Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Ivanne Rialland

Médiologie du journal

Matière et esprit du journal. Du Mercure Galant à Twitter, sous la direction d’Alexis Lévrier et Adeline Wrona, Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Histoire de l’imprimé », 2013, 312 p., EAN 9782840508816.

1Issu d’un colloque organisé en 2010 à Troyes1, Matière et esprit du journal se propose d’interroger « la relation particulière qui s’établit dans l’univers périodique entre le discours et le support » (préface, p. 7) — ou plus largement la « matière du journal », puisque sont examinés ici « l’ensemble des éléments qui entrent en jeu pour faire exister physiquement le texte périodique » (préface, p. 8). Comment le journal parle‑t‑il de lui‑même ? Organisées de façon chronologique, les quinze interventions rassemblées dans l’ouvrage étudient le « métadiscours » du journal, faisant apparaître sa diversité et son rôle, et montrant à travers lui comment, du déni à la dramatisation, les journalistes évoquent les spécificités et les contraintes du médium.

2Le terme « médium » paraît en effet plus approprié que celui de « matérialité », employé dans un sens très extensif puisqu’il inclut « prix de vente et conditions de commercialisation, délais d’acheminement, relations entre les journalistes et leurs informateurs » (préface, p. 8). Cette extension correspond à la définition volontairement large du médium que propose Régis Debray, qui s’attache moins à sa nature qu’à une approche, celledes moyens de transmission et de circulation symboliques2. Si le présent ouvrage ne partage par les ambitions holistiques de R. Debray, la mise en relation de la « matière » et de « l’esprit » relève bien en effet de la médiologie. Le choix du mot matière correspond sans doute à une volonté de souligner la réflexion sur le support médiatique, qui se développe au sein des études littéraires depuis le début des années 2000, tout particulièrement parmi les dix-neuviémistes — on peut citer par exemple le livre marquant de Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle paru en 20073. Le terme évoque aussi, que cela soit ou non volontaire — la référence n’apparaissant pas dans la bibliographie — la bibliographie matérielle de D. F. McKenzie4 et rattache plus largement l’ouvrage à un courant récent de travaux de recherche émanant du champ littéraire en y important des préoccupations et des outils de l’histoire du livre, de l’histoire culturelle et des sciences de l’information et de la communication — convoquées explicitement par la préface (p. 7). Bien souvent d’ailleurs, comme ici, ces recherches se manifestent sous la forme d’ouvrages collectifs réunissant chercheurs en littérature, chercheurs en sciences de l’information et de la communication et historiens, matérialisant une profitable collaboration — citons entre autres Poésie et médias5 ou L’Écrit à l’épreuve des médias du Moyen Âge à l’ère électronique6. Cette réinsertion de la littérature dans le dispositif médiatique où elle se développe est une des facettes du renouvellement de l’histoire littéraire — qui dialogue dans ce cas avec une histoire de la culture médiatique, voire s’y intègre — mais est aussi le ferment d’une réflexion poétique, qu’illustrent bien les travaux de M.‑È. Thérenty, attachée à développer une « poétique historique du support7 ».

3À cet égard, le volume dirigé par Alexis Lévrier et Adeline Wrona se situe nettement sur un versant historique et médiologique, en centrant la réflexion sur l’évolution du journal et la prise de conscience de sa singularité, sans traiter de son rapport à la littérature. On trouvera de la sorte dans l’ouvrage peu de grands noms d’écrivains-journalistes, et les propos de l’abbé Prévost ou de Timothée Trimm ne sont analysés que dans la mesure où ils constituent un discours sur le médium et en interaction avec lui. Matière et esprit du journal s’insère ainsi pleinement dans la collection qui l’accueille, en contribuant à une « histoire de l’imprimé », qui offre indirectement des éclairages à l’historien de la littérature ou au poéticien.

Une histoire du médium

4Cette contribution à une « histoire matérielle » du journal — pour reprendre l’expression de la quatrième de couverture — propose une large ouverture chronologique, du Mercure galant à Twitter, organisée en trois grandes parties : « Entre la feuille et le livre : le périodique ancien », « La stabilisation du modèle périodique au xixe siècle », « Le journal à l’heure de la concurrence médiatique (xx-xxie siècles) ». D’une façon remarquable, à côté de contributions monographiques consacrées à un unique périodique, la majorité des articles se livrent des études de deux ou d’un ensemble de périodiques : Julien Schuh compare les avis, premiers-Paris et éditoriaux du Siècle et du Figaro, Émilie Roche les discours accompagnant l’évolution des formules du Nouvel Observateur et de L’Express, tandis que Marion Brétéché analyse l’ensemble des mercures historiques et politiques (1686-1730) et Suzanne Dumouchel les journaux littéraires de 1730 à 1777. Si le genre des actes de colloque conduit de façon peu évitable à une juxtaposition d’approches, la circonscription du sujet — les métadiscours — et l’étude d’assez vastes corpus permettent une montée en généralité, encore favorisée par la cohérence terminologique des articles, la synthèse éclairante que propose la préface et la solide bibliographie critique qui clôt l’ouvrage. Ajoutons que l’illustration, abondante, étaie avec pertinence les différentes contributions.

5La préface met en avant une permanence dans le discours sur le médium qui se révèle au fur et à mesure du parcours chronologique. L’« articulation délicate d’un dessein intellectuel constant, et de modes d’inscription soumis à l’évolution technologique » (préface, p. 9) paraît ainsi une caractéristique le définissant. Les acteurs, eux, sur la longue durée, se situent sur une échelle allant du silence à la dramatisation, du refus des spécificités du support à leur mise en scène (ibid.), sans qu’une attitude ne paraisse privilégiée par l’une ou l’autre des périodes considérées — du moins autant que les études de cas proposées permettent d’en juger.

6La lecture des différentes parties suggère pourtant certaines variations du discours sur le journal, en lien, notamment, avec l’évolution de sa place dans la société et vis‑à‑vis des autres médiums. D’une façon attendue, l’étude des périodiques anciens met en évidence leur quête de légitimité et d’identité, qui se manifeste tout particulièrement dans un rapport au livre, qu’ils miment ou qu’ils posent comme repoussoir, en revendiquant une poétique de l’éphémère. Les différents articles soulignent par ailleurs les contraintes qui pèsent sur ces périodiques (le rapport au pouvoir politique, la dépendance envers un réseau restreint d’informateurs…) et suggèrent la variété des formes prises par le périodique ancien : gazette, mercure, feuille volante… d’une façon quelquefois un peu implicite pour le non-spécialiste. L’article de M. Brétéché, « Entre actualité et histoire : le pari des mercures historiques et politiques (1686-1730) » est l’un des plus intéressants de cette première partie, en proposant une définition du « mercure historique et politique » appuyée sur une analyse de son métadiscours et de sa maquette, qui révèle le positionnement ambigu d’un genre qui cherche la proximité avec le livre. L’analyse des tables des matières fait la part des contraintes techniques et de la réflexion politique pour donner sens à l’ordre dans lequel l’actualité des différents pays est abordée, montrant que « l’organisation matérielle est […] réellement pensée comme partie prenante du contenu même des mercures. » (p. 59)

7La deuxième partie se concentre sur le xixe siècle, cet âge d’or du journal, où il conquiert lisibilité et rentabilité. La partie pointe à différentes reprises le rôle des annonces publicitaires dans l’évolution des formats, et met en évidence l’apparition du journal comme forme visuelle, en particulier dans l’article de Guillaume Pinson, « La Une à la Une », développement repris dans son ouvrage paru en 2013, L’Imaginaire médiatique. Histoire et fiction du journal au xixe siècle8. L’identification du journal à un format, une maquette — une « formule » — développe un métadiscours spécifique visant à ménager le lien de familiarité que la périodicité établit avec le lecteur, potentiellement heurté par tout changement dans l’aspect de « son » journal. Le métadiscours tend ainsi à porter plutôt sur l’organisation spatiale du journal, alors que dans la période précédente, c’est son organisation temporelle qui paraît au cœur des commentaires.

8Le discours de justification de la formule se retrouve tout à fait au xxe et au xxie siècle, et la comparaison du Siècle et du Figaro opérée par J. Schuh sur la période 1836-1901 rejoint celle que mène Émilie Roche à partir des magazines d’actualités Le Nouvel Observateur et L’Express : dans les deux cas s’opposent un relatif silence au sujet des changements de formules et une mise en avant de ceux‑ci, qui sont l’occasion d’une exhibition du lien du journal avec le lectorat — stratégie gagnante, apparemment, pour Le Figaro comme pour L’Express. La particularité de la période réside dans l’ampleur des changements techniques : développement de l’illustration photographique, apparition des nouvelles technologies démultipliant le support du journal. La question de l’image n’est cependant guère traitée que dans le seul article de Martine Lavaud — bien qu’Émilie Roche y fasse des allusions — la chercheuse étudiant la mise en scène de l’instantané dans Excelsior qui « subordonne l’esprit du journal à la matière d’un support en devenir » (p. 202). La fin de l’ouvrage est consacrée aux pratiques journalistiques en ligne, avec l’article de Valérie Croissant et Annelise Touboul et celui de Valérie Jeanne-Perrier qui ouvre le volume sur l’extrême contemporain en étudiant l’usage que les journalistes font du réseau social Twitter. Traitant de l’interaction avec le lecteur que permet le web et mettant en avant l’imaginaire que portent les nouvelles technologies, les trois chercheuses permettent de dégager deux des lignes de force de cette histoire du journal sur lesquelles on peut s’attarder pour finir : le dialogue avec le lecteur et l’imaginaire du médium porté par les discours de ses acteurs.

Un dialogue avec le lecteur

9D’emblée, A. Lévrier et A. Wrona font de la matérialité « un enjeu communicationnel » (p. 12), soulignant que le métadiscours du journal s’intègre dans une « stratégie de fidélisation » (ibid.) et constitue le cas échéant une construction de sa légitimité aux yeux du lecteur (p. 14). Au fil des contributions, le discours du journal sur lui‑même se montre essentiellement dialogique. Le modèle de la lettre fonctionne pleinement pour les périodiques anciens, qui s’y coulent souvent tout entiers, mais ses caractéristiques perdurent dans certains espaces du journal, tels l’éditorial ou la chronique, à côté du développement de l’écriture factuelle de la news. Ce sont dans ces espaces dialogiques que se déploie de façon privilégiée le métadiscours, comme le montre Amélie Chabrier dans son analyse des « Chroniques de Timothée Trimm dans Le Petit Journal ». Les « causeries » du journaliste, à la Une du journal, non seulement commentent et justifient la forme prise le support, mais viennent incarner la voix du journal lui-même, comme l’explique Olivier Isaac, cité par A. Chabrier : la chronique de Trimm est « le lieu d’une réduction paroxystique de l’ensemble du journal, une réduction en miniature du projet éditorial9 ». Qu’il émane d’un rédacteur particulier, d’une équipe éditoriale ou du journal lui-même personnifié — comme dans le cas du Figaro qui entretient « une confusion entre la forme du journal et la silhouette humaine » (p. 171) selon J. Schuh — le métadiscours se montre comme un lieu crucial pour établir une relation de complicité avec le lecteur et pour poser à ses yeux l’identité — la personnalité, pourrait‑on dire — du journal. Le métadiscours est ainsi la voix de ce qui devient peu à peu son visage : sa formule, et plus particulièrement cette Une dont la moindre modification appelle commentaire.

10Les nouvelles technologies viennent à la fois confirmer et modifier ce rôle relationnel du métadiscours. Elles sont un appel à accroître les interactions avec le lectorat et pousse le journal à développer ce discours sur soi, dans une vision globalement dialogique du contenu médiatique, où le lecteur devient « un élément essentiel de la production, de la valorisation et de la diffusion de l’information » (V. Croissant et A. Touboul, « Journalisme et Internet : quinze ans de discours d’ajustement », p. 260). Le média lui‑même, dispersé sur différents supports techniques, éprouve un besoin accru de s’identifier à une image et une voix portant l’unité de la marque. En même temps, la multiplication des prises de parole de la part de journalistes intervenant sur leurs blogs ou via leur compte Twitter tend à morceler l’identité du journal en accentuant l’indépendance des énonciations qu’il chapeaute. V. Jeanne-Perrier souligne à propos de Twitter que « si le saisissement est collectif, porté par une avant-garde journalistique, les trajectoires […] n’en restent pas moins individuelles » (p. 277), Twitter permettant au journaliste de construire « sa carte d’identité professionnelle en actes » (ibid.).

Un imaginaire du médium

11La chercheuse montre en parallèle que l’investissement des nouvelles technologies est l’occasion pour la profession de déployer une image idéalisée du journaliste, à la fois écrivain, informateur, technicien (p. 275). Cette dimension imaginaire, V. Croissant et A. Touboul l’attachent plus directement au médium lui‑même, en pointant l’élaboration fantasmatique dont les nouvelles technologies sont l’objet de la part des journalistes. Il ne s’agit pas de nier des évolutions réelles des pratiques, mais de souligner à quel point le discours des journalistes à propos d’Internet est nourri « par les imaginaires techniques qui ont construit les représentations d’Internet10, sans considération pour les dimensions concrètes du travail d’écriture dans le nouveau dispositif » (p. 254). Leur article étudie ainsi les tensions entre le discours sur les possibilités techniques offertes par Internet et les considérations stratégiques, pragmatiques, qui poussent par exemple à écrire les articles de sorte à optimiser le référencement sur les moteurs de recherche. Il fait également apparaître un basculement tout à fait contemporain, le discours sur l’interactivité et le temps réel, qui émerge dès les années quatre-vingt-dix, ne correspondant que depuis peu d’années à des usages effectifs. Cette intrication d’un imaginaire du médium, d’une représentation du métier de journaliste et de pratiques réelles parfois divergentes n’est pas propre au journalisme en ligne, la plupart des articles, au contraire, la mettant en évidence. Prévost a beau souligner à maintes reprises les contraintes que la feuille Le Pour et Contre fait peser sur son écriture, Jean Sgard y décèle avant tout « une coquetterie d’auteur, une sorte d’“effet-journal” » (p. 92) : l’enjeu communicationnel — afficher aux yeux du lecteur les contraintes du support — tend à être intégré à une poétique, qui s’amuse avec l’image du médium autant qu’elle est stimulée par ses limites effectives.

12C’est ainsi à travers cet imaginaire porté par le médium que l’on retrouve des éléments d’une poétique du support. Celle-ci se développe tout particulièrement dans un rapport à l’éphémère qui pousse au recours à des formes brèves, comme dans Excelsior ainsi que le montre M. Lavaud. Cette revendication de la fugacité du message semble également favoriser une légèreté de ton et une poétique du bavardage. À travers le volume se font ainsi étonnement écho le « babillage » qui caractérise la « feuille volante » au xviiie siècle, dont Amandine Lefèvre analyse un exemple, La Bigarrure (voir notamment p. 97 sq), et Twitter (littéralement : « gazouillement, bavardage »), parallèle pointé par V. Jeanne-Perrier (p. 269). Si l’analyse du métadiscours proposée dans Matière et esprit du journal constitue avant tout une contribution à l’histoire du médium, s’y ouvrent de la sorte des pistes pour le chercheur en littérature, dont l’une des plus stimulantes paraît cette articulation d’un imaginaire du médium, des pratiques des acteurs et de la poétique des textes.