Vers une poétique de l’hybridité
1Dans cette recherche dédiée à la poétique de Patrick Chamoiseau, à partir de son œuvre fictionnelle, mais aussi de ses essais, Noémie Auzas entreprend en premier lieu de forger le concept d’« imaginaire » des langues, entendu au sens de « représentations » que peuvent avoir les langues dans une œuvre littéraire, en montrant en quoi elles peuvent être « des espaces de projection pour l’imaginaire » (p. 10). Si ce concept semble pouvoir s’ancrer dans le contexte martiniquais particulier de l’auteur, N. Auzas citant dès l’introduction l’ouvrage de l’anthropologue Francis Affergan (« la société martiniquaise se vit et se pense sur le mode de l’imaginaire1 »), une telle recherche, parce qu’elle permet de travailler en profondeur le rapport de la littérature à l’imaginaire des langues, ouvre des voies fructueuses pour l’interprétation d’autres corpus hétérolingues.
Pour un imaginaire des langues
2La première partie de l’ouvrage entreprend ainsi une archéologie, une remontée dans la genèse du concept d’« imaginaire » des langues, que l’on ne saurait restreindre au sens que lui donne Glissant, relevant du seul multilinguisme, là où le monolinguisme serait fruit quant à lui de l’« idéologie » (p. 2342). N. Auzas met ainsi à jour des mythes qui travaillent toujours en profondeur les représentations que l’on peut avoir sur la langue. À commencer par le mythe de l’origine des langues – depuis Le Cratyle, jusqu’aux théories du philosophe Humboldt (l’apparition globale et en une fois de toutes les langues), en passant par la lingua adamica (la langue d’Adam, le premier homme, qui consacrera l’hébreu comme langue primitive pour Saint Augustin notamment). Autre grand mythe mis à jour, celui de la « langue parfaite », entendue comme forme-sens accomplie et omnieffable (capable de rendre compte de toute notre expérience), depuis les tentatives de Dante et de son « vulgaire illustre », jusqu’aux fantasmes linguistiques conditionnés par des facteurs historiques et politiques (le cas suédois notamment). Surtout, c’est au mythe de Babel rendant compte de la diversité des idiomes, que l’ouvrage consacre le plus d’analyses en le considérant, comme l’indique le titre, comme un mythe structurant, permettant de penser en profondeur, par les contradictions qu’il abrite, l’imaginaire des langues dans les œuvres de Chamoiseau. En effet, Babel consacre la perte d’une langue primordiale qu’il s’agit de retrouver, en même temps qu’il consacre l’irruption du divers dans l’imaginaire des langues, autrement dit « la chance de la multiplicité face à l’Unité, la fécondité de la richesse linguistique » (p. 183).
3Ces considérations théoriques et cette « remontée historique » dans l’imaginaire des langues, parce qu’elles mettent précisément au jour des mythes linguistiques, permettent de penser le rapport de l’écrivain à l’imaginaire des langues. L’ouvrage s’emploiera ainsi à montrer que Chamoiseau est toujours tributaire du mythe d’une lingua adamica (l’idée d’une langue originelle, première, irrémédiablement perdue, qu’il s’agit de retrouver), comme du cratylisme du fait qu’en tant qu’écrivain de la créolité, il est à la recherche d’une adéquation, voire d’une analogie, entre les mots (qu’il s’agisse du français ou du créole) et les choses (« l’être créole », ici). Le chapitre intitulé « La Pulsion de l’origine » rendra ainsi compte d’une vision du continent africain envisagé comme « terre-mère de la première langue perdue » (p. 97), à l’instar de cette langue que parle le vieux Congo dans Solibo Magnifique, montrant le tribut que doit Chamoiseau à la poésie césairienne malgré ses prises de distance vis-à-vis de la négritude. Prolongeant les analyses de Lorna Milne dans Patrick Chamoiseau, Espaces d’une écriture antillaise3, essai paru trois ans plus tôt et dédié aux constructions imaginaires que constituent certains espaces dans les romans de P. Chamoiseau, à commencer par la cale du bateau négrier, N. Auzas envisage celle-ci comme une « étape essentielle dans l’imaginaire des langues » (p. 99), au sens où elle fonctionne métonymiquement comme le premier acte « glottopolitique des colons » (ibid.), un acte de « castration linguistique » (p. 100) consistant, par exemple, à séparer les esclaves parlant les mêmes langues africaines. Les écrits des deux universitaires se rejoignent alors pour envisager la cale comme un « mythe cosmogonique4 » ou encore un « ventre matriciel » (p. 100) paradoxal pour l’auteur.
4Autre grand mythe rencontré dans ce parcours à travers les représentations, celui du « génie des langues », reposant sur une vision idéologique et s’inscrivant dans un imaginaire essentialiste des langues. N. Auzas montre en quoi ce concept se heurte à celui d’imaginaire des langues, au sens où la vision de la langue qu’il incarne (« une langue-réservoir ou une langue-archive, renfermant les trésors de l’âme d’une nation », p. 45) se veut figée et donc incapable de rendre compte du travail de création des écrivains. Pourtant, les représentations que Chamoiseau peut avoir du français, d’une part, et d’une créole d’autre part, entretiennent vis-à-vis de cette question du génie des langues un rapport complexe.
Français & créole
5Si les qualités fantasmées de la langue française (franchise, liberté, noblesse…), autrement dit son « génie », se voient récusées par Chamoiseau, notamment parce que le français (né lui-même en contexte plurilingue, au contact des langues régionales et latines) se veut langue unique, et particulièrement en contexte colonial, N. Auzas montre que les qualités prêtées au créole (art de l’équivoque et du sens masqué, du recours aux images…) pourraient bien dans le discours substituer un génie à un autre, et interdire une véritable entrée dans la poétique des écrivains. En effet, même si Chamoiseau récuse l’univocité du génie des langues, puisqu’il pense impossible l’adéquation identité, terre, origine (« l’aire créole préfigur[ant] un changement dans les conceptions identitaires [rendant impossible] de se définir dans l’unicité d’un rapport exclusif », p. 61), et qu’il promeut par conséquent une pensée du multilinguisme, il semblerait néanmoins que la place de choix accordée au créole dans celle-ci, même si elle ne tend peut-être qu’à « remédier au déséquilibre penchant jusque-là en faveur du français », fasse qu’on en demeure à ce premier stade dialectique, ne permettant pas « une réelle mise en relation des langues créole-française » (p. 237).
6C’est en interrogeant ensuite la « représentation des représentations de la langue » (p. 75) dans les textes littéraires de Chamoiseau que N. Auzas entend dresser le portrait de l’« imaginaire » du français et de l’« imaginaire » du créole pour l’auteur. L’« imaginaire » du français se voit ainsi dénué de certaines caractéristiques historiques : si les essais de Chamoiseau, notamment Lettres créoles, sont conscients de la pluralité que cette langue représente à l’époque (les colons parlant de multiples idiomes), les romans en donnent une image immuable, si bien qu’elle se voit subir une « double réduction, qualitative et temporelle » (p. 104). Pire, elle semble condamnée à demeurer impersonnelle et mortifère lorsqu’elle est mise en scène dans les romans. Elle apparaît en tout cas comme une langue fossilisée, figée dans un certain nombre de règles, et incarnée par le personnage de puriste que constitue Ti-Cirique dans Texaco par exemple. Le « créole » est lui aussi largement fantasmé. Terme renvoyant à un processus de formation d’une langue en contexte colonial, issu du contact avec les langues européennes, il est envisagé dans Lettres créoles comme une langue mixte, constituée d’apports multiples, et résolument inédite. Le créole est surtout, dans cet essai, doté d’une valeur nominaliste (d’une adéquation plus grande à la chose que le français de convention). Là aussi l’« imaginaire » du créole dans les romans de l’auteur fait fi des données historiques récusant l’idée d’un partage des langues entre maîtres et esclaves, Daniel Maximin ayant bien montré la variabilité des usages dans un essai plusieurs fois cité par N. Auzas, Les Fruits du cyclone : une géopoétique de la Caraïbe5.
7Mais l’un des apports de la démarche de N. Auzas est de mettre à l’épreuve les prises de position théoriques des essais en les mettant en regard avec l’analyse des romans. Or force est de constater que cela permet le dépassement de certaines dichotomies ou idées reçues. Elle montre ainsi que le français a également dans les textes une valeur performative et qu’il constitue également une langue de l’émotion (séduction, amour notamment) et n’est donc pas exempt d’un rapport au monde sensible : « loin d’incarner un intellectualisme froid et stérile, le français peut devenir, dans la bouche des personnages, la langue d’une chair sublimée par le sentiment » (p. 169). Par ailleurs, N. Auzas prend soin de rappeler que le français est aussi une langue maternelle dans le cas présent, parlée à la maison, et que la situation coloniale et linguistique diffère donc de celle du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Il existe à cet égard « un rapport affectif […] malgré tout au français » (p. 274). Ces éléments permettent notamment de mettre en question le concept d’« écriture marronne », souvent utilisé par la critique pour qualifier celle de l’auteur6, notamment parce que
l’originalité de Chamoiseau, c’est de prendre acte d’une présence commune du français et du créole au sein d’un même espace. L’opposition frontale des langues n’apparaît pas vraiment comme l’horizon d’écriture de l’écrivain, qui voit même dans le marronnage une stratégie linguistique à dépasser. (p. 172)
Poétique hétérolingue
8Le néologisme, emprunté à Rainier Grutman7, d’« hétérolinguisme » semble parfaitement illustrer la coexistence du français et du créole chez Chamoiseau pour N. Auzas, au sens où il ne se réduit pas aux figures sociales du contact linguistique que sont le bilinguisme (ce rapport individuel aux langues) et la diglossie (ce rapport conflictuel aux langues qui concerne toute une communauté), mais désigne « la présence dans un texte d’idiomes étrangers ». Il a en ce sens un caractère éminemment littéraire. Ce néologisme est aussi une forme-sens puisque prétendant décrire la présence de plusieurs langues dans un texte littéraire, il le fait par le biais de l’hybridation de deux étymons (grec, heteros, « autre », d’une part, et latin, lingua, langue, d’autre part).
9Reprenant les principales illustrations mises au jour par Sophie Choquet dans sa thèse Sculpter l’identité, les formes de la créolité dans l’œuvre narrative de Patrick Chamoiseau, N. Auzas propose dans la troisième partie de son ouvrage un « échantillonnage symbolique des phénomènes de créolisation linguistique » (p. 186) chez Chamoiseau. Parallèlement à ces traits linguistiques, jouant de cette poétique hétérolingue et se jouant des représentations potentielles de ses lecteurs, N. Auzas émet l’hypothèse que, par moments, Chamoiseau
fait passer pour créole ce qui est bel et bien du français, le plus souvent vieilli ou spécialisé et élargit ainsi le spectre de la créolisation linguistique dans l’imaginaire de son lecteur. (p. 195)
10Cette analyse, quoiqu’un peu rapide, est d’autant plus stimulante que si la notion d’imaginaire des langues semblait être l’apanage de l’auteur, elle montre que le lecteur est lui aussi concerné, ce qui peut être fécond pour les théories de la réception de ces textes hétérolingues par des lecteurs monolingues notamment.
11Surtout, N. Auzas ne partage pas la thèse d’une « langue métissée », à la fois « point de départ et point d’arrivée du travail de Sophie Choquet » selon elle (p. 196). La notion de « créolisme », chère à Chamoiseau, désignant le procédé symbolique de l’immixtion du créole et du français doit aussi être maniée avec précaution parce qu’elle peut menacer de « folkloriser toute écriture » et de réduire celle-ci au rang d’« ornement pour le plaisir d’un lecteur touriste » (p. 198). Là encore la réception et son lien avec l’imaginaire des langues est appréhendée, même si ce n’est pas une question que N. Auzas aborde de front. Par ailleurs, le créolisme, parce qu’il n’est pas du créole, mais « n’existe que s’il se détache sur le fonds d’une pratique langagière qui s’exerce en français » (p. 201), peut être entaché du sceau du soupçon au sens où il peut être récupéré par la critique française, et parisienne en particulier, comme une simple innovation d’ordre stylistique et sémantique, comme l’a noté Pascale Casanova dans La République mondiale des Lettres. On pense aussi à la récupération éditoriale du concept très en vogue de « malinkisation » du français décrite par Jean-Francis Ekoungoun dans Ahmadou Kourouma par son manuscrit de travail. Enquête au coeur de la genèse d'un classique8 lorsqu’il étudie le parcours éditorial du manuscrit de l’œuvre hétérolingue d’Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances. Pourtant Bernabé lui-même souligne l’un des mérites de Chamoiseau, à savoir, celui d’ouvrir la voie selon laquelle être créole pourra se dire sans nécessairement employer la langue créole, ce que N. Auzas nomme « écrire créole sans le créole » (p. 202). C’est la fin, salutaire, d’une coïncidence entre ontologie identitaire et ontologie de la langue : « la créolisation littéraire […] est le signe textuel d’un imaginaire multilingue qui est parvenu à s’émanciper des idéologies des langues » (p. 205).
12Pourtant, au terme du parcours, N. Auzas n’hésite pas à pointer les incohérences de l’œuvre de Chamoiseau et ce qui le distingue de la pensée de la Relation de Glissant :
le terme de « créolisation », s’il tente de dire le mouvement des langues, n’en érige pas moins la langue créole en modèle privilégié, tombant par là dans les pièges qu’il prétend éviter. (p. 248)
13Dans ces incohérences, écrit-elle,
nous choisissons de voir les signes d’un imaginaire en émergence, dans lequel ambiguïtés et contradictions sont en avant le fait du caractère évolutif et éminemment prospectif de la Créolité. (p. 249)
Apports pour d’autres corpus
14Mais c’est en tant qu’il dépasse la seule créolisation linguistique, en tant que phénomène possédant une certaine incidence sur l’art romanesque, que l’hétérolinguisme tel qu’étudié par N. Auzas nous semble le plus fructueux car le plus à même d’être transféré à d’autres corpus. En effet, il ne saurait se restreindre au champ du lexique. Il passe par des choix narratifs (analepses, anachronies, diversité des voix, variantes d’un même événement…), constituant une véritable « poétique de l’hybridité » (p. 211). Cette recherche forge donc des outils théoriques qui peuvent permettre d’analyser d’autres corpus, francophones, anglophones, hispanophones… hétérolingues en tout cas.
15Par ailleurs, N. Auzas montre bien que dans le discours de la Créolité, en plus de désigner un phénomène stylistique et littéraire, l’hétérolinguisme se trouve valorisé, ce qui constitue également « une perspective séduisante et séductrice pour toute la littérature francophone » (p. 87), mais cette valorisation prend aussi les atours d’un nouveau rapport nécessaire de l’écrivain à la langue. Citant les travaux de Régine Robin, qui prend acte d’un « deuil de l’origine9 », à savoir de la langue maternelle ou de « la croyance » en la langue maternelle, nécessaire à l’acte d’écriture, N. Auzas suggère au final que l’écrivain multilingue écrivant dans une autre langue que sa langue maternelle pourrait être la figure de l’écrivain véritablement accompli, lui qui a compris « la nécessité d’écrire sur le versant étranger de toute langue » (p. 279). Ces considérations ont en tout cas le mérite d’ancrer le raisonnement dans le littéraire et la poétique des œuvres. L’entrée par la langue en littérature évite les écueils d’études trop souvent thématiques pour aborder les œuvres d’écrivains francophones. En entrant dans la fabrique de l’écriture, notamment par ce que les imaginaires des langues conditionnent, la recherche proposée donne à voir le travail des textes et interroge, indirectement, les postures de lecture.