Lire contre l’auteur est-il encore d’actualité ?
1La lecture contrauctoriale consiste à remettre en cause le discours d’autorité de l’auteur sur le sens qu’il donne de son œuvre. Il ne s’agit ni d’un jeu gratuit ni d’un simple geste provocateur, même si le point de départ de l’entreprise a consisté à retourner en hypothèse théorique un reproche régulièrement entendu (« vous ne tenez pas compte des intentions de l’auteur1 »). Et si comprendre un texte ne consistait pas à retrouver le sens originel qu’avait voulu y mettre l’auteur, comme le suggère Yves Citton2 ? Même s’il est clair, par ailleurs, que « savoir historique et érudition restent sans doute les meilleurs moyens de profiter de l’altérité (linguistique et culturelle) du texte3 », qu’est-il permis de dire d’un texte au-delà de son élucidation littérale, jusqu’à quelle limite peut-on se libérer de la question du sens originel et se livrer à la projection interprétative ?
2Restituer la démarche de Sophie Rabau et de ses partenaires, cerner les enjeux de cette entreprise intellectuelle, préciser sa situation dans le champ critique actuel, mais aussi dans le champ technologique qui affecte tout à la fois l’objet-livre, le geste herméneutique et l’acte de lecture, constituent l’objet de la présente réflexion (et expliquent sa longueur).
Définition & enjeux
3Le projet du collectif, à mi-chemin entre réponse polémique et recherche méthodologique, a pour enjeu d’ouvrir l’interprétation, de la rendre plurielle, et donc potentiellement actuelle — ce qui rejoint le parti pris d’Y. Citton d’encourager les lectures renouvellant le sens des textes, éventuellement jusqu’à l’affabulation ou l’allégorisation anachronique4. Comment préserver la pluralité interprétative et ce faisant la liberté du lecteur en bousculant les barrières dressées par les garants de l’interprétation « légitime » du texte ? À l’horizon de ce geste, on peut discerner une remise en cause d’une conception « téléologique » de l’activité critique, « qui irait de progrès en progrès jusqu’à une saisie optimale des propriétés essentielles de son texte-support5 », au profit d’une conception plus créative de cette activité comme source d’expérimentations. Ce projet fait venir à l’esprit les superbes pages dans lesquelles Michel de Certeau récuse « la muraille de Chine qui circonscrit un “propre” d’un texte » au profit d’une corporation d’interprètes autorisés :
Qui élève cette barrière constituant le texte en île toujours hors de portée pour le lecteur ? Cette fiction voue à l’assujettissement les consommateurs puisqu’ils sont dès lors toujours coupables d’infidélité ou d’ignorance devant la « richesse » muette du trésor ainsi mis à part6.
4L’infidélité et l’ignorance, c’est précisément ce qu’Umberto Eco reproche à ceux qui utilisent les textes au lieu de les interpréter. Ces murailles de Chine, barrières et autres frontières qu’on voudrait mettre en place entre « l’interprétation » et « l’utilisation » d’un texte7 sont balayées par ceux qui s’attachent précisément à explorer, souvent de manière jubilatoire, le no man’s land censé séparer ces deux espaces interprétatifs.
5Dans ce contexte, la particularité de la lecture contrauctoriale consiste à réfléchir à l’emprise de la figure de l’auteur sur la critique et invite à une entreprise salutaire de « déniaisement ». Si l’auteur est si souvent invoqué comme garant de telle interprétation et comme garde-fou contre telle autre interprétation, c’est pour servir de base à une lecture unifiante du texte qui cherche à tout prix à résoudre des contradictions internes (régulièrement observées chez Rabelais par exemple). Le processus pourrait se résumer ainsi : des hétérogénéités, des incohérences, des a-grammaticalités sont repérées par le critique dans un texte, elles suscitent un malaise qu’il cherche à dissiper en proposant une interprétation où les contradictions se résolvent — interprétation qui affiche sa légitimité et sa rationalité en s’appuyant sur la figure de l’auteur. Le respect du texte passe d’abord par le respect de l’auteur, qui n’a pas pu être incohérent…
6Nous nous permettons d’introduire ici un exemple supplémentaire. Comment comprendre qu’à trois chapitres de distance, le langage hybride, plein de mots latins francisés, de l’écolier limousin, soit ridiculisé, alors que la comédie linguistique à laquelle se livre Panurge débouche sur une amitié indéfectible avec le héros (Pantagruel, chap. 6 et 9) ? Dans Les Langages de Rabelais8, François Rigolot reconnaît que « le projet de Panurge est le même que celui de l’écolier limousin : mystifier Pantagruel », mais il intègre cette remarque dans une raisonnement binaire (« En apparence… En réalité… ») qui élimine la contradiction sitôt perçue. Il propose une lecture unifiante, fondée sur l’idée (une idée qui tient de la métaphore selon Richard Rorty9) de la cohérence interne du texte. Cette lecture ne reposerait-elle pas in fine sur la figure d’un Rabelais auteur humaniste, logique dans sa pensée et dans ses démonstrations ? La figure de Rabelais n’est pas explicitement mentionnée, mais elle apparaît à l’horizon du texte, à l’issue d’un processus — dont Eco a été l’initiateur — qui déplace le problème de l’unité et le déporte de l’intentio auctoris vers l’intentio operis10. Or François Rigolot suggère dans la même page une autre piste d’interprétation possible qui, elle, renonce à harmoniser les deux chapitres et souligne la fascination à l’œuvre pour les idiomes aberrants et leur « haut pouvoir tonifiant ». Le geste critique hésite ici entre deux partis pris — faire du texte un objet cohérent et totalisant rapporté à un auteur vu comme symbole, vecteur et garant de cette lecture unifiante, ou bien désigner la série ouverte et hétérogène des idiomes aberrants-tonifiants au sein de l’œuvre. Cela entre en résonance, de nouveau, avec certaines analyses d’Y. Citton11. Voilà un exemple parmi d’autres de la difficulté que rencontre la critique « à faire fi de l’auteur dans sa fonction validante de l’interprétation12 », comme l’écrit Sophie Rabau.
7De fait, lire pour ou contre l’auteur nécessite de produire une pièce à conviction essentielle : l’interprétation de l’auteur sur son œuvre. Celle-ci peut être explicite dans le péritexte et se dire apertis verbis dans des préfaces, postfaces, lettres accompagnant la publication, déclarations faites « à chaud » ou a posteriori. Plus nombreux, et plus délicats, sont les cas où cet auto-commentaire reste implicite et est décelé par la critique au sein d’une œuvre qui semble témoigner d’une intention auctoriale, ou encore où elle est reconstituée à partir de ce qu’on sait de l’auteur, de ses opinions, des images qu’il donne de lui dans ses productions (de Rabelais à Céline).
8Pourquoi cette interprétation de l’auteur même, ou cette interprétation attribuée de manière plausible à l’auteur, est-elle gênante ? L’auteur ne reste pas à sa place d’auteur mais occupe aussi celle de lecteur en orientant l’interprétation, avec de surcroît le surplomb d’une position d’autorité. Cela est ressenti par les lecteurs/critiques comme une usurpation, une forme d’absolutisme ou de monopole qui met l’auteur en rivalité avec eux, dans une configuration inégalitaire qui plus est : « C’est cette définition de l’auteur comme obstacle ou tyran qui fait l’unité de notre propos » (p. 13). L’auteur qui s’auto-commente pose problème à la critique, qui n’a d’autre ressource que de démotiver l’œuvre, de désamorcer l’exégèse programmée, pour la remotiver autrement.
9La notion de lecture contrauctoriale peut être aussi comprise dans un sens légèrement différent. Une des contributions (Caroline Raulet-Marcel) s’attache à un corpus de textes romantiques (Nodier, G. Sand, V. Hugo) qui confèrent au narrateur une présence, une épaisseur quasi-biographique comme pour en faire un relais ou un substitut de l’auteur (un auteur qui, lui, peut vouloir prévenir contre ce type de lecture). Lire contre l’auteur, dans ces conditions, c’est résister à la tentation d’établir des parallèles incessants entre des personnages-substituts (le narrateur, le héros/l’héroïne) et l’auteur. Cela va à contre-courant de pratiques fréquentes, aussi bien savantes que populaires. Sont ainsi évoqués Béatrice Didier faisant des rapprochements incessants entre l’héroïne d’Indiana etGeorge Sand, et les lecteurs de Han d’Islande se livrant à des projections biographiques qui font réagir vivement Hugo.
Les problématiques sous-jacentes
La validité de la lecture unifiante de l’œuvre, profondément dépendante de la figure de l’auteur dans notre culture
10Marc Escola (p. 21) revient sur son expérience en tant qu’éditeur de Trois discours sur la condition des grands de Pascal (publication posthume), un texte dont la fin semble justifier la révolte politique (p. 23), qui a donc une pente révolutionnaire… à laquelle Pascal ne souscrirait pas. En effet, ce texte développe une parabole virtuellement subversive, celle d’un naufragé sur une île que le peuple du lieu prend pour son roi précédemment disparu : le « roi » nouvellement intronisé consent à cette mystification, se prête à cette usurpation qui pose le problème de la légitimité de la grandeur de manière bien plus radicale que ne le font les Pensées politiques. D’où la difficulté pour le critique d’accorder les savoirs de l’histoire littéraire (le « jansénisme » conservateur de Pascal) et le sens (« révolutionnaire ») du texte. Même si « presque plus personne ne se réfère explicitement à la volonté de l’auteur comme seule validation d’une interprétation », même si tout le monde tend aujourd’hui à « reconnaître une dimension projective dans tout acte d’interprétation13 », il n’est pas confortable d’interpréter Pascal avec une menace d’anathème, de la part de ses pairs, au-dessus de la tête.
La définition du statut de l’auteur dans l’acte de lecture
11Laure Depretto (p. 69) rouvre le dossier Armance à la suite de Jean Bellemin-Noël qui, dans L’Auteur encombrant14, décidait de mettre entre parenthèses, hors jeu, la célèbre lettre de Stendhal à Mérimée élucidant le « secret » d’Octave : pour le critique, malgré la lettre de l’auteur et le contexte d’écriture (avec la publication l’année précédente du roman Olivier ou le Secret de Claire de Duras sur le thème de l’impuissance masculine), ce n’est pas un roman sur l’impuissance, mais un roman sur la folie. Octave de Malibert rompt parce qu’il croit Armance de Zohiloff inconstante, parce qu’il ne se croit plus aimé, à la suite de la découverte d’une lettre contrefaite — non parce qu’il croit ne pas pouvoir aimer sa future épouse comme il devrait.
12De son côté, Laurent Zimmermann (p. 85) propose une autre lecture de « L’albatros » que celle vers laquelle conduit pourtant d’une main de fer le dernier quatrain (p. 89) — en s’inspirant d’une belle réflexion de Coetzee, placée en épigramme, sur « l’écriture [qui] nous écrit » (p. 85). Lire contre l’auteur, c’est ici montrer que l’image de l’oiseau trébuchant peut faire surgir une autre identification que celle avec le poète, pourtant tellement explicite dans la dernière strophe15 — en l’occurrence un parallèle avec la figure de l’ivrogne divagant16. Pour valider son hypothèse, le critique, en bonne méthode, se fonde sur une autorité interne, à savoir le poème « Le soleil », qui est bâti sur une comparaison centrale entre le soleil et le poète s’immisçant « dans tous les hôpitaux et dans tous les palais », et où le troisième terme, l’image de l’ivrogne, est explicite, avec le poète représenté « trébuchant sur les mots comme sur les pavés ». La démonstration est d’autant plus probante que « Le soleil » a été remplacé par « L’albatros » au fil des éditions des Fleurs du Mal.
La question des sources de légitimité de la critique
13La lecture contrauctoriale apparaît comme un cas limite qui fait ressortir la tendance à chercher des autorités externes pour asseoir son interprétation : on ira chercher, si ce n’est l’auteur lui-même, d’autres discours, d’autres auteurs (ainsi de la lecture analytique, ou plutôt « textanalytique » du roman de Stendhal et de la lecture marxiste de Balzac chez Engels, Lukàcs, Barberis, Macherey). À l’inverse, la « lecture démotivante » (Florian Pennanech, p. 133) cherche à lire sans l’auteur et sans autorité externe, privilégie les procédures de désagrégation, déconstruit l’homogénéité de l’œuvre pour entrevoir en son sein des possibles, des bifurcations, des contradictions, des éléments inorganisés, dépourvus de nécessité.
La question de la lecture & des usages du texte
14Pour les pragmatistes, l’interprétation est un usage comme un autre du texte, un usage parmi d’autres, étant entendu que « la seule chose qu’un individu puisse jamais faire d’une chose [d’un texte] consiste à l’utiliser17 ». La distinction entre usage interprétatif et usage non-interprétatif (utilisation) n’est pas opérante : on peut tout aussi bien faire usage d’un texte en écrivant à partir de lui, éventuellement en choisissant l’option du paradoxe et de la provocation. Le geste herméneutique inspiré (distinct de la lecture méthodique d’une œuvre) s’articule alors à la création. Ainsi de Pierre Michon pour qui « écrire des vies, c’est inventer l’existence des gens qui ont existé pourtant » (p. 172), comme dans son « autobiographie » Vies minuscules ou dans Rimbaud le fils18. Le geste de lire contre l’auteur peut donc avoir aussi une filiation avec une approche pragmatiste qui apprécie les méthodes interprétatives moins en fonction de leur justesse (toujours hypothétique), de leurs mérites intrinsèques, qu’en fonction de leur fécondité, de leur potentiel de créativité, de leur vertu persuasive (pour l’exégète lui-même, pour commencer). On pense à ce raisonnement que fait Descartes (et que commente Michel de Certeau) sur les textes chiffrés qui peuvent être l’objet d’un décodage hypothétique qui fait sens, même s’il ne recoupe pas l’intention (inconnue) de l’émetteur :
Et si quelqu’un, pour deviner un chiffre écrit avec des lettres ordinaires, s’avise de lire un B partout où il y aura un A, et de lire un C partout où il y aura un B, et ainsi de substituer en la place de chaque lettre celle qui suit en l’ordre de l’alphabet, et que, le lisant de cette façon, il y trouve des paroles qui aient du sens, il ne doutera point que ce ne soit le vrai sens de ce chiffre qu’il aura trouvé ainsi, bien qu’il se pourrait faire que celui qui l’a écrit y en ait mis un autre tout différent, en donnant une autre signification à chaque lettre […]19.
La question de la continuité de la tradition critique, de la définition même de la critique
15Originellement (c’est-à-dire depuis les origines alexandrines de la bibliographie au IIe siècle avant J.-C.), la critique a partie liée avec l’évaluation (comme en atteste l’étymologie) et avec l’attribution des œuvres à des auteurs20. Sur la base de ces attributions, une lecture aussi bien pro que contre-auctoriale peut se développer. En ce qui concerne la lecture pro-auctoriale, sa tradition court jusqu’aux théories de la réception (Hans G. Gadamer) qui, selon Sophie Rabau, « ne remettent pas en cause le bien-fondé d’une lecture pro-auctoriale dont la difficulté est justement soulignée » (p. 9).
Lacunes, présupposés, limites ?
16Le corpus étudié est résolument moderne (du xviie à nos jours). Ainsi, la manière dont le corpus médiéval a été appréhendé dans l’histoire de la critique n’est pas traitée, alors que des cas comme celui de la fabrication de l’auteur « Marie de France » (à partir du xvie siècle) auraient pu donner lieu à une vision un peu différente de la question. Le xvie siècle correspond à l’émergence d’un sentiment d’individualité auctoriale qui se traduit par les premières éditions d’œuvres poétiques avec portraits (Ronsard, Jean Passerat), la publication de Vies d’auteurs (Vie de Ronsard par Claude Binet), d’anecdotes sur les artistes, etc.21 Pour lire les Fables ou les Lais de Marie de France, on ressent dorénavant le besoin d’en savoir plus sur l’auteur, quitte à inventer si la matière fait défaut.
17Ainsi, que signifie lire avec ou contre l’auteur lorsque tout ce que nous savons de cet auteur tient en trois vers (les trois vers de l’épilogue des Fables dites de « Marie de France ») ? On peut aborder la question de la construction/déconstruction d’un auteur de manière un peu différente en observant comment se mêlent, parfois de manière quasi-indissociable, la voix de l’auteur et la voix de la tradition critique. Survolons rapidement l’histoire troublée du nom « Marie de France » dans la critique. Le Lagarde et Michard crée de toutes pièces notre première femme poète :
Elle vécut, dans la seconde moitié du xiie siècle, à la cour brillante de Henri II d’Angleterre et d’Aliénor d’Aquitaine. Elle était cultivée, connaissait le latin et l’anglais, et aussi la littérature française contemporaine. Elle a écrit un Isopet (recueil de fables ésopiques) et surtout des Lais.
18Ce « portrait » fait fonds sur une des cent vingt-sept notices que l’érudit humaniste Claude Fauchet (1530-1602) avait fait paraître en 1581 (presque au moment où sortaient les Essais de Montaigne), dans la seconde partie de son Recueil de l’origine de la langue et de la poésie française ; ryme et romans ; plus Les noms et sommaire des oeuvres de CXXVII. poetes françois, vivans avant l’an M.CCC. (chez Mamert Patisson, 1581). Sa 84e notice sur les « Poetes et Rymeurs François » antérieurs à 1300 était en effet consacrée à « Marie de France » :
Marie de France, ne porte ce surnom pour ce qu’elle fust du sang des Rois : mais pource qu’elle estoit native de France ; car elle dit,
Au finement de cet escrit,
Me nommerai par remembrance,
Marie ai nom, si sui de France.
Elle a mis en vers François les fables d’Esope moralisées, qu’elle dit avoir translatées d’Anglois en François,
Pour l’amour au Conte Guilleaume,
Le plus vaillant de ce Roiaume.
19C’est sur ces bases que le Lagarde et Michard brode et orchestre le thème de l’écriture féminine toute en délicatesse et en harmonie avec l’âme rêveuse des Celtes et des Gallois. Est-ce là lire avec l’auteur (puisque nous avons un point de vue biographique… mais biaisé) ou contre lui (puisque nous avons une reconstruction fantaisiste, anachronique, romantique) ? Un passage en revue de l’histoire de la critique sur « Marie de France », avec une étude des préfaces successives aux éditions de « ses œuvres » jusqu’à la parution d’un ouvrage critique intitulé The Anonymous Marie de France22, aurait pu être instructif par rapport à la problématique de la lecture comme manière de faire varier le texte. Relativement récemment, l’intérêt critique est passé de la personne biographique à la persona poétique, à son environnement culturel, comme à la recherche d’une troisième voie entre l’indifférence pour la biographie et pour l’histoire que sous-tend une pure approche structurale des textes, d’une part, et la tentation de la projection biographique (xixe‑xxe siècles), d’autre part. N’est-ce pas là un effort pour lire contre l’auteur fabriqué (la femme poète à l’écriture délicate et aux œuvres mineures), mais peut-être avec l’auteur anonyme ?
20En ce qui concerne le corpus, toujours, on comprend l’absence de représentations des genres issus de la littérature orale (contes, fabliaux, exempla, anecdotes, « romans » comme le Roman de Renart) qui fonctionnent selon des codes différents, dont les « auteurs » ne sont pas identifiés, où la question de l’intentionnalité ne se pose pas, ou en tout cas pas dans les mêmes termes que pour d’autres formes ou genres. À propos du « conte vivant depuis toujours », Serge Martin souligne que « son anonymat n’[est] jamais une absence de sujet, d’auteur si l’on veut, bien au contraire23 ». Il y voit un lieu discursif privilégié pour la reprise, la continuation, la ré-énonciation sur fond d’intersubjectivité ou de trans-subjectivité, pour reprendre le vocabulaire de Meschonnic24. Le conte vivant pluralisable, ré-énonciable, réactualisable, déclinable garde cette spécificité lorsqu’il passe de la littérature orale à la sphère écrite, ou plus exactement lorsqu’il se met à circuler entre oralité et écrit comme c’est le cas en France depuis le Moyen Âge. Le critique se trouve alors en face de textes qui obéissent à une poétique de la variance dont les Médiévistes sont familiers. Si lire en faisant varier l’interprétation suppose un texte stable, faut-il faire l’impasse par conséquent sur tout un pan de la littérature constitué de textes variables ? Les contes écrits ne sont pas tout à fait des œuvres closes, mais naissent de recyclages, de réinterprétations, de reconfigurations mutuelles25, selon le mode de la rémanence que définit Foucault en pointant non pas l’abondance des discours à l’âge moderne, mais sa pénurie responsable de cette logique de recyclage26. Les contes populaires, plus largement, ont intéressé les anthropologues, les philosophes, les sémioticiens en ce qu’ils ont partie liée avec le jeu, la partie de cartes, le bon coup, les tactiques et pratiques quotidiennes dans des situations conflictuelles27.
21Or ces productions permettent de mettre en perspective la problématique (finalement récente et circonscrite dans le temps) de la rivalité auteur/lecteur dans l’énoncé d’une interprétation. Car pour ce type de productions, ce qui pose problème au lecteur (ou au critique), ce n’est pas de devoir rivaliser avec une présence auctoriale trop intrusive, mais au contraire de se heurter à son silence assourdissant. Il ne faudrait pas que le silence interprétatif sur ces cas dans le volume induise en erreur le lecteur et lui fasse croire que les textes en question n’ont pas le statut d’interpretandum.
Angles aveugles ?
22En dehors de la question des corpus d’études, forcément tributaires de circonstances contingentes et des différents contributeurs, on pointera, à un niveau infra-herméneutique, la transformation technologique de la matérialité du livre qui, avec le tournant numérique, affecte également la question de l’auteur : le livre n’est plus un objet stable, il n’a plus d’auteur unique, et la lecture ne correspond plus à un itinéraire imposé. Aucun des pôles du processus communicatif sur lequel s’appuyait Eco28 — Émetteur, Message, Destinateur — n’est laissé intact. Dans le livre enrichi et le livre multi-échelles, les ressources textuelles sont couplées avec des dispositifs visant à accompagner leur usage et à soutenir la lecture. Dans ce nouveau paradigme socio-culturel et pédagogique, on renonce à la stabilité du texte et l’on s’intéresse à la pragmatique de la lecture — bien plus qu’à l’herméneutique en tant qu’elle s’assigne la tâche de dévoiler a posteriori des significations latentes dans le texte au moyen d’opérations de « décodage29 ». Ou, en tout cas, on reporte à une autre phase (la fabrication collaborative — et non la lecture — du livre numérique multi-échelles) le processus herméneutique. Dans le dispositif de lecture lui-même, les questions de la lecture pro ou contrauctoriale, de la limite entre interprétation et surinterprétation passent au second plan : d’abord parce que ce dispositif répudie l’affrontement entre une conscience lectrice et un texte, ensuite parce qu’il vise à accompagner la lecture plus qu’à faire trouver la clé d’un texte, qu’à lui faire confesser ses secrets (selon « la technique de l’aveu ») en examinant ses procédés rhétoriques, ses artifices expressifs, ou les stratagèmes d’un auteur-narrateur plus ou moins fiable. Car, au-delà du clivage entre le texte et la conscience lectrice, le livre scalaire invite plutôt le sujet à plonger dans le livre à la hauteur et selon la modalité qu’il choisit, en fonction du temps dont il dispose, tout en étant soutenu dans sa lecture, le livre étant vu comme son allié, surtout s’il est co-produit par lui.
23Ainsi les ezoombooks30 permettent de lire (sur tablettes tactiles) le livre (disons Guerre et Paix) en version intégrale, mais aussi de choisir au fur et à mesure un itinéraire de lecture personnalisé, avec des détours, des dérives, des survols que n’a pas prévu, anticipé, programmé le romancier, ni même le lecteur lui-même. Le ezoombook permet de zoomer à tel ou tel moment pour accéder à une version plus ou moins réduite du texte (à quatre niveaux, par exemple, avec une version correspondant à 60 % du texte, 30 %, 10 %, 2 %), et de revenir à tel autre moment à la version intégrale. Le zoom in fait accéder à une des couches de résumés et permet ces « enjambements d’espaces sur les surfaces militairement rangées de l’écrit » dont rêvait Michel de Certeau31 ; le zoom out permet de revenir au texte intégral à disposition du lecteur, à tout moment. L’objet peut lui-même être enrichi avec le texte en langue originale, des extraits de films, etc.
24Les reader’s digests existent depuis longtemps, mais le dispositif de type ezoombook laisse toujours accessible la couche du texte intégral, et il est le fruit d’éditions collaboratives où l’activité de lecteur n’est plus vraiment séparée de celle de contributeur-éditeur-écrivant. Le sujet-lecteur et le contributeur-éditeur peuvent donc se confondre, à ceci près que l’acte de lecture du livre multi-échelles est programmé comme solitaire, en autonomie, alors que sa fabrication est pensée comme le produit d’une communauté (par exemple un groupe d’étudiants modéré par un enseignant).
25Lire Guerre et Paix pouvait déjà correspondre à des expériences de lectures variées, à partir d’objets différents, du temps de Tolstoï et au siècle suivant (lecture suivie extensive, en mode d’immersion, du roman publié sous la forme d’un codex ; lecture discontinue du texte sous forme de feuilleton ; lecture de morceaux choisis ; lecture d’une version abrégée, illustrée, adaptée pour l’usage scolaire ; lecture du texte intégral selon une méthode de lecture rapide, etc.). Mais on ne pouvait pas lire de manière flexible, naviguer dans le roman, à n’importe quel moment, aussi bien horizontalement que verticalement, pas plus qu’on ne pouvait contribuer à générer l’objet-livre qu’on lisait.
26En tant que contributeur à un ezoombook, le sujet sera sans cesse confronté, dans son travail de récriture, à la question de la légitimité et du respect du texte, des marges de sa liberté créatrice, des conventions, des consignes et des contraintes intériorisées. En tant que lecteur, il pourra lire selon son idiosyncrasie, selon son « paradigme intérieur32 », en construisant son trajet dans le livre. Il pourra lire « en accordéon » (zoom in et out), lire de manière accidentée, en fonction d’aléas, de caprices, de tactiques de détournement. Il construira sa « trajectoire » avec l’idée que cette « mobilité » doit être une aventure ouverte aux imprévus, « dans une docilité aux aléas du temps pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant », en procédant « au coup par coup », en misant sur « un habile utilisation du temps, des occasions qu’il présente » — bref en fonction d’une liberté buissonnière qu’avait en quelque sorte déjà pensée Michel de Certeau au moyen des notions de « trajectoire tactique », d’« énonciation piétonnière », de « braconnage »33. Récusant fortement « l’assimilation de la lecture à une passivité », il avait le premier invité à « envisager l’opération [du lecteur] comme une sorte de lectio, production propre au “lecteur” », en un temps où le livre était encore un objet stable et que la liberté offerte se restreignait à « pérégriner dans un système imposé34 ».
27Le collectif dirigé par Sophie Rabau reste dans ce même champ de déterminations alors que le changement de paradigme actuel amène à réfléchir à la lecture comme usage d’un objet instable sans système imposé. Lire Guerre et Paix (en ezoombook), ce n’est plus forcément lire la production d’autrui, mais en partie sa propre production si l’on a été contributeur. D’un point de vue pragmatique, être un lecteur de ce roman, c’est en expérimenter toute la gamme des usages possibles grâce aux fonctionnalités regroupées dans un même objet : lecture extensive, explication approfondie d’une page, sélection d’extraits, interprétation critique, survol rapide de la ligne narrative, mise en réseau de termes-clés, comparaison du texte source et de sa traduction, comparaison de la représentation de telle scène dans le livre avec son adaptation filmique… Là encore, les intuitions de Michel de Certeau sur la lecture comme mobilité de l’œil encourageant à une pratique émancipatrice du survol et son apologie des méthodes de lecture rapide font figure de géniales prémonitions35.
28À ce stade, on ne peut que spéculer sur les incidences épistémologiques de ce type de dispositif scalaire. Ce n’est pas seulement l’acte interprétatif qui apparaît comme une activité émancipatrice qui va au-delà, selon Y. Citton, d’une collaboration entre texte et lecteur visant à actualiser un message incomplet (Eco). Le processus même de la lecture scalaire ne relève pas de la réception passive ou coopérative, mais apparaît à son tour comme une activité, fondée sur une initiative personnelle et produisant une version unique du texte. Chaque lecteur génère en quelque sorte son exemplaire de l’œuvre, sans toucher à l’intégrité de l’œuvre matrice, autorisée par l’auteur (qu’on pourrait nommer, avec Roger Chartier, « texte idéal36 »). Le geste contrauctorial se situe sur un autre plan (non pas celui de la lecture, mais de l’interprétation) et entend, lui, dire quelque chose de l’« œuvre idéale ».
29Le ezoombook nous donne aussi l’exemple d’un travail herméneutique de décodage sollicité, non pas tant au moment de l’expérience de lecture « étagée » grâce au dispositif multi-échelles, qu’en amont, au moment de la confection de l’objet par les contributeurs. Puisque la récriture intervient à ce stade précoce de génération du livre numérique, c’est là que sont déplacées et les décisions éditoriales et les questions que remuent traditionnellement les théories de la lecture depuis Roland Barthes : le respect du texte/la liberté du critique, les interprétations légitimes/illégitimes de l’œuvre « idéale », la disponibilité du texte/les réponses du lecteur…
30Ce détour par l’exemple du ezoombook amène finalement à réactiver autrement (réactualiser ?) le questionnement au cœur de la problématique de la lecture contrauctoriale. Le texte fixe a produit des interprétations étagées (quadruple interprétation de la Bible, lectures allégoriques…). Que se passe-t-il lorsqu’on quitte ce paradigme ? Que dire du livre étagé à ce propos ?
31Du point de vue de la pragmatique de la lecture d’abord, le livre scalaire voué à un usage singulier (personnalisé) ne fait que mettre en évidence le fait que par delà la matérialité du livre, nous ne lisons pas tous le même texte quand nous lisons la même œuvre, nous ne sommes pas attentifs aux mêmes séquences, nous ne sélectionnons pas les mêmes extraits quand nous lisons, chacun, en fonction de notre propre histoire37.
32Du point de vue de sa génération, ensuite, le livre scalaire produit par des éditions collaboratives est traversé par une intention de se situer non pas contre, mais tout contre l’auteur. À ce propos, on serait tenté de tirer de son contexte originel la phrase suivante d’Eco sur le « texte Autre » et de l’appliquer au processus de récriture à l’œuvre dans la confection d’un livret multi-couches :
Et, qu’en écrivant cet autre texte (ou texte Autre), on en arrive à faire la critique du texte d’origine ou à découvrir des possibilités ou des valeurs cachées, cela n’est pas étonnant38.
33Le texte est, dans le cas de figure qui nous intéresse, « un produit dont le sort interprétatif [je dirais : plus globalement l’usage] doit faire partie de son propre mécanisme génératif39 ». Il s’agit d’intégrer au mécanisme génératif, non pas une figure de Lecteur-Modèle, mais la pluralité des usagers et la variabilité des usages ; d’intégrer des logiques de survols, de braconnages, des pratiques subreptices et malicieuses, « des avancées et des retraits, des tactiques et des jeux avec le texte40 ». Symétriquement, être auteur, demain, cela pourrait signifier concevoir un livre sous une forme éclatée, étagée, avec des itinéraires personnalisés — ce qui ne laisserait pour toute option à la lecture contrauctoriale que d’essayer d’en avoir une saisie unifiante, peut-être… En tout cas, débattre demain du « même » livret ezoombook intitulé Guerre et Paix relèverait certainement de la « syllepse » dans l’acception que lui donne Pierre Bayard41. Le titre du livret numérique ferait croire à un référent commun, alors qu’il recouvrira, sous une forme unifiante, une multiplicité de parcours pragmatiques de lecture (un ou plusieurs itinéraires par lecteurs !), avant même de parler d’interprétations plurielles divergentes du « texte idéal ».
34Le collectif dirigé par S. Rabau est donc représentatif de courants importants de la critique contemporaine qui, chacun à sa manière, mettent l’accent sur la pluralisation du texte par ses lectures. De plus en plus, « l’activité liseuse » (Michel de Certeau), la joie de lire, se fraye un chemin dans les textes sans souci de leur « intention » ou de celle de leur auteur. Il est clair que la recherche sur cette « activité méconnue » a encore de beaux jours devant elle :
Celui-ci [le lecteur] ne prend pas la place de l’auteur ni une place d’auteur. Il invente dans les textes autre chose que ce qui était leur « intention ». Il les détache de leur origine (perdue ou accessoire). Il en combine les fragments et il crée de l’in-su dans l’espace qu’organise leur capacité à permettre une pluralité de significations. Cette activité « liseuse » est-elle réservée au critique littéraire (toujours privilégiée par les études sur la lecture), c’est-à-dire de nouveau à une catégorie de clercs, ou peut-elle s’étendre à toute la consommation culturelle42 ?
35.