Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Matthieu Gosztola

Jarry, l’expérimentation du singulier ou les pièges d’une lecture immanente

Karl Pollin, Alfred Jarry. L’Expérimentation du singulier, Amsterdam, Rodopi : coll. « Faux Titre », 2013, 285 p., EAN 9789042037694.

Cerner la spécificité de l’œuvre de Jarry ?

1Karl Pollin, dans l’essai tiré de sa thèse de doctorat,cherche incessamment, pour reprendre la terminologie philosophique, à comprendre la Chose même dont parle le texte de Jarry, voulant penser avec l’auteur, considérant que c’est seulement du point de vue d’une lecture immanente, qui explicite le texte, que peuvent être saisis l’originalité et l’intérêt de cette pensée et de cette écriture. 

2Une telle lecture immanente, si elle veut s’exprimer, laisse obligatoirement de côté — ce que fait continument K. Pollin — l’époque dans laquelle le texte s’enracine, percevant ainsi celui‑ci comme un hapax, comme s’il n’était pas le fruit justement de cette époque à laquelle le regard critique l’arrache pour le considérer comme une monade en soi, un monde clos sur lui‑même qui n’appelle aucune autre interprétation que celle le faisant exister dans toute son irréductible mesure.

3Voulant cerner la spécificité de l’œuvre en tant que telle, ce travail d’exégèse pratiqué par K. Pollin n’est en fait jamais teinté de la neutralité d’un regard critique opérant par‑delà les comparaisons qu’il suppose, et sur laquelle il s’articule prétendument, puisqu’en voulant faire affleurer la spécificité d’un texte, c’est l’unicité et par conséquent la singularité de ce dernier qu’il cherche à faire poindre (c’est le maître‑mot de l’essai de K. Pollin), laquelle singularité ne peut exister de facto mais est toujours le fruit d’une comparaison, souvent multiple et protéiforme du reste, lui permettant d’apparaître justement en tant que principe d’exception — dérogeant à une règle commune — qui n’existe pas seulement en tant que principe esthétique fondant une œuvre, lui donnant sa nécessité (fondant à un premier degré l’ipséité de son auteur), mais qui existe aussi et surtout en tant que la résultante d’une connaissance (intériorisée par l’auteur), au moins approximative, d’un terreau littéraire et, bien évidemment, d’une façon beaucoup plus vaste, culturel.

4Or, pour que ce principe de comparaison ait lieu (même si ce dernier n’est pas formulé, il ne peut toujours qu’avoir lieu dans la psyché du commentateur, puisque chaque lecture n’est qu’une façon d’invariablement placer, virtuellement mais avec force, le texte face à d’autres lectures, celles‑ci pouvant bien évidemment n’exister que sous forme de souvenirs, plus ou moins ténus, plus ou moins recomposés), la lecture ne peut être véritablement immanente, mais au contraire cherche presque toujours à tendre dans une direction, laquelle, en ce qui concerne Jarry, est, pour ce qui est de K. Pollin, celle de la modernité.

Jarry, chantre de la modernité ?

5Voilà pourquoi ce commentateur privilégie absolument, dans son étude du texte de Jarry, le fragment. Si le fragment est moderne (on sait combien Nietzsche l’avait compris en son temps), au point que l’on peut dire que c’est le paradigme formel de la modernité littéraire, c’est du fait de son apparence, telle que définie par Victor Martinez : « Un fragment a invariablement l’apparence d’un énoncé percuté 1».

6C’est par la vision d’énoncés percutés que peut surgir, dans son tranchant, dans son fracas aussi, l’« absolument nouveau » d’une langue, en l’occurrence la langue de Jarry. Comme le résume Nathalie Quintane, « l’absolument nouveau tranche ou se détache sur le fond familier de la langue commune, celle qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas, qu’on ne remarque pas, qui va de soi : une langue sourde2 ».

7Du reste cet « absolument nouveau » — tel qu’analysé par K. Pollin — n’est‑il pas le seul fait de la langue de Jarry. C’est aussi, par exemple, le fait des genres tels que Jarry se les approprie pour immédiatement après les subvertir. Comme l’écrivait Croce, « toute œuvre d’art vraie a violé un genre établi et dérangé les idées des critiques, qui ont été forcés d’élargir le genre3 ». Voilà pourquoi K. Pollin n’accorde pas d’importance à l’étude générique en tant que telle, dans son voyage opéré au sein de l’œuvre de Jarry. Donnant uniquement cours à son souci de la singularité : qu’y a‑t‑il de singulier chez Jarry ? Telle est la question qui se lit en filigrane à chaque page de Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier.

8Ce questionnement est‑il compatible, même un tant soit peu, avec un souci d’objectivité ? Remarquons‑le une nouvelle fois : la neutralité du regard pourtant défendue par le critique donnant cours à un désir de lecture immanente est impossible puisqu’il s’agit toujours, plus ou moins, et plus ou moins inconsciemment (tant ce qui détermine l’élan critique est souvent une conviction profonde, grandie au moyen de découvertes ou prenant appui sur une lecture éclairante du texte), de rattacher la figure de Jarry à d’autres figures afin de pouvoir la grandir suite à ces évocations, en conséquence de leur survenue.

9Voilà pourquoi les phares de K. Pollin, pour que puisse être menée à bien l’articulation de son raisonnement, n’ont jamais été les auteurs symbolistes, les contemporains de Jarry ou encore les livres pairs de la bibliothèque de Faustroll, mais Deleuze (Logique du sens, Pourparlers, Dialogues avec Claire Parnet, ou encore Nietzsche et la philosophie), Lyotard (Les Transformateurs Duchamp, L’Inhumain, causeries sur le temps, ou encore Misère de la philosophie), sans oublier Derrida (Marges de la philosophie, Positions, La Dissémination et Psyché, Inventions de l’autre).

10Avant, bien avant que naisse l’essai de K. Pollin, il a été tentant de ne faire de Jarry que le chantre vivant des ouvertures par quoi le surréalisme prendra forme : il a été tentant de ne faire de Jarry que le précurseur d’une modernité littéraire et poétique s’inscrivant dans une volonté de s’affranchir de tous les carcans et de faire exister un principe poétique au sein de la vie même, et K. Pollin renouvelle à sa manière (si particulière) cette ambition. On le voit, cette lecture immanente, habituelle en ce qui concerne l’auteur du Surmâle, pour distanciée qu’elle veuille être, cherche constamment à rattacher Jarry à la modernité en en faisant un précurseur, en considérant d’emblée sa singularité comme un principe novateur à même de pouvoir être entendu au sein du xxe siècle.

De l’impossibilité d’une lecture immanente, pour ce qui est de Jarry

11Tous ces aspects, pour autant qu’ils soient (bien évidemment) vrais, faussent la lecture que l’on a du texte de Jarry en faisant de ce dernier un prétexte, un « entraîneur » pour l’exégèse grandissant en suivant le cours de sa volonté première (et de sa volonté propre), et imposant à la figure de cet auteur la forme qu’elle cherche à lui voir prendre.

12Une telle lecture immanente n’est de ce fait jamais tout à fait possible, quand bien même le texte de Jarry offre des principes philosophiques qui sont explicités ou illustrés par l’œuvre entière et qui naissent entièrement de celle‑ci : ainsi en est‑il du « corps singulier » longuement analysé par K. Pollin.

13Quand la lecture immanente a lieu, elle ne fait que sembler avoir lieu, et est en réalité toujours dirigée par l’intentionnalité du critique qui cherche à adapter la Chose même du texte à son désir de critique qui s’est évidemment construit sur des découvertes et lectures préalables mais qui, pour pertinent et unique qu’il soit, n’en demeure pas moins réducteur et inapte à garantir l’ensemble des possibilités sémantiques d’un texte (fantasme du reste dans tous les cas non actualisable, bien évidemment).

14Il n’est ainsi possible que de lire en constituant un réseau de comparaisons extrêmement agrandi qui permette, en contextualisant un texte, de situer son unicité et ainsi de la faire affleurer.

15Or, cette volonté, en constituant un réseau de référents qui fasse poindre l’objet même du texte comme étant unique et absolument inégalable eu égard à l’enchevêtrement de textes avec lesquels il a des points communs, ne serait‑ce que parce qu’il est pris dans la même trame temporelle qu’eux, présuppose également que tout texte précisément étudié (au détriment des textes qui ne servent que de comparants) porte en son sein une marque d’élection qui est sous‑entendue par l’élan critique même.

16En effet, pourquoi étudier un texte qui ne mériterait pas de l’être ? Pourquoi faire d’un texte le centre d’une constellation s’il n’est pas plus important que l’ensemble des satellites textuels qui constituent cette constellation4 ? Pourquoi étudier un texte plus que d’autres, si ce n’est justement parce que l’unicité de ce texte est plus flagrante que celle des autres ?

17Cet a priori critique est toujours rattaché à l’élan exégétique, quand bien même le critique chercherait à étudier des textes dont la valeur est niée (sa volonté conférerait ainsi à cette valeur communément niée un intérêt qui changerait de fait sa nature).

18Pour rompre cet a priori, il suffit de considérer que l’élan exégétique (par‑delà même les règles inévitables qu’instaure le champ universitaire) n’est jamais permis par le texte mais qu’il peut être imposé à tout objet factuel comprenant une matérialité graphique douée d’une sémantique approchable par l’intellection et/ou l’imaginaire (un imaginaire se construisant à partir d’un réseau de significations évidemment extérieures à lui).

19Aussi l’acte critique, s’il confère de la valeur au texte, n’est pas là, quand bien même il porte en son sein un marqueur laudatif implicite incessant, pour reconnaître et valider cette valeur, et ainsi la faire exister unanimement.

20Plutôt que de partir, comme le fait K. Pollin, du postulat selon lequel toute œuvre étudiée recèle une part d’originalité qu’il s’agit d’arracher à la part d’indifférenciation en laquelle elle se trouve être plongée, étant pour ce faire décontextualisée par un regard tâtonnant cherchant à approcher la Chose même du texte, sans chercher à en distinguer (de fait) tous les paramètres, il faut comprendre que la considération critique ne validera pas la grandeur du texte en lui reconnaissant, in fine, cette grandeur, mettant un discours normatif sur une grandeur tue, car ravalée par le texte, ou par le contexte au sein duquel il se trouve.

21Certes, pour que l’acte critique ait une légitimité, il faut qu’il ait une réelle nécessité, et cette nécessité ne peut être en lien qu’avec la valeur du texte, quelle qu’elle soit. Or, la valeur, par définition, c’est le principe de distinction reconnu dans le texte même : la valeur, c’est ce qui distingue un texte d’un autre, ce qui le met résolument hors d’un contexte.

22Cependant, plutôt que de tâcher, ainsi que le fait K. Pollin dans Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier, de distinguer le texte, de le mettre hors de contexte, il s’agira de chercher au contraire à le contextualiser le plus possible (c’est‑à‑dire le plus précisément possible) afin de comprendre dans quelle mesure son propos singulier peut s’inscrire dans un champ littéraire, lequel est souvent en relation étroite (étant donné tout à la fois l’époque et l’ipséité de Jarry) avec les champs scientifique, philosophique etc. Aussi pour le définir faut‑il faire affleurer la façon qu’il a d’être en lien (et dans une liaison éminemment mouvante) avec d’autres champs.

23Et c’est seulement si le propos dévie de ce champ resserré au maximum (puisque les précisions ne pourront apparaître que suivant une synthèse, non suffisamment affirmée toutefois pour qu’elle soit en mesure, malgré elle, de dévoyer la nuance, la contradiction, l’ambiguïté) que l’on se posera la question de savoir en quoi l’on peut parler ainsi d’originalité.

24Autrement dit, la valeur accordée à un texte (qui entre étroitement en dialogue avec la place qui lui a été conférée par la postérité — entité sans cesse mouvante, étant en reconstruction perpétuelle —, c’est‑à‑dire tout à la fois, peut‑on penser, par les avant‑gardes qui se sont institutionnalisées et par la dynamique des études universitaires) au détriment des textes qui ne sont guère plus enserrés dans la trame exégétique d’élans de pensée (qui naissent moins à la limite d’individualités que de collectivités, puisque chaque commentateur s’inscrit précisément dans un champ et avec une force qui tient au fait que son élan de pensée est suscité, en une certaine part du moins, entièrement par ce champ), ne devra pas faire infléchir l’intentionnalité critique, au point de faire que, comme Karl Pollin, l’on considère ce texte comme étant d’emblée fondamentalement (et intrinsèquement) autre.