Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Bérengère Kolly

Sensualités, socialismes & émancipations

Thomas Bouchet, Les Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours, Paris : Stock, coll. « Les Essais », 2014, 352 p., EAN 9782234071063.

1L’affaire DSK de 2012 en a été l’image flagrante : le socialisme entretient des liens conflictuels avec les questions de sexualité et de mœurs, notamment l’égalité entre les sexes, la domination masculine et l’articulation entre espaces politiques et domestiques. S’il n’analyse pas l’affaire en tant que telle, Thomas Bouchet s’interroge cependant dans Les Fruits défendus sur le présumé rigorisme d’un socialisme d’état, confronté aux discours émancipateurs, à propos des corps et des sens, que les socialismes, compris au sens large, ont produit au cours de l’histoire. L’ouvrage, organisé selon une progression historique, des débuts du socialisme jusqu’à nos jours, s’appuie sur des textes divers, théoriques, politiques et philosophiques — comme ceux, fondateurs, de Charles Fourier —, des journaux, des productions militantes, des mots politiques ainsi que des textes de fiction, sous l’angle de « l’articulation entre socialismes et sensualité ». Cette articulation est celle de la pluralité des socialismes dans leur définition des « chemins de la libération », autant que celle de la multiplicité des émancipations sensuelles, selon les trois pistes du « faire bonne chère, faire l’amour, faire la fête » (p. 16).

2L’ambition de l’ouvrage fait la difficulté de sa réalisation, à savoir le traitement dans un texte court du temps long de l’Histoire, qui voit se distinguer deux types de socialismes opposés dans leur acception des sens et de la sensualité — l’un frondeur, anarchiste et libertaire, fréquemment né d’individualités « atypiques » ; l’autre établi, visant le pouvoir et gouvernant, organisé sous la forme de partis. La contrainte du format amène de fait l’auteur à traiter, de manière parfois hâtive, des conceptions et doctrines qui auraient souvent mérité une attention problématique plus soutenue. Surtout, la question de la sensualité n’est pas véritablement politisée, et se trouve davantage traitée comme une question traversant le socialisme — comme question récurrente, ce que Th. Bouchet montre avec succès — que comme une considération qui en constituerait le cœur problématique et politique. Or c’est précisément cette pensée de l’émancipation des corps, corps en travail, corps triviaux, corps aimants, corps sexués également, comprise comme question politique, qui pourrait réellement nouer le sujet. Dépolitisant la question des sens, ne montrant pas comment le principe d’égalité est ici à l’œuvre — égalité entre les classes dans la jouissance des biens et des mets, égalité des sexes dans les jouissances politiques et sexuelles —, Th. Bouchet peut ainsi proposer également les trois faces de la sensualité — « faire bonne chère, faire la fête, faire l’amour » — sans aborder ce que la troisième proposition suppose en matière de politique, à savoir l’égalité entre les sexes, la remise en question du mariage et de la famille traditionnelle, la contradiction de la domination masculine et l’interrogation des rapports problématiques entre lutte des classes et lutte des sexes. En cela, l’ouvrage manque un élément central de la question qu’il pose.

3Néanmoins, comme panorama de la diversité des textes et des discours socialistes, comme révélateur des pensées « atypiques » des socialismes, l’ouvrage de Th. Bouchet constitue une bonne introduction. Les Fruits défendus propose ainsi une forme de continuum historique offrant plus de pistes de réflexions que de réponses fermées.

4Trois fils conducteurs pourraient être dégagés de cette présentation : celui, d’abord, des liens politiques entre sensualisme, contestation et subversion — posant, à l’inverse, la question, récurrente dans l’ouvrage, des liens entre rigorisme militant et prise du pouvoir ; celui, ensuite, de l’image du militant, de l’homme politique, s’il faut comprendre le socialiste comme l’antithèse du bourgeois, profiteur et sensuel, mais aussi figure de la maîtrise des sens et des passions ; celui, enfin, de l’égalité entre les sexes, et donc de la place de la famille, du domestique et du mariage dans le système socialiste.

Les sens & la contestation : deux versants des socialismes fondateurs (1808-1880)

5Le premier temps de l’ouvrage s’articule autour de l’opposition fondatrice « entre Fourier et Enfantin d’une part, Proudhon d’autre part » (p. 64). La césure entre deux types de socialismes ainsi qu’entre socialismes et anti-socialismes marque durablement la période. Les sens, mais avec eux, la question des femmes et de l’égalité des sexes, emportent les césures politiques : si la première période du socialisme articule nettement contestation de l’ordre établi, émancipation politique de tous et toutes et glorification des sens, le socialisme établi ou s’établissant affaiblit immédiatement la portée de cette articulation. De Fourier à Proudhon se dessine ainsi un éventail de postures où l’égalité des êtres et l’égalité des sexes dans les jouissances, d’une part, et la place des jouissances dans l’ordre politique, d’autre part, se présentent comme points de rupture.

6La première face du socialisme est celle de « l’affranchissement intégral » pensé par Fourier, proposition s’élargissant dans le mouvement des phalanstériens et trouvant aussi des échos chez les saint-simoniens. Fourier politise à la fois l’association et l’attraction universelle, donnant une large place aux passions comme levier de contestation et de création. Le sensualisme et la sensualité se conjuguent chez Fourier tant dans la vie sociale que dans la vie sentimentale, tant dans le domaine politique que dans l’industrie, faisant du travail un lieu de « plaisir » et de « réunion » (cité p. 25). Le « monde sensuel » de Fourier est ainsi au fondement du processus socialiste d’émancipation : la « sensualité » s’oppose aux oppressions politiques, sociales et morales, qui se mettent en place par un processus de coupure avec la nature, de « dissidence de l’homme avec lui-même » (cité p. 27), donc d’oppression des âmes et des corps, d’altération des paysages, des sens et des goûts (p. 27‑28).

7Les saint-simoniens forment le second mouvement de ce premier moment socialiste ; si Fourier se sépare fermement des disciples de Saint-Simon, ces derniers retrouveraient les idées d’affranchissement des femmes, de réhabilitation de la chair et, sur le plan de l’écriture, la tendance à une « prose sensuelle et mystique » (p. 36). Th. Bouchet présente trois piliers fondateurs : Prosper Enfantin, Saint-Amand Bazard — opposé au premier sur les questions de morale et de la place accordée aux femmes — et Claire Démar. Les saint-simoniennes de La Femme libre, formant pourtant leur propre mouvement et leur propre pensée à la suite de l’exclusion des femmes lors de la retraite à Ménilmontant en 1832, ne sont mentionnées qu’à la fin du chapitre. En la matière, elles auraient pourtant pu apporter un éclairage différent, non seulement sur cette question de l’intrication entre socialisme et sensualité, mais également sur la liaison nécessaire entre socialisme et émancipation, sensualité et question des sexes. Des trois propositions, celle de Démar est sans conteste la plus « audacieuse », pour reprendre un terme de Th. Bouchet. Proposant une « révolution radicale et conjointe dans les sphères domestique et sociale » (p. 43), Démar se situe bien loin du moralisme d’un Saint-Amand Bazard refusant de toucher aux prérogatives de la famille traditionnelle, et se montre aussi plus progressive sur bien des points qu’Enfantin. La radicalité de Démar se lit dans l’articulation de l’affranchissement et de la propriété, et dans la proposition de « l’attraction » comme « clé de l’émancipation » à partir du modèle de « l’individu social » qu’est le couple (p. 45). Isolée des autres saint-simoniens, Démar a aussi pour particularité, comme Pauline Roland et beaucoup de femmes saint-simoniennes, de vivre « en actes » les propositions de libération sociale prônées par l’école saint-simonienne. Ici encore, à l’histoire écrite du socialisme, manque un acte : celui de L’Apostolat des femmes, qui est aussi une tentative de réponse aux impensés théoriques d’un socialisme butant sur les conséquences réelles de l’affranchissement des femmes.

8À cette proposition socialiste inaugurale succède entre 1830 et 1848 une deuxième version « à distance de l’émancipation des sens, ou en opposition avec elle » (p. 49). Le socialisme ascétique fondant l’engagement militant « en morale ou en raison » ouvre une « géographie » puritaine trouvant des ancrages et des manifestations multiples, chez Pierre Leroux, Louis Blanc, Etienne Cabet, l’abbé Constant, Alphonse Esquiros et bien entendu Pierre-Joseph Proudhon.

9Ces discours méfiants envers la sensualité se retrouvent en 1848 — y compris chez les militantes de La Voix des femmes ou de Pauline Roland —, puis au sein des réflexions socialistes sous l’Empire, dans une « continuité frappante ». Chez Gauny (Le Tocsin des travailleurs), la bonne chère est comprise comme « une insulte à la misère du peuple » et « une animalité jouisseuse de nature bourgeoise » (p. 86). Étienne Cabet, pour sa part, assimile sensualisme et égoïsme, compris comme le « contraire à la fraternité » (Lettre sur la réforme icarienne, citée p. 87). Les discours socialistes sensuels sont dès lors confidentiels : la valorisation des « jouissances » chez Jules Gay, proposition « ultraminoritaire », ne rencontre « pour ainsi dire aucun écho » (p. 75) ; Joseph Déjacque trouve davantage de force politique dans son opposition à Proudhon que dans les propositions sensualistes dans la lignée de Fourier. Seule la Commune fait contrepoint à ce temps long de l’anti-sensualisme comme de l’anti-socialisme, dans l’expérience concrète des fêtes, de la remise en cause du mariage religieux et de l’émancipation des corps (p. 101-104).

10Si cette seconde face du socialisme s’accorde à « des satisfactions mesurées, compatibles avec les bons désirs des travailleurs » (p. 73), c’est aussi dans la maîtrise des passions et de leurs débordements politiques. La rupture de 1789 et le souvenir de 1793 ne sont pas proposés comme des paradigmes possibles pour comprendre la prégnance de la sublimation des passions chez les partisans de l’égalité qui sont aussi des héritiers de 1789. La référence à Robespierre pour qualifier les socialistes austères et moralistes revient d’ailleurs fréquemment sous la plume de leurs détracteurs (encore à propos de Guy Mollet au milieu du xxe siècle). La Terreur pourrait ainsi constituer une sorte de contre-modèle, à la fois pour les adversaires des socialistes et les socialistes eux-mêmes, présent dans l’image répandue de la rigidité et de la dictature comme dans celle des passions déchaînées des femmes agitatrices — les femmes de la Commune étant d’ailleurs désignées comme les « hyènes de 93 » (p. 94).

11La question des femmes, précisément, constitue un second paradigme, particulièrement efficient dans les discours anti-socialistes, qui « sature[nt] l’espace public » au cours du xixe siècle. Partisans de l’égalité, les socialistes sont ainsi compris comme les alliés de l’égalité entre les sexes. Ils sont donc associés au féminin et au désordre, les femmes n’étant que des êtres « obsédé[s] par le désir sensuel » (p. 89), mais aussi à la remise en question du mariage inégalitaire, de la famille hiérarchique et de la propriété dans l’organisation sociale et politique : ainsi raisonne Proudhon, qui marque l’ensemble de la période, en particulier dans son opposition avec Jenny d’Héricourt en 1856 (La Femme affranchie) et Joseph Déjacque l’année suivante (De l’être humain, mâle et femelle. Lettre à P.J. Proudhon). « Saint‑simoniens, enfantiniens phalanstériens et communistes » sont associés aux femmes libres et aux prostituées dans ce qui est perçu comme une dégénérescence des sens, de la société et du mariage. On trouve encore chez Auguste Comte, sous une forme un peu différente, l’apologie de la chasteté et de l’abstinence, ainsi que la mise à distance des femmes, nécessaires pour préserver les forces masculines de travail.

12La conception de l’émancipation des femmes trace ainsi une ligne de partage que l’on peut regretter de ne voir que trop peu soulignée dans l’ouvrage : mentionnée très régulièrement, en particulier pour le xixe siècle, elle n’est pourtant pas problématisée en tant que telle. Th. Bouchet remarque ainsi que les femmes — Jeanne Deroin, Adèle Esquiros, Désirée Gay, Pauline Roland, George Sand, Suzanne Voilquin, Hortense Wild — « n’hésitent pas à prendre en charge la question des corps » et « sont souvent audacieuses » ; on aurait aimé en savoir plus sur ces audacieuses propositions, qui auraient pu être davantage explicitées sur la question précise des sens et de l’amour, dans leur rapport à l’égalité politique. Ces explications sont souvent mises de côté à la faveur d’autres pensées plus modérées, comme celles de Pauline Roland (p. 77 sq).

13En somme, la promotion d’un idéal détourné des sens et axé sur la chasteté semble irriguer l’ensemble d’une période se défiant des corps, que ce soit dans les propositions de l’amour comme « union des âmes » chez Hortense Wild (Sur la question de l’amour au point de vue socialiste et chrétien), ou dans la formation du dogme de l’Immaculée Conception au sein des institutions catholiques en 1854.

République & rigueur morale (1880-1914)

14La mise en place de la République (1880-1914) s’accorde à un « univers contrasté » que l’auteur propose de passer au crible de l’émancipation des sens — une interrogation possible, quoique minoritaire au regard de « débats autrement décisifs et ardents [dont] l’articulation entre lutte sociale et lutte politique ou […] modalités de l’action militante, […] participation socialiste au processus électoral ou au gouvernement » (p. 106). Th. Bouchet n’articule pas le clivage entre parti de la sensualité et parti du rigorisme aux questions politiques que sont « les conditions de travail, la valeur mariage ou encore le contrôle des naissances » : revient l’hypothèse d’un rapport entre la recherche du pouvoir et le rigorisme d’un côté, l’indépendance des « francs-tireurs inclassables » et une morale plus souple de l’autre (p. 107). Cette hypothèse est réitérée pour souligner le fait que même au Front Populaire, « la modération en toutes choses semble être la contrepartie de l’exercice du pouvoir », et ce en dépit des propositions audacieuses de Léon Blum (p. 198‑199).

15Le rigorisme de la période est illustré en trois moments : celui du collectivisme, par la personne de Jules Guesdes, puis de Paul Lafargue ; la critique de Paul Adam ; et enfin les deux figures « inclassables » de Georges Sorel et de Madeleine Pelletier. L’unité de ces trois moments semble se trouver dans la notion de renversement, particulièrement présente chez Paul Adam et Madeleine Pelletier, où la liberté devient carcan et « dictature ». Pour le premier, la licence comble jusqu’à la nausée et au désenchantement, dans un discours anti-collectiviste ; pour la seconde, la sensualité est comprise comme « un instrument de la domination masculine », dans une perspective cette fois socialiste, mais critiquée du point de vue du féminisme et de l’oppression concrète des corps de femmes (p. 115 ; p. 121). Quant au collectivisme, il associe la sensualité à la classe bourgeoise, dans une posture qui oscille entre moralisme rigide et promesses d’une participation prochaine à ces plaisirs jusqu’ici réservés aux bourgeois. La concomitance entre rigorisme et collectivisme n’est pas explicitée sur un plan doctrinaire : il aurait ainsi été intéressant de considérer si, et comment, les conceptions politiques collectivistes, en particulier sur les points cruciaux du mariage et de la composition familiale, permettent d’induire ces prises de position.

16Et ce sont précisément sur ces questions que se distinguent les individus socialistes « atypique[s] » prenant position, de manière individuelle, en faveur de « sensualités de papier » mais aussi de sensualités « revendiquée[s] » et « pratiquée[s] ». Eugène Fournière est ainsi un partisan de l’émancipation des femmes, autant que de la remise en question du mariage et de la famille autoritaire (p. 123 sq), tout comme Henri Brissac et surtout Léon Blum, qui s’attèle à la question en 1907 avec la publication de Du mariage. Th. Bouchet montre comment les questions des sens, des désirs et des jouissances, comme celles du bonheur et de l’entente humaine, s’articulent aux notions centrales de liberté, d’égalité, au moins éducative et expérimentale entre les sexes, au divorce et à la transformation de la famille (p. 131). Les critiques de la droite extrême ne s’y trompent pas, et attaquent Blum sur ses mœurs supposées, autant que sur sa judéité et son socialisme ; ces critiques le dépeignent en personnage efféminé et font converger antisémitisme, anti-sensualisme et anti-socialisme dans les années 1920, en particulier après la victoire du Cartel des Gauches (p. 182‑183). François Jolivet-Castelot, enfin, figure « périphérique » dans l’univers socialiste de la fin du xixe siècle, se réclamant de Fourier, se prononce à la fois pour la « liberté sexuelle absolue » (cité p. 135), la remise en question du dualisme entre âme et corps, et la formulation d’un « nouveau monde sensuel » (p. 136).

17Du côté de l’expérience, l’exemple de Marcel Sembat est intéressant, du point de vue de l’intrication des pouvoirs politique et sexuel. Lorsque Sembat indique qu’« un discours c’est un baiser » (cité p. 139), il établit clairement un lien entre son pouvoir au parlement et sa puissance sexuelle. Se pose dès lors une autre question : les liens entre sensualité et politique sont-ils ici propres au socialisme, ou ne dépassent-ils pas les clivages politiques ? Dans ce cas, l’hypothèse de Th. Bouchet se renverse, ou se complexifie : au sein des partis, l’approche du pouvoir rendrait les discours plus chastes, et c’est la proposition de l’auteur ; mais en revanche, pour les individus (masculins ?), le pouvoir politique irait de pair avec une puissance sexuelle et sensuelle décuplée.

18La dernière expérience, celle des anarchistes, démontre pour sa part les liens nécessaires et concrets entre liberté sexuelle et maîtrise des naissances, donc la possibilité d’un affranchissement des femmes par la dissociation du plaisir sexuel et de la procréation. Une fois de plus, la liberté des corps s’accorde à des questions profondément politiques et sociales. Paul Robin, Henri Zisly, Madeleine Vernet, Émilie Lamotte, Sophia Zaïkowska, Lucienne Gervais composent le tableau des expériences possibles et assumées — de nombreuses femmes, ici, dont on aurait aimé connaître davantage les postures intellectuelles, morales et politiques (p. 146‑149). Les retombées éducatives de ces conceptions, retombées « intégrales » pour reprendre le terme de Paul Robin — de l’épanouissement des corps à l’instruction sexuelle — sont particulièrement intéressantes, quoique seulement esquissées. La mention d’Eugène Fournière, enfin, touche le fond du problème, à savoir les conséquences politiques d’un épanouissement des sens. Mentionnant son attrait démesuré pour le tabac, Fournière note : « Quelle valeur l’homme public, l’écrivain, peut-il avoir, s’il n’a même pas sa volonté à lui ? » (cité p. 153). Si l’émancipation politique rime aussi avec la libération des sens et des corps — tous éléments rivés à la domination du travail, des codes, des hiérarchies sociales et politiques —, elle pose aussi la question de sa durée dans le temps, donc des maîtrises de ces mêmes processus. Th. Bouchet montre ainsi comment le socialisme, comme d’autres théories politiques, oscille entre les conceptions libératrices mais aussi moralisatrices en direction d’un peuple vu comme un « esclave de ses instincts », dans un contexte d’émancipation réel des corps dans les premières années de la Troisième République (p. 155-156).

L’institutionnalisation du socialisme & le défi des sens (1914 à nos jours)

19La longue période qui suit est marquée par la nette opposition entre la rigueur des partis — Parti Communiste, SFIO — et la plus grande originalité des individus. À l’enjeu problématique du pouvoir semble ainsi succéder celui de l’institutionnalisation, qui entrave dans la logique de parti même la possibilité d’une émancipation et d’une libération des sens. « L’esprit de sacrifice » et la rigueur morale du Parti Communiste, et dans une moindre mesure de la SFIO, s’opposent ainsi aux deux irruptions du Front Populaire et du Printemps 1968. L’émancipation des sens suit celle des femmes, qui ne passe précisément pas par les appareils traditionnels, y compris politiques, mais par l’indépendance acquise dans les domaines économiques, éducatifs et sexuels.

20Jusqu’à la rupture de 1968, l’ouvrage s’organise en plusieurs chapitres successifs plus factuels, s’attardant moins sur les textes. Th. Bouchet analyse les ambiances communistes puis socialistes axées sur le « sacrifice », la chasteté et le mariage, et la rigueur morale du militant. À l’image repoussoir d’une bourgeoisie sensuelle s’attache la figure de la femme libre et émancipée : pendant la Grande Guerre, les libertés présumées des femmes s’opposent à la chasteté également supposée des soldats partant au front (comme le montre le feuilleton « Lise Renault, dame de la Croix-Rouge » de Laurent Joubert publié dans L’Humanité en 1916). Pendant la Seconde Guerre Mondiale, « la femme coupable de relation charnelle avec l’ennemi » s’associe à celle du « collaborateur jouisseur » (p. 204) ; le Parti Communiste n’aura de cesse de présenter les couples modèles et chastes de militants dévoués à la cause. Dans l’entre-deux guerres, le sensualisme et « l’immoralisme bourgeois » prennent pour figure la femme bourgeoise et émancipée, George Sand ou Victor Margueritte faisant office de contre-modèles.

21Dans ce contexte, les propositions d’Alexandra Kollontaï « détonne[nt] » selon Th. Bouchet, même si celles-ci restent dans son ouvrage trop peu explorées dans leurs dimensions politiques (p. 166‑167). L’auteur présente ce « modèle du contrôle de soi, militant et viril » (p. 168), mais il n’explicite pas comment Kollontaï, plaçant au cœur de la problématique révolutionnaire les questions du mariage et de la famille, contrevient aux théorisations politiques en vigueur. Plus tardivement, la querelle au verre d’eauentre Clara Zetkin et Lénine souligne cet enjeu — on la retrouve en proposition inversée chez certains anarchistes qui ferment le chapitre et la période, par exemple dans l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure : si l’on y refuse l’idée que l’on puisse faire l’amour comme on boit un verre d’eau, il s’agit surtout de réfuter le train de vie des femmes émancipées sexuellement, « dont le roman personnel s’entrelace avec la politique » (cité p. 176). Émancipation des corps et émancipation des femmes, une fois de plus, sont repoussées conjointement en faveur d’une soumission des corps à une volonté virile (p. 177). Cet idéal « communiste viril et incorruptible, maître de sa puissance musculaire au combat comme à l’usine, insensible aux séductions émollientes de la volupté » (p. 204) se retrouve dès la reprise en main des idées collectives par le Parti Communiste après 1945 : est ainsi valorisé le modèle d’une « jeunesse saine et laborieuse » et de la femme du « mariage prolétarien avec amour » (p. 206). Les femmes restent un enjeu politique — il s’agit ici de déterminer « le seul authentique allié des femmes », à la fois contre l’héritage utopiste, le romantisme, le freudisme et les conceptions réactionnaires. Th. Bouchet note ainsi que le Parti s’isole des évolutions de la société française, en particulier de l’émancipation progressive des mœurs.

22La SFIO suit cette « posture moralisante », avant et après guerre. Les critiques du Front Populaire et de Léon Blum, y compris au sein de la SFIO, suivent le fil d’une dichotomie établie entre militantisme et lutte politique d’un côté, amour, fête et plaisir des corps de l’autre, un partage du politique et du corporel dont la binarité pourrait aussi être étayée par le partage de la famille et de la société politique, du féminin et du viril — rappelons que le Front Populaire nomme trois femmes au gouvernement. Les politiques « de la fête » et « des corps » deviennent après 1940 le repoussoir d’une France « vichyssoise conservatrice, anti-socialiste, catholique, souvent antisémite » (p. 203), et la pensée de l’émancipation passe dès lors par la mise en avant des droits, du bien-être, du loisir, des jouissances et de l’attraction. Pendant les années 1950 et début 1960, la question des mœurs reste peu abordée, si ce n’est sous un angle moral, par Germaine Vauthier ou Maurice Deixonne ; la création de la Maternité Heureuse, puis du Mouvement français pour le planning familial en 1960 ouvrent de nouvelles questions auxquelles la SFIO peine à se confronter réellement (p. 216‑217).

23Les propositions émancipatrices sont peu nombreuses, et principalement individuelles, dans un contexte d’émancipation pourtant progressif de la société et de la jeunesse des années 1960 (p. 218‑219). Retenons, des figures proposées par Th. Bouchet, deux auteurs, soit Roger Vailland et Simone de Beauvoir. Les conditions d’exercice de la liberté font l’objet d’interrogations constantes dans les romans et le journal de Vailland, dans un contexte politique et partisan où domine « l’esprit de sérieux ». Partant du corps et non de l’esprit, des « plaisirs charnels » pour penser la « liberté individuelle », il contraste dans le paysage communiste des années 1950 (p. 221). De Beauvoir, pour sa part, articule la liberté aux conditions d’existence concrètes des femmes, sexuelles comme économiques. Il aurait été intéressant d’étayer davantage les critiques socialistes et communistes faites aux propositions et à la présence même du Deuxième sexe : l’accusation de féminisme bourgeois aurait ainsi pu se proposer comme un approfondissement de la réfutation historique des corps et des sens comme principe bourgeois, et aussi de la place des questions familiales et domestiques au sein de la pensée socialiste. Il aurait également été fécond d’étudier plus avant les questions morales et la place des sens chez Beauvoir, dans leur articulation possible à la question de l’égalité et de l’émancipation des deux sexes.

24Le moment de 1968 clôt le chapitre et ouvre sur les « pensées contestataires » des années 1970, qui passent toutes par une prise en compte plus ou moins essentielle et efficiente des désirs, des corps, des sexualités et de la libération des corps : l’expérience collective du Mouvement de Libération des Femmes, l’expérience éducative de Summerhill, les écrits de Deleuze, Guattari et Foucault, ou encore ceux de Germaine Greer qui mettent en relation féminisme et socialisme. Les liens entre lutte politique et émancipation des corps sont ici clairement identifiés : lutte contre le patriarcat, le capitalisme et libération des corps des femmes dans le Mouvement de Libération des Femmes ; « politisation de la question sexuelle » chez les militants de Tout ou du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire ; « convergence entre bonne chère et engagement social » dans la mobilisation des « Lip » pendant l’année 1973. L’évocation du magazine Sexpol,publié de 1975 à 1980, donne quelques pistes intéressantes, notamment celle de l’exploitation des tensions sexuelles au sein des « socialismes puritains » dans un objectif militant. Le foisonnement des publications et des expériences (Sorcières, Le Petit livre rouge de la révolution sexuelle, Il était une fois la révolution, etc.) dissimule souvent une référence partagée au socialisme fouriériste des origines, comme chez Daniel Guérin (p. 248-249).

25Cette libération est plurielle et anti-autoritaire, et s’effectue à l’écart du « socialisme parlementaire ». Les partis et institutions traditionnels restent à l’écart de la contestation : dans le mouvement d’émancipation des sens en marche, le socialisme est d’arrière-garde. Cette défiance des partis envers les mouvements gauchistes est une constante des années qui suivent, comme le suggère le titre d’un chapitre de l’ouvrage, « Encombrante sensualité, 1969-1981 ». L’ouverture doctrinale du Parti Communiste aux questions sexuelles et à la fête reste limitée (voir le moralisme militant d’Antoinette,dirigé par Madeleine Colin). La lutte des classes prévaut sur toute autre considération d’ordre moral, et plus encore sexuel ; la direction du parti s’oppose peu à peu à ses militants, en particuliers féminins, du journal Elles voient rouge,publié à partir de 1979 : aussi le parti se fragilise-t-il peu à peu, aussi, semble proposer Th. Bouchet, en raison de ces postures rigides (p. 260). L’extrême gauche n’est pas en reste dans ce « discours ascétique révolutionnaire », avec la Gauche Prolétarienne, groupe marseillais du 11 mai, l’Union Communiste de France marxiste-léniniste, l’Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS-OCI) trotskyste. On peut regretter l’énoncé en forme d’inventaire qui caractérise les deux chapitres consacrés au sujet, à l’exception de la description plus précise du débat interne à la Ligue Communiste Révolutionnaire cristallisé dans Marx ou crève. Revue de critique communiste. On aurait pourtant aimé lire les enjeux politiques qui se jouent ici, dans l’émancipation des corps et le rapport entre militantisme et jouissance, dans la conception du couple, des femmes et des sexualités, ou encore sur la question de la révolution sexuelle (p. 263-264).

26Quant à la SFIO, devenue PS en 1969, elle se modifie considérablement, sous l’influence d’abord de François Mitterrand, mais surtout avec l’expérience du pouvoir à partir de 1981, la logique « de plus en plus gestionnaire » et « une inspiration libérale de plus en plus nette ». Le parti semble au départ endosser institutionnellement, si cela était possible, l’esprit de mai 68 ; le brouillage de plus en plus grand sur ce qui constitue la « vision socialiste du monde » obscurcit la possibilité qu’a l’historien de faire le lien entre socialisme et sensualité. Une fois de plus, la « volonté de gouverner » est avancée comme une explication possible de la transformation du parti en machine froide, ayant perdu le rapport festif entre ses militants et son ancrage réel dans une base qui pourrait porter la question de l’émancipation (p. 277-279), ainsi que la digestion des idées féministes dans l’appareil de parti (p. 281-283). La critique inverse, ou complémentaire, est produite par l’extrême gauche, qui accuse le socialisme de pouvoir, la « gauche caviar », de n’agir que selon « l’attrait du pouvoir et l’appât du gain ». Dès lors, les discours sur l’émancipation viennent à la fois des mouvances libertaires, et possiblement, de la droite libérale. Ce dernier chapitre, par ailleurs moins convaincant en matière de problématisation, s’ouvre cependant sur une question intéressante : si le libéralisme économique est aussi celui des corps et des mœurs — comme John Stuart Mill en son temps s’opposant à Comte sur la question de la liberté des femmes et l’égalité des sexes —, la gauche socialiste se heurte à la difficulté de l’articulation entre l’intervention de l’État en matière économique et politique, et la déprise — jusqu’à quel point ? — de ce même État dans les questions de mœurs.


***

27Les Fruits défendus esquisse ainsi des problématiques possibles pour comprendre les liens conflictuels entre sensualisme et socialisme, mais aussi entre sensualisme et pouvoir politique en général. L’émancipation « intégrale », spécifique au projet socialiste, se heurte à la prise et à l’exercice du pouvoir, dans une perspective qui n’est peut-être plus propre aux socialismes eux-mêmes. C’est sans doute cette question qui constitue le fil conducteur du livre. Le socialisme oscille, et c’est la lecture simple que l’on peut faire de cet ouvrage, entre l’image du jouisseur — image qui est avant tout celle de ses détracteurs, mais aussi celle, assumée, des « francs-tireurs » anarchistes — et celle du moine militant, de l’ascète viril conservant ses forces de travail et appelant à la chasteté, à l’éloignement des femmes et à la maîtrise des passions.

28L’ouvrage peut aussi être lu comme l’esquisse d’une interrogation, cette fois plus propre au socialisme, sur les rapports entre sexe, sexualité et exercice du pouvoir. S’ouvre dès lors une multitude de questions toutes aussi passionnantes les unes que les autres, dont celle de la sexuation du modèle du militant ou de « l’homme » politique, en plus de la sexuation du système et des partages sexués des pouvoirs et des lieux ; celle de la place d’Eros et de la libido dans la prise du pouvoir et son expérience, ou encore celle des exploitations ou des pertes — pour qui et par qui — de la puissance sexuelle dans les luttes politiques. De Fourier à Proudhon, des mouvements pluriels contestataires à la rigidité des partis, sont ainsi interrogées, en plus de la place des corps dans le travail et de l’importance des fêtes dans les luttes politiques, les ambiguïtés du pouvoir, entre manifestation et restriction de la puissance, entre incarnation et contestation des dominations.