Naissance de l’éditeur
1Qui est l’éditeur ? « Quelles idées et quelles ambitions le guident dans la constitution de son catalogue ? » Cette question posée par Hubert Nyssen, fondateur des éditions Actes Sud, semble nouvelle. Au lieu d’examiner le personnage, sa légitimité dans la création littéraire, son rôle dans la transmission du patrimoine écrit, il est courant de faire porter toute observation sur l’aspect industriel de l’édition. Ce biais économique et contemporain a aussi le pouvoir de faire oublier que « la crise de l’édition était présente en germe, avec le code génétique de l’éditeur, au moment même où la fonction éditoriale paraissait s’établir avec une pérenne clarté »
2Par la « naissance de l’éditeur », Pascal Durand et Anthony Glinoer entendent retracer l’histoire des figures modernes de la littérature. Notons que leur analyse est étayée par de nombreux documents du XIXème siècle. Nous apprenons ainsi à reconsidérer l’auteur. Nous pouvions le croire éclot au XVIème siècle, avec l’individualisme. En réalité, la figure charismatique que nous connaissons aujourd’hui est née à la fin du XVIIIe siècle. « A l’écrivain amateur et aux yeux duquel son amateurisme représentait même un insigne de distinction aristocratique, attendant du mécénat soutien financier en amont et reconnaissance sociale (…) tend ainsi à se substituer une nouvelle classe, nombreuse, bientôt débordante, d’écrivains en voie de professionnalisation ». Il ne manque plus à cela qu’un contexte capitaliste pour lier indissolublement l’auteur à son fondé de pouvoir : l’éditeur.
3Ce couple n’est pas encore suffisant pour installer les fonctions d’éditeur et d’auteur, il faut un substitut du mécène, il faut l’argent, c’est le public qui le lui fournit. Le public, formidable souscripteur pour les œuvres et pour la vision auctorialo-éditoriale qu’elles supposent.
4Dans l’histoire de Ladvocat, éditeur des romantiques, on comprendra la lutte qui se joue dans l’esprit de l’éditeur, entre le commercial et le « littérairement légitime ». Rappelons-le, la légitimité en littérature est parfois très relative. Les romans de la comtesse de Ségur n’étaient-ils pas de pauvres romans de la « Bibliothèque des chemins de fer » au milieu du XIXème siècle ? Les romans de Simenon n’étaient-ils pas seulement de très bons « policiers » avant que Gallimard ne décide de les faire rentrer dans la Pléiade, cette machine à fabriquer de la Littérature ? En effet, la notoriété, la place au cénacle littéraire relèvent aussi de la volonté. Le meilleur vecteur de notoriété, ce sont les journaux, « trompettes » de l’édition. Dès les années 1820, la collusion est patente, les journalistes « mettent leur jugement en bouteille », quelques pamphlets dénoncent mais la machine infernale est lancée. Le règne du copinage succède à celui de l’Académie, l’autonomie de la littérature procède de ce changement de règne. Désormais, elle aura sa propre censure, ses appareils de consécration, ses porte-parole et finalement c’est dans cette première moitié du XIXème siècle, sur fonds de commerce et de connivence que naît la République des lettres. L’éminence grise de cette République gouvernée par l’Auteur, c’est « l’Editeur à la fois charismatique et charlatanesque ».
5Sous la monarchie de Juillet, selon le fameux principe : « enrichissez-vous », l’offre éditoriale devient massive, les prix baissent et la demande augmente sans cesse. La profession d’écrivain devient envisageable, comme plus tard celle de footballeur et avec certaines conséquences similaires : « …le plus médiocre écrivain est fêté et recherché, tout le monde s’est jeté avec tant de fureur dans cette carrière que par la profusion de poètes, dont nous sommes envahis, les bras manqueront bientôt aux charrues (…) pour avoir de grands hommes, il faut les laisser mourir de faim pendant leur vie et les jeter à la voirie après leur mort (…) pendez tous les ans deux musiciens, trois peintres et quinze hommes de lettres, et en peu de temps, il ne restera que les véritables vocations » (Alphonse Karr libraire en 1835). Flaubert n’est pas de cet avis : « on trouve que l’écrivain parce qu’il ne reçoit plus de pension des grands est bien plus libre, bien plus noble. Toute sa noblesse sociale maintenant consiste à être l’égal d’un épicier. Quel progrès ». La vérité est qu’un auteur qui veut vivre de sa plume est nécessairement confronté à l’éditeur. Il y a le bon et le mauvais, le pauvre et le riche, soit, pour la gent artistique, le littéraire et le commerçant ou, pour Elias Regnault : « le gros hommes qui ri grassement » et « l’homme maigre à ventre rentrant ». Les Illusions Perdues de Balzac révèlent les aspects essentiels de cette querelle aux enjeux invariables : talent contre forfanterie, commerce contre littérature. Cette tension qui relève aussi de l’alchimie propulse l’éditeur au rang de « chef suprême des négociants de la pensée » selon E. Regnault. C’est un potentat qui règne sur la foule des libraires, bouquinistes, étalagistes. Il tient les créateurs à sa merci, il commandite. Dans le même temps, il est tributaire du lecteur : « l’éditeur ne commande pas les goûts du public ; il les accepte, et bien loin de créer les réputations, il ne fait que les subir ». Situation paradoxale s’il en est, celle de l’éditeur est composée d’anticipation et de violence : il s’agit d’écouter le public et de l’inciter à changer ses préférences. Il est celui dont on peut blâmer simultanément la servilité et la manipulation. C’est que les auteurs modernes sont portés par une « idéologie du désintéressement » qui nécessite la présence d’un « bouc émissaire » pour prendre en charge la publication et ses parties honteuses : l’argent et la promotion.
6La fonction de l’éditeur, qu’elle soit proactive, c’est-à-dire entrant dans l’édification du texte ou simplement commerciale est toujours une ombre portée sur le livre. « En 1860, l’éditeur Edmond Werdet ― dont se plaignit tant Balzac ―fait paraître, chez son confrère Dentu (autre très grande figure de l’édition au XIXème siècle), un ouvrage de réflexion sur La Librairie française ». Dans cet ouvrage la librairie, autrement dit l’édition, est comparée à une Cendrillon qui reste en retrait de la littérature mais qui peut lui conférer les appâts nécessaires, le moment venu et le cas échéant le sujet de son développement ou quelque critique bien sentie.
7A partir du Second Empire, affirment Pascal Durand et Anthony Glinoer, on voit s’opposer deux « modèles » d’édition : Curmer et l’engouement pour un auteur, soit la recherche du public propre à le lire ; Hachette et la recherche d’auteurs et de collection propres à satisfaire un public déjà bien visible. Cette distinction figure, plutôt qu’un moment de l’histoire, le grand principe d’existence de l’édition. Ne le trouvait-on pas déjà dans le colportage d’Ancien Régime qui voisinait avec les bibliothèques de riches et savants bibliophiles ? Ne l’a-t-on pas retrouvé après guerre avec le voisinage des clubs et du retour à l’imprimerie-édition, notamment dans la poésie ? Ne sommes-nous pas sans cesse, comme lecteurs, confrontés aujourd’hui à un paradoxe éditorial qui souvent se change en ségrégation : librairies contre grande surfaces ; éditions de poche contre moyens formats luxueux ; littérature de gare et littérature littéraire ? Ne sommes nous pas étonnés quand, parfois, les frontières sont franchies ? Quel est notre sentiment à la vue d’un best-seller dans notre librairie « élitiste » habituelle ? A l’inverse, que pensons-nous de la présence de moyens formats littéraires dans les Relay Hachette ?
8Les prises de parti des éditeurs du XIXème siècle ont le pouvoir, non seulement d’aérer la discussion sur leur profession mais encore de souligner le caractère permanent des troubles présents. Les document reproduits dans l’ouvrage sont, en outre, un excellent moyen de comprendre le rôle de l’éditeur : « l’ouvrage rassemble, pour les insérer dans un commentaire nourri, de nombreux textes d’écrivains, de journalistes, de critiques littéraires ou d’éditeurs de la période concernée, de manière à composer quelque chose comme le portrait collectif de l’éditeur moderne. Aux côtés de Kant, Condorcet, Nodier, Balzac, Gautier, Daudet ou du jeune Mallarmé, c’est toute une galerie de témoignages qui sont ici réunis pour la première fois, sous les signatures injustement oubliées ou négligées de Frédéric Soulié, Élias Régnault, Alfred Asseline, Edmond Werdet ou encore Jules Janin, portant tour à tour sur la double marche de la “chose littéraire” et de la “chose éditoriale” un regard souvent ironique, parfois caustique, mais toujours éloquent. Au détour de ces témoignages, ce sont aussi quelques-uns des premiers grands éditeurs dont le portrait se trouve tracé et, surtout, cerné à l’intérieur du système de la production littéraire à l’âge de la modernité commençante, tels Curmer, Ladvocat, Charpentier, Hachette ou Lemerre. » (“Les Impressions Nouvelles”, synopsis de Naissance de l’éditeur )
9Il s’agit pour les auteurs de tirer de leur travail une conclusion plus ou moins édifiante sur l’état de l’édition contemporaine. L’ouvrage de Durand et Glinoer n’est donc pas seulement un panorama complexe du métier d’éditeur, c’est aussi un moyen de sensibiliser le lecteur « aux menaces que les concentrations éditoriales font peser sur l’autonomie de la production intellectuelle et littéraire. » (synopsis des “Impressions Nouvelles”). Cette curieuse leçon est proprement une incitation à élaborer un autre discours, un discours qui porte sur la lecture éditoriale et son apport à la théorie de la réception.