Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Johanna Biehler

À propos des (très riches) relations entretenues par la médecine, les sciences & la littérature

Médecine, Sciences de la vie et Littérature en France et en Europe de la Révolution à nos jours, sous la direction de Lise Dumasy-Queffélec & Hélène Spengler, Genève : librairie Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2014, 1232 p.  (3 volumes), EAN 9782600116985.

1Médecine, Sciences de la vie et Littérature en France et en Europe de la Révolution à nos jours présente les travaux conduits par l’équipe Traverse 19-21 en trois volumes. Ce projet ambitieux cherche à démontrer comment la littérature (Lise Dumasy-Queffélec précise dans l’introduction générale « que l’on prendra ici dans son sens le plus large : poésie, fiction romanesque et théâtrale, et aussi textes d’idées, politiques, scientifiques et philosophiques », p. 10) rend compte des progrès scientifiques et médicaux dans une période sans cesse en évolution.

2Chacun des trois volumes est subdivisé en plusieurs parties thématiques et comporte deux index consacrés aux noms de personnes cités et aux titres d’œuvres cités ainsi qu’une présentation des soixante-dix-huit auteurs.

Herméneutique & clinique

3La première partie du volume est consacrée à la figure du médecin-interprète. Les symptômes sont autant d’indices qui vont le mener à un diagnostic, à l’image d’un enquêteur qui résout une affaire. Le terrain d’investigation demande sans cesse au médecin-enquêteur de s’adapter : si le corps humain est bien sûr en première place, le corps social peut aussi se révéler malade. C’est l’idée du « Paris monstre » présent dans La Comédie humaine analysée par Jean-Dominique Goffette. Un second article de Sylvie Catellin, portant sur l’œuvre de Balzac, est consacré à la mise en abyme des différents regards, médicaux ou non, posés sur Louis Lambert et son étrange comportement.

4Plus récemment, la littérature donne comme figure du médecin-interprète plusieurs exemples de rapprochement entre médecins et agents de police à travers le couple de personnages, chacun ayant sa spécialité. Le duo formé par Sherlock Holmes et son fidèle John Watson étudié par Dominique Meyer-Bolzinger représente un archétype du médecin-interprète qui anticipe sur la présence grandissante des médecins légistes dans le roman et dans les séries télévisées, « ce passeur psychopompe » (Isabelle-Rachel Casta, p. 121) permettant au lecteur ou au téléspectateur de pénétrer dans les morgues.  

5Les signes à interpréter, quant à savoir s’ils relèvent ou non d’une maladie, posent la question de ce qui relève de la normalité ou du pathologique ainsi que de la frontière bien floue qui sépare ces deux notions. Si le médecin-enquêteur doit déchiffrer des symptômes non-médicaux, quels sont-ils ? Dans la littérature de fiction, Sophie Ménard voit dans la langue utilisée par Thérèse Raquin, héroïne éponyme d’Émile Zola, un « langage de la folie » (p. 125-136) alors que Pascal Noir estime que l’origine de la maladie chez Barbey d’Aurevilly est à trouver dans « une médicalisation du péché » (p. 137) qui peut se transmettre de génération en génération.

6Dans le cadre judiciaire (donc non-fictionnel), un tel exercice devient crucial puisqu’il s’agit d’établir la responsabilité pénale du prévenu : les études de cas faites à partir de textes d’archives permettent de s’intéresser aux rapports médecins-détenus à travers le délicat exercice de l’expertise psychiatrique. L’évolution des nosographies et des mentalités amène à reconsidérer sans cesse la définition de la normalité : Clive Thomson prend pour exemple le passage de « la pédérastie à l’homosexualité » (p. 161-174).

7Après avoir posé un diagnostic à partir des différents symptômes, le médecin est confronté à la question que posent tous les patients : la guérison est-elle possible ? Hélas, cela n’est pas toujours le cas et l’histoire de la médecine est faite d’erreurs, de tâtonnements et d’intuitions à confirmer ou à infirmer. La science n’est pas toute puissante ni toujours exacte, ce qui prête parfois à (sou)rire comme cela est le cas dans les Physiologies, ces « textes pseudo-scientifiques se caractérisant par une dimension comique » (p. 224), présentés par Julie Anselmini. Au-delà du genre littéraire, les personnages sont le plus souvent les vecteurs de la critique humoristique ou ironique : ainsi les charlatans présents dans les œuvres de Franz Kafka et Jules Romains analysés par Cécile Schenck ou la dimension carnavalesque vue par Frédéric Dumas dans Voyage au-dessus d’un nid de coucou.

8Les médecins ridicules sont aussi présents sur scène et le théâtre contemporain n’est pas en reste avec des personnages impuissants face à la maladie, absents ou eux-mêmes souffrants. Ainsi, la capacité à soigner de la médecine (et surtout de la psychiatrie) devient suspecte et la « normalité » une idéologie aliénante. Pour contrer cela, Antonin Artaud estime que le fou doit devenir son propre médecin et déterminer sa « thérapeutique singulière » (p. 323-338).

9En annexe, Jean-Jacques Courtine établit une histoire du regard posé sur ce qui est perçu comme anormal et comment les monstres de foire ont peu à peu été remplacés par les malades mentaux.   

L’âme & le corps réinventés

10Le premier volume s’organise autour de trois grands thèmes (« interpréter », « juger », « soigner ? ») alors que le second propose un approfondissement des « rapports ambivalents, éventuellement conflictuels mais toujours féconds, des discours littéraires et scientifiques modernes sur le moi et le monde » (Hélène Spengler, p. 11). Comment se place l’homme face au progrès, aux avancées scientifiques et aux découvertes médicales et comment cela peut bouleverser sa perception de lui-même ?   

11Pour étudier la « dialectique esprit/matière » qui donne son titre à la première partie, les études réunies s’intéressent à l’œuvre de Cabanis et à son héritage. Caroline Warman étudie l’influence possible des idées de Diderot à propos de l’origine physiologique de la pensée et de la conscience. Les textes de Cabanis, et notamment ceux abordant l’encéphale, auront une influence particulière chez Percy Bysshe Shelley qui, après avoir commencé des études de médecine, se tourne vers la poésie et son œuvre porte des traces de ses lectures médicales (Sophie Laniel-Musitelli cite Cabanis, mais aussi d’Holbach et Érasmus Darwin). Les progrès scientifiques, et plus particulièrement ceux concernant l’électricité, sont aussi présents dans le  Frankenstein de son épouse Mary comme origine de la vie du monstre.

12Si les époux Shelley se sont intéressés à la physiologie et à l’électricité, Balzac s’était enthousiasmé en son temps pour le somnambulisme magnétique. Il fait rédiger par son personnage Louis Lambert un Traité de la volonté où son héros défend « une notion de “milieu fluide” proche de l’électricité » (Nicole Edelman, p. 64). Plus tard, dans Ursule Mirouët, le docteur Bouvard réussit à convaincre son confrère Minoret de ses propriétés curatives. Balzac adopte les principes du vitalisme dans un texte dont le titre, Physiologie du mariage, nous indique qu’il applique des principes médicaux au domaine de l’amour. Il suit les principes de Cabanis en accordant une grande importance au cœur en tant qu’organe, et à l’influence que celui-ci, parfois associé au sexe, peut avoir sur l’équilibre mental d’un individu.

13Les femmes étaient perçues comme plus sensibles à l’influence néfaste de leur sexe, idée symbolisée par l’hystérie et sa mise en scène. La critique a souvent relevé l’aspect théâtral des célèbres leçons du mardi de Jean-Martin Charcot, ce que Sylvie Freyermuth et Jean-François P. Bonnot confirment grâce à une analyse stylistique des notes de cours retravaillées en vue de la publication. Si l’hystérie, maladie de prédilection de Charcot, est devenue un symbole de l’exercice anatomo-clinique, il s’agit d’un paradoxe de l’histoire de la médecine : bien qu’elle ait fait couler beaucoup d’encre, il est plus facile d’évoquer les échecs (bien plus nombreux) que les guérisons. Les romanciers se sont emparés de cette maladie en montrant parfois une connaissance pointue de cette affection : Samuel Lepastier cite Flaubert, Balzac et surtout Proust.

14S’il existe un goût collectif pour l’hystérie au tournant des xixe et xxe siècles, elle dispute cet honneur à la mélancolie. Marie-Rose Corredor avance qu’elle peut être considérée comme la maladie du Romantisme. Cette affection est parfois présentée comme une caractéristique possible du génie créatif selon l’idée que « L’artiste fin-de-siècle a les nerfs fragiles » (p. 209). Il souffre de névrose, la société se méfie du bien-fondé de son art qu’elle perçoit parfois comme l’expression d’une pathologie ou d’une dégénérescence. La fin du xixe siècle est une période de doute « généralisé » qui touche aussi les sciences de la vie, quand il est devenu évident qu’il existe des événements qu’elles ne pourront jamais expliquer de façon satisfaisante. La psychanalyse, apparue à ce moment-là comme une solution possible à tous les maux, n’a pas tenu ses promesses comme le démontre Claude Burgelin.           

15Aujourd’hui, les questions en ce qui concerne les avancées techniques et médicales se posent en termes sensiblement différents. Au tournant du xxie siècle, ce n’est plus la faisabilité de ce genre de « création » qui est remise en cause, ce sont plutôt les questions liées au transhumanisme que cela sous-tend. Les progrès les plus récents de la médecine, à propos du clonage notamment, sont une nouvelle source d’inquiétude. Paradoxalement, la littérature était en quelque sorte « en avance » sur ces nouvelles peurs avec Frankenstein ou le Prométhée moderne bien sûr ou Le Meilleur des mondes, mais cela restait de l’ordre du fantasme. Actuellement, les nouvelles technologies remettent en cause les notions mêmes de corps et d’art à travers les œuvres d’artistes comme Stelarc ou Orlan pour parvenir à un art post-humain, « appelé aussi post-évolutionnaire (Stelarc) ou post-darwiniste (Hans Moravec) » (Marie Reverdy, p. 331).

Le médecin entre savoirs & pouvoirs

16Lise Dumasy-Queffélec indique dans la présentation de ce dernier volume qu’il réunit certains textes rédigés dans le cadre d’un séminaire de recherche organisé à l’université Grenoble Alpes intitulé « Positivisme, scientisme, darwinisme dans la littérature et les sciences sociales ». Le troisième tome porte plus généralement sur les limites du savoir scientifique et les sentiments ambivalents que la recherche suscite, oscillant entre exaltation et inquiétude.

17Les théories de Charles Darwin ont eu un tel impact qu’elles ont rapidement dépassé le domaine de la biologie pour intégrer les sciences sociales et surtout l’économie grâce à la traduction de Clémence Royer et, plus tard, aux travaux de Gustave de Molinari. En ce qui concerne l’art, les artistes fin-de-siècle ont quant à eux été particulièrement impressionnés par la notion d’évolution et son caractère inéluctable, que résume Sandrine Schiano-Bennis avec la formule « entre romantisme darwinien et fatalisme implacable » (p. 92).

18La littérature de fiction a adopté une attitude plus ambivalente car, si les nombreuses théories évolutionnistes sont (ou semblent) être connues, elles sont curieusement absentes des œuvres prenant pour cadre la préhistoire. Les auteurs, contraints par certaines obligations d’écriture ou peu enclins à la vérité historique, vont à l’encontre du darwinisme, quitte à adopter des anachronismes au nom de la licence poétique. Selon Marc Guillaumie, il s’agit d’une alliance impossible car un roman qui s’efforcerait de suivre les lois de l’évolution serait illisible, un véritable monument d’ennui. Il en conclut que « la fiction ne peut pas être darwinienne » (p. 105).

19Si le progrès scientifique est généralement perçu comme un bénéfice, il peut aussi être une source de frayeur, ainsi que les hommes qui le représentent. Le personnage du médecin oscille entre le savant qui soigne (le plus souvent, ou du moins qui tend vers la guérison) et cet être inquiétant qui a à voir avec la mort et des pratiques qui rappellent parfois la torture ou l’occulte. Les erreurs médicales dans les œuvres écrites par des auteurs sans formation scientifique sont devenues si répandues qu’au xixe siècle, des médecins se sont laissé tenter par l’écriture d’un roman afin de rétablir la vérité quant à leur exercice. Mais ces œuvres présentent, selon Agnès Sandras, des défauts « littéraires » qui les condamnent à l’oubli : style « ampoulé ou emphatique » (p. 198), intrigues convenues, descriptions médicales indigestes pour le lecteur non-spécialiste… L’intérêt de ces textes est étrangement ailleurs, souvent dans le regard « ethnologique » posé sur les modes de vie régionaux. Quel que soit l’auteur, ces représentations du médecin ont en commun qu’il s’agit d’un homme cultivé et aisé, considéré comme un notable incontournable.

20La situation change complètement au xxe siècle, et cela depuis les années cinquante. Frédérique Leblanc s’intéresse justement à « l’évolution du regard porté sur le médecin » (p. 272) et non plus au regard que pose le médecin sur la maladie, le patient ou la société. La littérature contemporaine met en avant le fait que le médecin est un homme avant tout, avec ses failles et ses imperfections. C’est ainsi que peuvent se comprendre les digressions dans l’œuvre de Martin Winckler. Joël July met en avant « trois attitudes distinctes du médecin romancier » (p. 300), à savoir la pratique clinicienne, la démarche éthique et la création littéraire, qui participent à la complexité du personnage Bruno Sachs et qui ne se réduit plus qu’à sa profession.

21Pour finir, quatre articles sont consacrés à des biographies de médecins qui ont entretenu un rapport étroit avec l’écrit. Jean-François Percy était un officier de santé issu des réformes qui ont suivi la Révolution. Il associait une connaissance à la fois théorique (réservée jusque-là aux médecins) et pratique comme le démontrent ses nombreux textes médicaux mais aussi son Journal des campagnes du baron Percy, chirurgien en chef de la grande armée 1754-1825. Le docteur roumain Francisc Rainer a entrepris d’étudier le « phénomène biologique homme » (p. 325) à travers la médecine mais aussi l’anthropologie. Pour cela, il a collecté un grand nombre de documents (restes humains et clichés anthropologiques) qui lui ont permis par la suite de donner des cours d’anatomie mais aussi, de façon plus surprenante, d’anatomie artistique. La notion de collection semble aussi être une grande préoccupation du docteur Lacassagne dont la bibliothèque considérable démontre une véritable passion pour la lecture et le livre. Il a ainsi patiemment élaboré un fonds qui est, contrairement à ce que l’on peut penser de prime abord, loin d’être exclusivement consacré à la médecine.

22Le dernier article présente un cas « à part » : Émile Littré, plus connu pour son dictionnaire, avait entamé des études de médecine avant de se tourner vers une carrière de journaliste. Malgré ce changement d’orientation, il n’a jamais cessé de montrer un grand intérêt pour la médecine, et cela en plus de la philologie, de la philosophie et de l’histoire.


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23Médecine, Sciences de la vie et Littérature en France et en Europe de la Révolution à nos jours est le résultat d’un projet ambitieux. Pour bien comprendre ces trois ouvrages, il faut garder à l’esprit que les mots choisis dans le titre sont à manier avec précaution. Si le mot « médecine » est mis en avant, la spécialité la plus rencontrée dans les diverses études est certainement la psychiatrie. L’expression « sciences de la vie » semble désigner, faute de mieux, ce qui ne concerne pas les deux autres domaines mentionnés et peut aussi bien désigner ici la biologie que l’économie, la philosophie ou le droit… Quant à la littérature, il s’agit de lire « des littératures », et qu’il faut peut-être entendre comme synonyme de « tout ce qui est écrit ».

24À partir de ces thèmes très généraux (voire trop), les contributions touchent à de très nombreux concepts et peuvent parfois sembler très lointaines les unes des autres. Pour certaines, leurs liens avec la littérature sont ténus, mais il ne faut pas oublier que ce dont il est question ici est la littérature « au sens large ». Ce sentiment de « collage », d’un assemblage fait d’éléments hétéroclites, est favorisé du fait de l’organisation de l’ouvrage en plusieurs volumes divisés en parties thématiques et des très nombreuses contributions rédigées par des auteurs venus d’horizons très divers. Toutefois, des préoccupations, des thèmes et des idées communs apparaissent au fil des articles et donnent finalement une impression de cohérence de l’ensemble par-delà son côté « montage ». Cela justifie aussi ce grand nombre de textes réunis par Lise Dumasy-Queffélec et Hélène Spengler : les liens entretenus par les sciences de la vie et la médecine avec la littérature forment un sujet transdisciplinaire passionnant. Sa complexité, au vu des nombreuses méthodologies possibles, montre qu’il est bien loin d’être épuisé. La médecine peut être une source d’inspiration en tant que moyen d’analyser une époque pour un auteur (le fameux docteur Jekyll et son double Hyde permet à Stevenson de poser un regard sans concession sur les contradictions de la société victorienne) alors que les artistes utilisent la médecine ou les sciences comme moyens d’analyse de leurs propres névroses. Ils transcendent leur maladie à travers l’œuvre dont la réception témoigne de l’attitude d’une société face à la norme et au pathologique.

25Il est bien difficile de rendre compte ici de toutes les études présentes (les trois volumes représentent un millier de pages) mais toute personne s’intéressant à l’histoire de la médecine ou aux relations entre les sciences et la littérature consultera avec intérêt Médecine, Sciences de la vie et Littérature en France et en Europe de la Révolution à nos jours au vu du grand nombre d’œuvres, de théories scientifiques ou littéraires et de concepts abordés. Toutefois, le lecteur aura peut-être des regrets quant à un certain déséquilibre, une impression de surreprésentation du roman par rapport à d’autres genres littéraires. Malgré la présence du mot « Europe » dans son titre, la majorité des textes s’intéresse à un contexte culturel français (histoire ou œuvre rédigée dans cette langue), mais cela s’explique aisément : il semble bien difficile de concevoir une œuvre exhaustive qui étudierait une thématique aussi foisonnante sur une période aussi longue partout en Europe. Les textes « étrangers » considérés comme des classiques et particulièrement pertinents quant à la thématique étudiée sont néanmoins présents. Ainsi, malgré les nombreux articles réunis, le sujet ne semble avoir été que survolé, mais il est évident que cela ne peut pas être autrement.