To be mainstream. Or not to be…
1Des amours dévoyés de Vincent Teixeira est né cet essai.
2Amours de l’art, et plus particulièrement de la littérature et de la poésie, comme autant de souffles d’imagination capturés, étouffés et noyés dans la marée du mainstream. Parce qu’il ne peut se résoudre à l’hécatombe du talent, de l’intelligence et de la beauté, ni non plus au massacre pernicieux de nos âmes et de nos vies intérieures, l’auteur expose, critique, sensibilise et alerte quant aux dangers d’une réduction de la culture au seul « courant dominant ». Pour Vincent Teixeira, la commercialisation culturelle, aujourd’hui mondialisée, menace effectivement les arts dès lors qu’ils sont écrasés et relégués à l’oubli par tant de produits de divertissement consommables, jetables et renouvelables. Un tel phénomène de marchandisation attenterait également aux hommes, à leur construction intime, à leur rapport aux autres et à leur union au monde.
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3Le préambule pose le constat d’une culture du mainstream régie par l’économie du système capitaliste aux fins de démocratisation. Il s’agit, pragmatiquement, de rendre les « produits » accessibles à tous, et à toutes les bourses. Or, une logique économique externe à la culture pose nécessairement le problème de la liberté culturelle. En tant que membre de l’association « Ars Industrialis » (Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit), laquelle développe une réflexion critique sur les technologies, notamment numériques, tout en interrogeant leurs contraintes économiques, V. Teixeira est rompu à penser les maillons de la chaîne culturelle. Or, cet asservissement n’est pas, selon lui, une conséquence du système capitaliste mais bien une modalité choisie et stratégique du système en place. Dès lors, il s’efforce de comprendre et d’interpréter le monde moderne en admettant et en développant le constat de Bernanos selon lequel notre civilisation se caractérise par « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » (p. 13).
4À la croisée d’une critique littéraire et sociale, l’essai s’adresse à un lectorat éclairé et cultivé, sans restriction de champ. L’auteur, professeur de littérature française à l’université de Fukuoka et auteur d’ouvrages sur des penseurs et des poètes (notamment Bataille, Blanchot, Celan, Rimbaud), ne s’appuie pas sur un courant théorique particulier et ses références sont par conséquent aussi nombreuses qu’éclectiques. Les sources et les citations proviennent de la littérature, du cinéma, de la sociologie et de la philosophie, principalement des xxe et xxie siècles. Harmonieusement intégrées, elles nourrissent, illustrent et enrichissent la teneur des idées développées. Parfois aussi, tressaillantes et poignantes, elles s’insinuent et viennent à toucher : « on ne sait jamais, écrivait Valéry, à quel point, et jusqu’à quel nœud de ses nerfs, quelqu’un est atteint par un mot […]. Atteint, c’est-à-dire : changé » (p. 39). Le texte réserve également nombre de critiques frontales, tranchées et justifiées. Parfois pas assez. Cinq lignes sur Michel Onfray ne suffisent pas à un véritable examen critique de la teneur du problème posé (p. 25).
Anti-mainstream, cette culture qui ne plaît (donc) pas à tout le monde
5La position de l’auteur dans les analyses relatives au mainstream est en revanche précisément située et suffisamment étayée. À cet égard, l’ouvrage ferait presque figure d’anti- Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde1… « ou presque », serait-on tenté d’ajouter… En tous les cas pas à V. Teixeira. Pour ce dernier, Frédéric Martel s’est engagé, sous couvert d’une présentation de la marchandisation de la culture, dans une véritable croisade, à la fois industrielle et promotionnelle. Un fort asservissement à la logique de la médiatisation lui est reproché, d’autant que selon l’auteur, Fr. Martel serait bien davantage préoccupé par sa visibilité que par les véritables défis de la pensée…
6De façon plus substantielle, il lui est reproché son adoption du seul point de vue économique lorsqu’il aurait fallu interroger les acceptions, la matière et la quintessence même de ce que nous désignons du terme de « culture ». Ce manque aux fondamentaux conduit à des parallèles que l’essayiste tient pour ébaubissants ; ainsi, quand les boys et girls band sont évoqués au cours d’un entretien à l’Institut franco-japonais du Kyushu, Fr. Martel déclare qu’« une récente biographie américaine a montré que Shakespeare aussi cherchait à gagner de l’argent » (p. 18). Dès lors, se trouvent soudainement rassemblés, d’un côté le formatage à des fins de consommation, de l’autre, une authentique création perdurant à travers le temps. Dans la culture du mainstream telle que promue par Fr. Martel, tout se vaut, plus rien n’a de valeur ni de sens. C’est du moins cette idée qu’a soulignée V. Teixeira en intitulant son essai Shakespeare et les boys band. Derrière l’incongru, le piquant et la malice de la formulation réside tout le tragique d’une situation et plus largement, de notre condition. L’auteur ne perd pas de vue qu’en contribuant à l’assimilation de la culture en marchandise, Fr. Martel réduit, par extension, l’homme et l’humanité à un produit manufacturé. Si effectivement, à lire cet essai, Fr. Martel s’économise quant aux questions les plus primordiales, la contribution de Matthieu Rémy rappelle que le sociologue a néanmoins réussi « une enquête économique mondiale sur le marketing du mainstream2». Ainsi, en dépit du sous-titre adapté à l’ouvrage de Fr. Martel, le contenu procède, non d’une enquête quant à l’essence culturelle, mais bien d’une investigation relevant des champs du marketing et de l’économie, l’ensemble étant appliqué à la mondialisation d’une culture de massification.
7La question des insuffisances et des complaisances de Fr. Martel est principalement traitée dans la première section, intitulée «le symptôme du mainstream». Dans les sept chapitres suivants, dont la logique est thématique, l’auteur critique tour à tour le renouvellement systématique d’une production culturelle homogène, dérisoire, futile. Vide. Il abhorre la normalisation et l’automatisation des esprits à laquelle tendent et aboutissent les stratégies consuméristes et médiatiques. Il s’insurge contre le « tout-communication » (p. 39) de notre société avide de self-expression. Il déplore l’invasion du comptable et du notable. Il maudit les formatages du tourisme. Plus largement, il s’indigne de la rupture de l’homme avec l’art, le sens et l’imaginaire. Enfin, « la fin du monde en avançant », il s’afflige des souillures et de la destruction, massive et désormais irréversible, de notre environnement planétaire.
Des conséquences du mainstream, ou « comme nous dansons sur un volcan »…
8C’est tout l’enjeu de cet ouvrage que de cerner et d’exposer les conséquences d’une promotion du mainstream et de ses modalités du trop-plein et du jetable. Selon V. Teixeira, nous sommes ce que nous mangeons, et il ne s’agit pas seulement des nourritures corporelles mais aussi et surtout de la fonction vivrière des mots, sons et images que nous absorbons. S’alimenter d’une culture conformiste, sans âme, stérile, sans rêve et sans surprise nous rend à la fois vides, sans consistance intérieure, et lourds, homogènes, identiques les uns aux autres dès lors que nous sommes rendus à l’état de purs produits d’une marchandisation-monstre. Monstre en tant qu’elle participe activement, par ses processus d’aplanissement et de standardisation, aux ravages sournois et efficaces d’une pure « négation de l’homme » (p. 32). Outre le parallèle, inspiré par Artaud et Dali (p. 88), entre les nourritures du corps et celles de l’âme et de l’esprit, l’auteur mobilise ici le concept particulièrement opérant de la « sensure ». Emprunté à Bernard Noël dans L’Outrage aux morts, cette notion désigne « une nouvelle forme de censure, ne reposant plus sur l’interdiction et le manque mais sur l’excès, voire le gavage, […] nous empêchant de prendre de la distance, aussi bien pour penser que pour rêver » (p. 59).
9Ainsi, non seulement le mainstream envahit l’espace disponible mais il asphyxie, en outre, les arts et cultures véritables qui peinent de plus en plus à se faire connaître, et reconnaître. La logique économique colonise les étals des libraires, induisant ainsi le fait que les éditeurs, au nom de la rentabilité, sont asservis au « standard labellisé d’une lecture fluide, rapide et immédiatement digeste » (p. 25). Les livres ne sont donc plus tant évalués et publiés à l’aune de critères intellectuels, spirituels ou esthétiques mais avant tout économiques et donc démocratiques. Ce constat initial augure mal des prochains maillons et l’auteur dénoncera effectivement la promotion, par certains littérateurs et institutions culturelles, d’une littérature « sans estomac » -laquelle n’est pas sans faire écho au fameux pamphlet de Pierre Jourde-3. Mais que recouvre le caractère gastrique de la formulation ? Et que désignerait, a contrario, la littérature avec « estomac » ? Selon l’essayiste, la première catégorie, marchande, se contente de nous délasser alors que la seconde, artistique, renouvelle et nourrit nos pensées, notre ressenti et notre vie. La langue, écrit-il, « devrait être la voie d’accès vers l’esprit et l’inconnu, le moyen d’une re-création » (p. 34). À cet égard, il indique que les œuvres véritables sont pour lui des « contre-voix », ou des « outre-voix » et dans le contexte actuel, celles‑ci procèdent de la résistance, d’une « manière de tenir à la fois l’arc et la lyre » (p. 38).
10La complicité du monde littéraire ne s’arrête pas au cycle sélection, impression et distribution. Le texte se montre également concerné quant aux dommages occasionnés par des cercles de « doctes ignorants » (p. 35) qui ne voient dans les œuvres qu’un support à leurs théories fermées sur elles-mêmes. Les désincarnations rhétoriques scindent l’existence et la littérature alors qu’il s’agirait justement, selon l’essayiste, d’en comprendre les passages, les flux, les interactions, les détours et les apports. À ce travers de la pratique scientifique s’ajoute le souci de la performance matérialisé par les courses aux publications et V. Teixeira ne manque pas, à ce sujet, de rappeler la volonté d’une « slow science » promue par Isabelle Stengers (p. 52). Il souligne également le rôle complice des industries culturelles, avec leurs commémorations et leurs salons littéraires au cours desquels, le plus souvent, ils réduisent et figent les œuvres à des clichés et à des mièvreries. Filant la métaphore alimentaire, l’auteur dénonce la gourmandise en friche d’animateurs culturels prompts à parler « de livres comme s’il s’agissait d’une biscotte sans saveur »… (p. 80)
11Sans saveur et sans teneur. C’est ce qui ressort du constat selon lequel dans ces salons littéraires, « les thématiques proposées soufflent à peu près le même “vent mauvais” : “fait divers, fait littéraire”, “féminités” (faisant craindre le pire), “vélo et littérature”, “bibliomanes”, “la politique au risque de la littérature…” » (p. 82). L’opinion défavorable de l’auteur quant à la sélection des thématiques n’est pas explicitée et pose véritablement question. Sur quels critères, en effet, considère-t-il une thématique de « bon ou de mauvais vent » ? N’est-ce pas plutôt le choix des œuvres et la façon dont elles sont présentées et partagées avec l’assistance qui seuls permettraient de se prononcer quant à la qualité d’une manifestation culturelle donnée ? Pour ne s’arrêter que sur le premier exemple, « fait divers, fait littéraire », il existe un corpus contemporain digne d’être analysé et présenté dans le champ de la littérature (parmi les auteurs de ces fictionnalisations, citons, entre autres, Marc Weitzmann, François Bon, Emmanuel Carrère, Benoît Duteurtre, Rosetta Loy ou encore Laurent Mauvignier). Dès lors, n’aurait‑il pas été plus fondé de limiter la critique aux sélections de corpus et aux modalités d’échange plutôt que de l’étendre, en toute subjectivité, aux thématiques proposées ?
12Élargissant son faisceau critique de la sphère littéraire à l’espace social dans son ensemble, V. Teixeira dénonce la forte aspiration contemporaine aux progrès technologiques quitte à négliger voire oublier la primauté — à présent déchue — de notre humanité. Cette ouverture démesurée à la technologie va de pair avec l’agrandissement du champ de la communication. Réseaux sociaux en tous genres, Facebook, Twitter, etc. charrient l’échange continu du flux de l’opinion et de la monstration. Cet émiettement et ce goût de la bribe constituent le corollaire d’une aversion pour la démonstration et la logique de la pensée. C’est en ce sens que V. Teixeira écrit justement : « la crise que nous vivons ne se réduit pas à l’économie mais elle est surtout une crise du sens, des sens, de la pensée, de l’imaginaire » (p. 40). Caractérisée par la télécratie, le culte des stars, l’omniprésence des images et des nombres, la société moderne articule passivité et hypertrophie du voir, lesquelles empêchent précisément la fonction, intuitive, réflexive et motrice, de la véritable vision. Quant à tout ce qui n’est pas mesurable et comptable — vies intérieures, effervescences et singularités —, l’ensemble se trouvera relégué à l’inutilité et tout bonnement ignoré. Une mise à mort de notre humanité. Notre invisibilité laminée.
13Devant la pluralité de ce macabre constat — auquel s’ajoutent la saisissante iniquité de l’économie mondiale, l’immanentisme sourd et aveugle à la condition humaine, le grand formatage du tourisme culturel (avec des tours mille fois « pré-vus », p. 69), ou encore la sidérante passivité, au Japon mais aussi partout ailleurs, face aux désastres écologiques —, quelles sont les solutions ou pistes de réflexion profilées dans l’essai ? La résistance au « grand spectacle » médiatico-marchand et l’insoumission au saccage du langage. Toutefois, met en garde l’auteur, la renonciation à la notoriété implique le risque non négligeable de se trouver « chagrin » (p. 57). En contrebalancement, la joie « de renouer avec les ressorts vitaux et insubordonnés à l’œuvre dans ce que nous nommons “culture” » (p. 28), pour atteindre, secouer, voire ébranler et recréer notre esprit et notre sensibilité. Quant à la civilisation du numérique, elle devrait nous conduire à « repenser la mythologie du livre classique, ouvrant de nouveaux horizons, de nouvelles possibilités d’écriture et de savoir » (p. 43). À cet égard, il s’avère, selon l’essayiste, urgent de penser « une philosophie des lumières numériques » (ibid.) afin d’exploiter la technologie par le savoir et la pensée, plutôt que par un système consumériste endiablé. En ce qui concerne l’écologie, des sentiers pourraient être explorés à l’appui des écrits de Guattari sur l’écosophie dans toutes ses formes, environnementale, politique, sociale, mentale, et même esthétique, surenchérit l’essayiste (p. 110). Enfin, nous devrions revenir au silence pour la distance, et le regard éloigné, qui nourrissent la pensée…
14En agissant telle une purge au paroxysme du bazar culturel, Shakespeare et les boys band rappelle aux exigences et aux saveurs premières des mots, des lettres, de la vie et de soi-même. Dans cet ensemble de réflexions solides, compactes et nourries, l’auteur écrit que « ce qui importe davantage est l’expérience du texte […] ou comment un texte nous remue, nous agit, intérieurement […] la littérature, pour l’écrivain comme pour le lecteur, a partie liée avec l’existence, jusqu’à parfois en détourner le cours » (p. 35). Si Shakespeare et les boys band catalyse des idées, plus essentielles que nouvelles, et que par ailleurs, « tout reste à dire » (p. 112), le texte nous atteint à force de pensées, d’émotions, de beauté et d’érudition. Une expérience agissante par ses propriétés vives, gommantes, tonifiantes et plus que tout, restructurantes.
15Une aspiration universelle envers toute espèce de nos vies intérieures…