Le roman, une escroquerie en bande organisée
Du crédit à l’escroquerie
1Le crédit bancaire invite à croire aux vertus de l’avenir. Pour que s’accomplisse la promesse d’un remboursement, la confiance entre les parties est sans cesse convoquée. Mieux encore, elle prend des allures d’incantation. Or cette étrange foi entre les hommes et les institutions, flottante et fragile, cette « sorcellerie évocatoire », pour reprendre les termes que Baudelaire prononce à son propos (t. II, p. 14), qui mieux que l’escroc en connaît les ressources, en comprend les mécanismes et sait se jouer de ses faiblesses pour en tirer, sans investir autre chose que des mots, le plus grand profit ?
2La trilogie que forme Histoires d'escrocs repose en large part sur l'hypothèse que la « grande intelligence du roman » possède sur ce sujet « un savoir condensé » qui « frappe par sa cohérence » (t. I, p. 11). Or le roman du crédit coïncide souvent avec celui de la fraude. Jean-Michel Rey invite le lecteur d’aujourd’hui, qu’il soit économiste ou qu’il ne le soit pas, à méditer sur les mécanismes et sur les effets de ces deux formes particulières d’échange. Il propose de s’attarder sur trois œuvres où la confiance est trahie, l’escroquerie réalisée, et l’effondrement qui s’ensuit, catastrophe individuelle ou familiale, vaut pour d’autres banqueroutes plus considérables. L’intelligence de l’escroc fonctionne alors comme en contrepoint, éclairant par anamnèse (car c’est toujours après-coup que la vérité cachée se mesure) un système financier qui, plus encore qu’à ses pertes, doit alors faire face à ses blessures narcissiques (t. II, p. 72).
3Dans Le Comte de Monte-Cristo (1844), Edmond Dantès réalise son désir de vengeance contre le banquier Danglars en le ruinant totalement ; pour ce faire, il « joue méthodiquement sur les principes de l’économie » (t. I, p. 20), contrôlant l’ensemble des opérations qui mène sa victime à la catastrophe. Sa maîtrise du temps, de la parole et des techniques de transmission de l’information fait de lui un être quasi divin. Benix Grünlich, personnage des Buddenbrook (1901), se sert de la réputation de sa belle-famille et justifie ses dépenses par des gains tirés d’une activité commerciale fictive. Ses agissements sont rendus publics au bout de quelques années par le banquier Kesselmeyer qui, pariant sur la nécessité du père de l’épouse de préserver le crédit de son nom, lui réclame alors, intérêts compris, les sommes empruntées par son gendre. Dans L’Escroc à la confiance (1857), le dernier roman de Herman Melville, sont exposées les capacités du professionnel de l’entourloupe à analyser d’un coup d’œil sa future victime.
4Bien que constituant des objets de fiction singuliers, ces romans, écrits sur une période de plus soixante ans, et dans trois langues différentes, mettent en jeu une rhétorique fiduciaire identique sur le fond, qui peut se résumer ainsi : comment, par les moyens de la parole, permettre à « quelqu’un de se rendre crédible en rendant l’autre crédule » (t. I, p. 13). Aigrefins, chevaliers d’industrie, imposteurs et vengeurs jouent à l’envi sur les ressorts nécessaires à l’aveuglement en plein jour que constitue l’abus de confiance, forme inversée de la suspension de la crédulité nécessaire à la lecture d’un récit de fiction.
5En sollicitant trois d’entre eux (un par volume), Rey procède à deux types d’emprunts, ceux-là légitimes. Dans le cas du roman d’A. Dumas et de celui de Th. Mann, il s’agit d’extraire quelques chapitres d’un ensemble narratif beaucoup plus vaste (dans leur édition courante, le premier s’étend sur 1 500 pages, et le second sur 750). Celui de Melville, alors qu’il repose tout entier sur une série répétée d’escroqueries, semble inviter, plus qu’à une lecture serrée, à une évaluation générale de la place de l’économie dans l’imaginaire moderne. De fait, ces trois volumes forment un large arc de réflexion où se côtoient des commentaires sur l’histoire de l’économie et de ses faillites, Nietzsche et le pragmatisme, la politique, les échos de la banqueroute de 1720 et ceux, plus proches à l’esprit des lecteurs d’aujourd’hui, de la crise financière de 2008. Rey propose de lire ces romans « comme indiquant en petites lettres ce qui se passe en grosses lettres dans la finance mondiale » (t. II, p. 32).
L’escroquerie, un simulacre performatif
6Escroquer son prochain nécessite une capacité de persuasion qui relève d’une forme particulière de rhétorique, parfaitement calquée sur le langage du crédit. Il s’agit d’user d’« une puissance de réplique » (t. I, p. 82), de « donner consistance immédiate à l’objet de son désir, passer d’un ordre à l’autre, des propos au réel, sans difficulté aucune » (t. II, p. 108-109). L’escroc s’immisce dans les rouages du système du crédit avec d’autant plus de facilité que ce dernier consiste en partie en un simulacre performatif. Rien, sinon la sincérité des paroles échangées, ne semble au début différencier la fonction régulatrice de la confiance par le crédit des intentions de l’escroc qui œuvre à son exploitation illicite. Toute l’habileté de ce dernier consiste du reste faire croire à sa présence légitime dans la société où il évolue et maintenir dans le temps – allant d’un mensonge à l’autre, d’une promesse à l’autre – les paramètres qui le font passer aux yeux de tous pour une personne de confiance.
7Prêter un bien, c’est donc prendre une part active dans la réalisation d’un fantasme, celui qui transforme un savoir-dire persuasif en un savoir-faire. Rey analyse, d’un volume à l’autre, la portée performative de cette parole qui doit se maintenir sans cesse sur la crête d’un présent stable. « Toute est mis en place, de manière assez explicite, pour que le temps apparaisse comme le milieu naturel de l’accroissement régulier » (t. I, p. 58). Les récits qui investissent ce thème démontrent, au moment de révéler les tenants de l’escroquerie, non seulement la fragilité du système financer qu’elle exploite, mais encore l’état d’une société qui mise beaucoup, et sans doute trop, sur le rôle du temps fiduciaire dans l’échange et la circulation des titres et des biens.
8L’ascendant que Dantès prend par sa parole sur l’homme qu’il veut détruire financièrement est total. Il se hisse rapidement aussi haut que son banquier dans sa capacité à faire-croire. L’énoncé qui revient d’habitude à celui qui prête se trouve prononcé par son client : voici que le second propose au premier de lui venir en aide (t. I, p. 127). La nécessité d’agir vite pour tenter de se remettre d’une perte brutale (et secrètement fomentée par Dantès) se fait sentir avec une telle violence que le jugement objectif des risques encourus n’a plus lieu d’être. La confiance est forcée par les circonstances de devenir aveugle. Elle se transforme en crédulité. Il n’y a plus, pour Dantès, qu’à porter le coup de grâce. À la destruction du crédit de Danglars sur le marché financier correspond sa ruine personnelle. Sa parole a perdu toute sa valeur (t. I, p. 158). Le temps peut reprendre son cours normal.
9De la même manière, dans Les Buddenbrook, le père de Tony est si désireux, pour des raisons commerciales, d’accepter Grünlich pour gendre, qu’il place la considération qu’il a pour lui au rang de valeur tenue pour acquise. Le gendre soustrait à la famille une partie non négligeable de son capital financier en jouant sur son capital symbolique. Le banquier Kesselmeyer, « sorte de philologue » (t. II, p. 94) ramène brutalement les deux hommes à la réalité. Démasquant l’escroc en quelques phrases, il raille la bêtise du trompeur et la naïveté du trompé.
10Le roman de Melville, quant à lui, annonce tout un programme depuis son titre : la remise en cause d’une confiance américaine dans les bienfaits de la nature, dans la puissance de ses procédures légales, dans l’efficacité avec laquelle le dogme chrétien peut régulier les comportements, bref, dans son propre destin. En montant, un 1er avril, jour particulier dans le calendrier des escrocs, à bord d’un bateau naviguant sur le Mississippi, l’aigrefin s’apprête à faire voler en éclat cette mirifique union collective avec les armes dont ses ennemis ne se sont pas privé de faire usage pour se tenir eux aussi le haut du pavé moral : l’escamotage linguistique, l’exubérance irrationnelle. C’est à coups répétés qu’il vient frapper, au cœur, l’ensemble des croyances réunies par les voyageurs quant au riche avenir.
11Rey reprend dans le détail l’ensemble des conversations qui fondent l’établissement de la confiance par l’usage de la parole, avant de montrer les mécanismes souterrains qui, sur le même plan du langage, œuvrent en direction d’une conclusion fatale. Il montre ainsi comment « un édifice patiemment construit s’effondre, le crédit cède la place au discrédit complet », et met en évience « l’extrême proximité de certains contraires, la facilité déroutante avec laquelle l’un se transforme en l’autre, le caractère ténu des frontières » (t. II, p. 41).
Le crédit au miroir de la fiction
12Les récits d’escroquerie, avant même d’être contés par le roman, forment donc des édifices fictionnels basés sur une parole qui, comme le système qu’elle cherche à exploiter, utilise les pouvoirs du performatif. En s’autoproclamant, cette parole s’auto-réalise. La méfiance s’efface au profit d’une forme de croyance. En s’exposant, elle se fabrique et se reproduit, et bien imprudent celui qui pense être assez intelligent pour en déjouer tous les pièges. Les ruses de la langue sont en effet
toujours plus puissantes que les stratégies de la raison ou du calcul élémentaire, elles prennent continuellement le dessus, opèrent en silence, produisent des inversions de valeurs. (t. II, p. 172)
13Au cours de son étude, Rey insiste à plusieurs reprises sur cette parenté linguistique, l’escroc constituant un double discursif, « un double narquois, railleur, insistant, contraint de forcer le trait pour le rendre visible » (t. III, p. 74), des grandes machines désirantes.
14Au-delà, le propos principal est de montrer que le roman, et son analyse, sont aptes à porter sur le phénomène général du crédit et les moments particuliers de ses crises, un regard suffisamment neuf pour attirer l’attention de ceux qui réfléchissent aux mécanismes de l’économie. Les opérations effectives du crédit, ajoute-t-il,
ont fréquemment de véritables accointances avec ce qu’on appelle l’univers de la fiction […] comme si elles en mimaient certains mouvements et en reproduisait trait pour trait quelques configurations. (t. I, p. 170)
15Ce n’est sans doute pas un hasard si Dumas est le contemporain de Marx1, Mann de Georg Simmel, et Melville des philosophes pragmatiques. Les moyens qu’ils mettent en œuvre proposent une vision « nécessairement ironique mais non exempte de dureté ou d’une certaine jouissance » (t. I, p. 162), au miroir de laquelle les lecteurs (comme c’est le cas du roman de Melville) n’ont pas toujours tenu, et quoi de plus naturel, à se reconnaître (t. III, p. 71). Pourtant, en arrière-plan de ces récits, « sous une forme ou sous une autre, la société se profile » (t. I, p. 163).
16Le crédit place l’échange sur une échelle de temps. Rey montre pourtant que l’histoire de la finance depuis le xviiie siècle, dépend d’une forme d’amnésie. Comment, sinon, faire coïncider une promesse d’accroissement avec un temps supposé infiniment stable ? En s’adaptant aux désirs quotidiennement énoncés d’un retour prochain sur l’investissement, il s’adapte forcément aux goûts du jour, « en se travestissant, en misant indéfiniment sur le devenir autre, en tenant à promouvoir indéfiniment le faux » (t. III, p. 95). L’escroquerie devient alors, sur cette échelle de temps, mais de manière ramassée, une sorte de « terrain d’expérimentation », « de laboratoire », « des processus fondamentaux de la grande économie » (t. III, p. 98).
17La littérature aurait alors pour vertu de maintenir, contre ce désir permanent d’amnésie du système, une tension mémorielle qui a valeur prémonitoire. Avec les penseurs (John Law, Georg Simmel, Paul Valéry, Charles Péguy), les romanciers présentent une forme de récit qui sait encore faire écho à des banqueroutes que personne n’aurait dû oublier. Rey rappelle que certains d’entre eux, avec une acuité trop grande sans doute pour être entendus à temps, ont démontré que la bonne escroquerie est celle qui ne se découvre pas, ou se découvre trop tard, ou dont les effets auraient des conséquences plus désastreuses encore que leur mise sous silence. Bref, le crédit lui-même, lorsqu’il échappe à la vue et aux règles, se trouve doté d’une puissance fictive si grande qu’il se fait à son tour escroc.
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18L’artiste de la persuasion se doit de maîtriser la vitesse des échanges et d’agir en public paré de l’évidence de sa présence familière. C’est un être pour qui la connaissance de l’autre est aussi essentielle que sa capacité à l’influencer et qui, pour réussir, doit connaître un peu mieux que tout le monde le système et les lois qui régissent à la fois la circulation du langage et les flux de capitaux. Pour cela, il faut « qu’il comprenne ce que sont les actes de langage » (t. III, p. 172), qu’il ait une idée de ce que représente le pragmatisme, « de l’inconscient […], éventuellement qu’il sache un peu le grec et qu’il se soit exercé à la traduction » (t. III, p. 172). Bref, dans ce portrait de l’escroc, on reconnaît un peu celui du lecteur de fiction, et pas seulement celui de romans d’escroquerie. En interrogeant le genre romanesque sur sa capacité « de traiter des questions de grande ampleur, à propos du statut même d’une société » (t. I, p. 11), Rey propose une étude qui, selon ses propres termes émis à ses deux extrémités, forme « un point de départ de nouvelles interrogations » (t. I, p. 12 ; t. III, p. 193).