il faut donc se frayer un passage — à tout prix. (p. 27)
16Je dirai à ma façon en enfonçant le clou et en espérant ne pas trahir la pensée de J.‑L. Cornille qu’en définitive, dans le cadre de lecture qui est ici mis en place, l’écrivain appartenant à la littérature française, qu’elle soit nationale ou internationale, par le fait même de cette appartenance, joue dans la cour des grands. On peut avoir, comme écrivain venu d’ailleurs, un « handicap » et même plusieurs « handicaps » mais ils sont en réalité les mêmes que ceux auxquels ont été confrontés, à une autre époque, et dans d’autres lieux, les auteurs du corpus canonique. Ainsi le veut, si je capte bien son message, l’auteur de Chamoiseau… fils.
17Ajoutons ceci encore. Flaubert, et l’usage que fait Chamoiseau du texte flaubertien ne sont qu’un exemple parmi d’autres. En matière d’exemples, le livre de J.‑L. Cornille est généreux. Le chapitre consacré à Céline, qui poursuit la démonstration initiée par le repérage d’un passage de Madame Bovary en milieu créole, risque une hypothèse séduisante et sûrement pertinente :
Comment comprendre qu’un écrivain aussi compromis sur le plan politique que Céline ait une telle influence sur les écrivains postcoloniaux s’exprimant en français ? […] Il faut sans doute en chercher la raison dans le coup fatal porté par Céline au français littérairement correct. (p. 65)
18Ailleurs, il est question de Michel Tournier et de Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), roman avec lequel Patrick Chamoiseau aurait voulu, selon J.‑L. Cornille, rivaliser. Le problème est toujours le même : comment se débarrasser d’une série de prédécesseurs dont on a en fait besoin ? J.‑L. Cornille écrit alors ceci:
En somme, ce que cherche l’auteur antillais, en dépit de tous ses désaveux, c’est encore et toujours à faire de la littérature française : pour cela il lui faut d’une façon ou d’une autre réanimer le canon littéraire français. (p. 91)
19Ailleurs encore, un autre monstre sacré et dûment canonisé se trouve à son tour convoqué : « L’auteur, en décrivant son accès à l’écriture, se fait ici le mime de Sartre » (p. 34). Etc., etc. Je n’ai pas le temps de développer et de documenter ces études de cas ici et renvoie donc le lecteur, pour des analyses détaillées, à l’ouvrage de J.‑L. Cornille. Chamoiseau… fils est un livre fort bien écrit et on appréciera entre autres l’humour Tongue in cheeck du son auteur. Je suis assez fan des livres de J.‑L. Cornille en général. Celui-ci est pour moi un de ses meilleurs.
20Je l’ai signalé en commençant, l’auteur de Chamoiseau… fils me fait l’honneur de me choisir comme interlocuteur et, même, de consacrer une note à mon livre de 2012 : « Conçu sur le modèle du “postmodernisme” ou de “postcolonialisme”, le “postextuel” désigne ce qui vient “après” la critique textuelle, sans nécessairement chercher à “rompre avec elle” » (p. 134). Il va de soi que je me retrouve dans le résumé de méthode qui est ici fourni. La pensée « postextuelle » est une pensée de l’après et elle a alors, comme le fait remarquer justement J.‑L. Cornille, ce trait en commun avec la pensée du « postcolonial ». Que faire après l’ère des colonies ? À tout prendre en compte, la question n’est pas très différente d’une autre qui est pourtant, elle, exclusivement littéraire et de méthode : que faire après le « tout textuel » des années soixante et soixante‑dix ? Comment, dans les deux cas, et même si les cas ne sont pas les mêmes, gérer un héritage et accepter qu’une époque nouvelle a commencé ?
21Si on me permet cette mise au point ici, et pour que mon dialogue avec J.‑L. Cornille ne se réduise pas un débat pour initiés, j’ajouterai qu’en m’inspirant largement de la théorie des « textes possibles » que nous devons à Michel Charles, et qu’un certain nombre d’autres critiques ont par la suite reprise et développée — je renvoie notamment à un volume collectif dirigé par Marc Escola, ainsi qu’au livre de celui‑ci sur La Fontaine7 —, je défends l’idée, dans Introduction à la méthode postextuelle, selon laquelle une explication de texte n’est en somme guère autre chose qu’un exercice de réécriture et, donc, une reformulation. Le texte est variable, variantable est peut‑être un mot plus exact encore. Le texte n’a point de forme définitive, ni pour l’auteur, ni pour le lecteur. Le travail du commentateur consiste dès lors à mettre en évidence cette dimension toute virtuelle. Si on veut, on peut d’ailleurs dire la même chose de façon plus militante : on nous fait croire, à tort, qu’une analyse de texte est une interprétation et qu’elle cherche à mettre au jour un sens caché. Or il n’existe pas, en bonne logique postextuelle, quelque chose comme un sens caché. L’interprète, l’herméneute, tout comme le pasticheur ou le plagiaire — tout comme celui qui se propose d’imiter ou d’adapter une œuvre existante ; qu’on pense au scénariste de cinéma par exemple —, utilise, donc, instrumentalise le matériau textuel qu’il a à sa disposition. Autrement dit, il lui applique une série de procédés spécialement conçus à cet égard et les résultats de son analyse seront donc nécessairement à l’aune des outils qu’il a choisis pour la réaliser.
22Ainsi, pour ne donner que ces deux exemples, l’interprète freudien fera surgir un sens « freudien », le marxiste, un sens « marxiste » etc. Un texte n’est jamais une chose donnée, toujours une chose construite et l’aspect du texte variera donc en fonction du mode de construction textuelle auquel on aura recours. Il y aurait à coup sûr des choses à dire ici sur la notion de « communauté interprétative » (interpretive community) telle que la définit le théoricien américain Stanley Fish. Le texte est une construction collective ; partant, si la communauté et ses règles de construction changent, on changera le texte8… Mais mon sujet est le livre de J.‑L. Cornille et la littérature postcoloniale. Or je découvre en l’auteur de Chamoiseau... fils un militant sui generis du postextualisme, chose que je souhaite évidemment applaudir :
Longtemps, la critique s’est constituée à partir d’un texte conçu comme une fin en soi, tantôt comme une origine à laquelle il fallait revenir. Et ce n’est qu’assez récemment qu’une conception plus transitoire et fluctuante du texte s’est développée. (p. 146)
23L’œuvre de Chamoiseau offre alors aux chercheurs, toujours selon J.‑L. Cornille, un excellent corpus où étudier ce fonctionnement « transitoire ». Les textes se fabriquent à l’aide d’autres textes, devient concevable un principe de l’intertextualité sans fin. J.‑L. Cornille écrit : « le principe d’une intertextualité généralisée, d’un dialogisme sans frontières » (p. 120). Pour ma part, je plaiderai ici, en maniant un autre vocabulaire et sous la bannière du postextualisme, pour une conception qui ne serait plus seulement kristevienne ou bakhtinienne de l’intertextualité — cela on l’a eu, cette époque est derrière nous –, une conception, donc, qui accepterait de prendre en compte la dimension constamment et intrinsèquement possibiliste de tout texte se présentant comme « littéraire ». D’ailleurs, même s’il ne le dit pas en ces termes, c’est à une telle conception qu’adhère J.–L. Cornille :
Voici qu’on avance dans l’entre-deux, dans l’entre-trois ou quatre ; les séries prolifèrent, les unes plus incertaines que les autres ; les connexions, réelles ou illusoires, se multiplient ; on prend la mesure de l’infini pour aussitôt la perdre à nouveau. C’est le charme de l’œuvre de Chamoiseau, et sa puissante humilité, de solliciter de tels parcours intermittents, en s’ouvrant volontiers à ceux-là parmi ses lecteurs qu’elle contribue à rendre plus libres. (p. 147)
24En redisant encore une fois que je m’aventure ici dans un domaine qui n’est pas le mien — mais le critique postextuel est un touche-à-tout et il a les yeux grands ouverts sur le monde —, je crois donc en arriver, pour avoir lu attentivement le livre de J.‑L. Cornille, à la vérité suivante : comme c’est le cas du texte au regard du postextualisme, l’œuvre postcoloniale n’existe que dans et par le geste qui l’amène à l’existence. Autrement dit et en mélangeant nos deux vocabulaires, celui de J.–L. Cornille et le mien : on construit un texte postcolonial de façon nécessairement postextuelle ; ce qui veut dire aussi que l’on pourrait sans doute construire le même texte d’une autre façon, en lui donnant dès lors une tout autre allure et nature. Le postcolonial peut devenir du canonique, le canonique, postcolonial. Tout cela est une question de stratégies et de « communauté interprétative ». C’est bien en ce sens, me semble-t-il, qu’il convient de comprendre l’affirmation délibérément provocatrice de J.–L. Cornille : « tout roman est marron ». C’est là en effet une question de regard, non d’essence.
25Flaubert, donc, écrit comme Chamoiseau, mais il a fallu attendre l’arrivée de ce dernier pour s’en rendre compte. Quant au roman intitulé Vendredi ou les limbes du Pacifique, il a beau avoir été écrit par un écrivain hexagonal, qui m’empêche d’en faire un monument postcolonial ? Changez l’optique, vous changez l’objet :
À une époque où les écrits postcoloniaux étaient sagement confinés dans le ghetto de la francophonie, et donc peu visibles, la version qu’en donna Tournier constituait bien la première œuvre résolument postcoloniale en littérature française. (p. 82)
26On note le « résolument ». La leçon est bien, pour reprendre une autre formule célèbre, qu’on ne naît pas écrivain postcolonial, on le devient. Le travail critique, le travail du critique ne doit pas être la quête de quelque chose comme une essence de la post-colonialité ; si elle existait, dans quelque monde idéal où règnent les métaphysiciens — mais je ne voudrais pas habiter là —, il est douteux qu’on finisse par la rencontrer. Bien plus intéressante et utile me semble donc, en matière critique, une description exhaustive des procédés auxquels on a recours dès lors que l’on décide de classer tel texte dans telle catégorie, tel dans telle autre. Postcolonial, ou hexagonal, ou les deux à la fois ? Dites-moi comment vous construisez vos textes et je vous dirai à quel texte vous allez nécessairement aboutir… Pascal Quignard, cité par J.‑L. Cornille, écrit : « Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qu’il convient » (p. 141)9. Je vais plus loin que Pascal Quignard, je raisonne comme J.‑L. Cornille : la critique fait les textes, puis les défait, puis invente d’autres façons de faire encore, et ainsi de suite. Littérature postcoloniale, dites-vous ? Pourquoi pas en effet ? Ne perdons pas de vue toutefois que les textes sont, en définitive, ce que nous voulons qu’ils soient. De ce point de vue, il y a toujours moyen de donner un tour d’écrou supplémentaire au fabuleux destin de la littérature.