Unamuno, entre histoire et littérature
1L’un des représentants les plus importants de la pensée espagnole de son époque, Miguel de Unamuno (1864-1936) est essentiellement connu chez nous par l’essai qu’il publie en 1913 Du sentiment tragique de la vie. Reprenant quatorze articles, en français ou espagnol, de l’hispaniste Carlos Serrano, disparu il y a peu, le présent ouvrage nous fait découvrir un visage plus divers du penseur espagnol engagé, à la fois, dans la vie politique et culturelle de son pays au tournant du XIXe siècle.
2Le premier article, qui s’intéresse à l’Unamuno « entre marxisme et agrarisme » du milieu des années 1890, propose une réflexion sur des thèmes qui vont traverser l’ouvrage. « Agrariste » et voulant s’opposer à ce qui serait le dogmatisme du socialisme, Unamuno va interpréter ce dernier à la lumière de la situation de l’Espagne contemporaine, pays encore largement agricole, en mettant au centre de ses contradictions économiques et sociales propriétaires fonciers et fermiers. Autre particularité à signaler ici, le rôle souvent passif qu’il attribue aux hommes dans l’évolution sociale et historique, celle-ci possédant une sorte de dynamisme sui generis, celui de l’ « intrahistoire », que l’on peut définir comme ce qui fait l’essence du vécu de ses acteurs à l’intérieur de ce que Ortega y Gasset appelait leur « circunstancia ». Rassemblant des hommes qui n’y participent, pour l’essentiel, qu’en tant qu’éléments du tout et ignorent le rôle qui y est le leur, cette intrahistoire, qui n’est pas sans évoquer, entre autres, la nature de Spinoza et le déterminisme de Taine, est perçue comme foncièrement irrationnelle. Souvent reprise, cette notion d’irrationnel aurait demandé à être rapprochée de la conception que se fait Tolstoï de l’histoire. Auteur qui, Serrano le rappelle, a influencé Unamuno, Tolstoï explique, en effet, le caractère obscur de celle-ci par l’extrême complexité des causes immanentes, sans qu’il soit, comme chez un Joseph de Maistre, nécessaire de faire appel à la transcendance. Les débats auxquels participe Unamuno sur le développement urbain ou la réforme agraire, dont rendent compte trois articles, permettent, au-delà d’un certain passéisme, de souligner comment, pour lui, les archaïsmes de l’Espagne, avec notamment la place de la rente foncière et d’un capitalisme spéculatif, deviennent ceux du capitalisme lui-même. C’est alors, et assez paradoxalement comme le remarque Serrano, au socialisme qu’il revient de réaliser ces réformes d’inspiration libérale qui doivent assurer la modernisation du pays et son ouverture sur l’universel. C’est également au nom de valeurs universalistes, et parce qu’elle est considérée comme née de conflits d’intérêts entre possédants, qu’Unamuno va, on le verra, s’opposer à la guerre contre les insurgés cubains à partir de 1895. Ce qui précède montre le rôle assez ambigu accordé aux acteurs de l’histoire, qui est d’abord une intrahistoire. On s’intéressera également, à ce propos, à l’analyse consacrée aux importants essais de En torno al casticismo (1895). Si ceux-ci posent un peuple constitué, pour l’essentiel, d’acteurs non conscients du processus intrahistorique, ils n’en font pas moins appel au concept de contrat social, de pacte librement conclu par chacun, contradiction que Serrano propose de résoudre en faisant intervenir les notions de « peuple-classe » et de « peuple-nation », le premier garantissant par son action réfléchie la pleine continuité du second. Les échanges avec l’auteur cubain Fernando Ortiz, sur les thèmes de la régénération et de l’identité nationales, mettent, entre autres, eux aussi en lumière ce qu’il peut y avoir de contradictoire, ou au moins d’ambigu, chez Unamuno. Ce dernier, qui s’est opposé à la volonté de maintien espagnol à Cuba, y révèle, en effet, sa difficulté à reconnaître une réelle identité de l’Amérique hispanique hors de la tradition, une des formes de l’universalisme unamunien, héritée de l’Espagne. La création littéraire est, comme l’indique son sous-titre, également présente dans l’ouvrage. Elle y fait une place à la poésie et au vers libre, mais se veut toutefois, chez un Unamuno pour qui le grand artiste est aussi philosophe, avant tout au service du « vrai ». L’article consacré au roman Paz en la guerra (1897) décrit un genre romanesque qui, parce que d’abord celui du concret et de l’intuitif, assure l’expression de cette réalité vitale, échappant à une approche abstraite car fondamentalement irrationnelle, qui, à travers la guerre, est celle de l’intrahistoire, de l’essence des mondes basque et espagnol, du « combat éternel de la vie ».
3La réécriture autobiographique, dans Recuerdos de ninez y de mocedad (1908), et un autre roman, Niebla (1914), font, pour leur part, apparaître une évolution notable d’Unamuno. Avec Recuerdos se manifeste, en effet, l’abandon de son agrarisme et l’affirmation d’un libéralisme centré sur le monde urbain. Dans Niebla, le concret et l’intuitif du genre romanesque, l’effacement du contexte, l’intervention de l’auteur comme acteur de la fiction, sont appelés par un parcours qui, à travers l’aventure sentimentale du protagoniste, nous éloigne du collectif, de l’histoire, et nous introduit dans un autre universel, celui de l’ontologique ; ontologique que la contradiction entre vital instinctif et conscience abstraite (centrale dans Du sentiment tragique de la vie) rend cependant tout aussi impénétrable. Cette opacité, elle est, enfin, celle du récit comme l’illustrent, avec le dernier article, deux exemples d’intertextualité dans l’oeuvre d’Unamuno et de Borges. Témoignant de l’importance de cet auteur dans les recherches de Carlos Serrano, les quatorze études rassemblées ici feront découvrir un Unamuno qui, entre identité nationale et universalisme, intrahistoire et ontologie, « histoire et littérature » se révèle dans les significatives évolutions et la complexité d’une réflexion, d’un engagement et d’une œuvre qui sont, pour partie, celles de l’Espagne de son époque.