Dialogues démoniaques de Barbey, l’encenseur des Lettrés, & d’Aurevilly, le censeur des Lettres
1Philippe Berthier a produit plusieurs études sur Barbey d’Aurevilly, dont Barbey d’Aurevilly et l’imagination1, et L’ensorcelée, Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly : une écriture du désir2. Son dernier ouvrage a pour titre Barbey d’Aurevilly et les humeurs de la bibliothèque3.
2Ces trois titres sont révélateurs d’un cheminement de l’analyse de Ph. Berthier, celui d’une lecture possible qui partirait d’une écriture de l’imagination pour aboutir à l’écriture des humeurs après avoir goûté à l’écriture aurévillienne du désir.
3Qu’entendre par les humeurs de la Bibliothèque de Barbey d’Aurevilly ? Barbey d’Aurevilly serait donc le lecteur avisé dont l’avis compte ? Quelle bibliothèque, temple des grandes œuvres pérennes, nous fait‑il visiter et à quels ouvrages modélisants veut‑il nous initier ? De quels auteurs a‑t‑il aussi le dessein péremptoire de nous détourner ?
4Le mot humeurs, dans son sens contemporain, laisse à penser une réflexion qui tire son efficacité de la virulence de l’émotion et de l’affectif. Mais la polysémie du mot ouvre un champ d’exploration à géométrie variable : des humeurs souvent viciées et âcres, bile, glaire, larmes, morve que la médecine surveille, des tendances dominatrices d’un tempérament irritable et irréfléchi, mais aussi des caprices de fantaisie et d’impulsion spontanée opposés à la raison. C’est donc à l’homme d’humeur et à l’écrivain aux humeurs que nous nous attacherons sous la direction de Ph. Berthier.
5L’auteur agence la bibliothèque aurévillienne selon quatre critères sélectifs de classement : aversion, rivalité, rachat, élection. La progression est quasi religieuse, des réprouvés ennemis aux pardonnés élus. C’est un chemin de croix littéraire que nous allons effectuer, « […] de la nuit à la lumière » (p. 8). On débute notre lecture par Sand et Zola, les condamnés à perpétuité, puis nous poursuivons avec les doubles, lettrés d’abord désavoués puis réhabilités, Sainte‑Beuve et Saint‑Simon, Mme de Staël, Chateaubriand, Stendhal et Michelet et enfin les Élus et célébrés, Byron, et les Guérin. La dernière rubrique intitulée « Préférence » permet un effet de miroir bienvenu, celui par lequel Ph. Berthier explore la place de Barbey dans la bibliothèque de Huysmans, Proust et Gracq.
Des insidieuses détestations
6Barbey aime détester avec panache, sans concessions dans l’exercice d’une critique devenue sacerdoce. Aucune tiédeur possible dans ses blâmes et éloges, la détestation sans nuance traque le talent littéraire comme ultime et unique horizon d’attente d’un lecteur dogmatique. Si d’emblée cet atrabilaire féroce de la littérature nous agace, Ph. Berthier, quant à lui, donne du sens à ces réquisitions « humorales et doctrinales », nous présentant un Barbey d’Aurevilly en clair‑obscur, et dont l’originalité finit par nous fasciner et nous séduire malgré tout. Barbey a un avis sur tous les grands auteurs et nous invite à un festival d’engouements ou de désapprobations. S’attachant plus à l’auteur qu’à ses écrits, il discute et argumente, questionne et éreinte…Il dérange, il invective, il s’oppose.
7George Sand, « la dépravatrice » est occise sans sommations. Barbey condamne sans appel les effusions sandiennes et leur « idéalisme prédicant », et pourtant il lit Lélia qui agite les milieux littéraires de l’époque : s’il en rejette l’ensemble, il en retient « deux pages charmantes à la fin du premier volume » mais « les yeux de Mme du Devant n’ont pas menti s’ils promettent plus de sentiment que d’imagination » (p. 11). Il se laisse impressionner par Leone Leoni pour produire Une vieille maîtresse. Le cœur des femmes n’en a pas fini d’agacer le cerveau de l’homme Barbey. L’avis critique sombre alors dans une misogynie littéraire jamais tout à fait démentie qui abhorre les bas‑bleus. Cependant, il serait trop simple de se cantonner au rejet aurevillien de Sand et au refus de Lelia : en effet les deux ouvrages de Barbey, Germaine et Amaïdée, vont s’inscrire en écho au roman sandien et donner quelques clefs possibles pour accéder à la complexité intérieure du personnage féminin. De même il lit Delphine de Mme de Staël qui l’influence dans Le Cachet d’onyx.
8On déteste Barbey lorsqu’il moralise mais Ph. Berthier dévoile un Barbey ambigu alternant les fascinations pour les écrits et les condamnations de leurs auteurs. Barbey est un hésitant, un imprécateur torturé qui traque les trahisons : Sand a trahi à plusieurs reprises dans ses ouvrages mis au service de la vérité paysanne ! Son républicanisme, sa religiosité égalitaire irritent Barbey et pourtant « George Sand, à peine débarquée à Nohant, enfilant la biaude paysanne, est bien proche de Barbey drapé dans sa limousine de berger comme dans une profession de foi » (p. 36). Barbey dénonce les blasphèmes de George Sand mais il continue de la lire et c’est sans doute cette incompatibilité d’humeur qui le laisse exaspéré pour ne pas dire désespéré.
9Barbey parle de Zola comme d’un coprologue, c’est dire l’ampleur de l’invective. Il devient particulièrement inventif, savourant le flux incessant de ses débordements critiques. Lorsqu’il éreinte Zola, Barbey est animé d’une folie verbale créatrice, traitant Zola de « Messie de l’ignoble ». « Barbey diagnostique en lui un tropisme irrépressible vers la fiente, une coprophilie qui se débonde en coprologie, mieux : en coprolalie » (p. 53), par un curieux effet de mise en abîme, la verve aurévilienne nourrit celle de Ph. Berthier ! Si la critique aurévilienne heurte le lecteur que nous sommes, car on la soupçonne de mauvaise foi, hors du champ légitime du littéraire au profit d’approches pernicieuses des écrivains, pour Ph. Berthier elle est équilibre entre des auteurs incompris et d’autres parfaitement saisis. En effet, Barbey est un homme de conviction qui revendique le droit de juger et d’exécuter. Il se sent investi d’une mission, celle de maintenir l’ordre littéraire. Rival de Sainte‑Beuve qu’il considère comme un apatride de la critique, il se veut protecteur autoritaire des Lettres et censeur doctrinal des Lettrés.
Des relations complexes
10Intéressé par le politique dans son Memorandum, Barbey se consacre aux mémorialistes. Il prend des notes dans Saint‑Simon mais il le considère comme incapable de savoir ce que c’est que gouverner, plus taillé qu’il est pour l’opposition, puis il le retient comme penseur visionnaire, annonciateur des funérailles de la monarchie. Barbey approfondit ce qu’il lit, s’exerce à la provocation du contradictoire, avec jubilation d’ailleurs, puis s’approprie ce qui le conforte ou le réconforte dans son monarchisme ou son catholicisme parfois défaillants. L’art de la critique est une source qui l’abreuve dans ses égarements existentiels. Ph. Berthier montre bien sa souffrance à être, entre rationalité et délire, entre déisme et satanisme, ce qui rend Barbey si humain et attachant.
11Mais peu de relations sont univoques : de Chateaubriand il retient, sans surprise, Le Génie du christianisme mais l’édifice intellectuel s’écroule lorsque Barbey dans la Monarchie selon la charte soupçonne en lui le sédiment d’idées révolutionnaires. Avec sa théorie de monarchie constitutionnelle, Chateaubriand trahit, il devient alors un royaliste équivoque, insupportable pour Barbey. Celui‑ci s’opposera avec la même vigueur à Michelet :
ce qu’il reproche à Michelet, c’est de récuser l’Histoire des « grands hommes », de diminuer la taille des individus d’exception qui sortent du niveau commun, d’éteindre leur aura au profit de la masse anonyme, promue acteur capital de l’Histoire (p. 150)
12Il continue cependant à admirer René, le Chateaubriand des émois mais vilipende le penseur politique. C’est en fait au poète, « être de l’ailleurs, des lointains, en partance vers l’insaisissable et l’impossédable, vers ces vagues — de Bretagne, ou de Normandie — qui ne changent jamais parce qu’elles changent toujours » (p. 117) qu’il reconnaît une dette.
Les aveux de connivence
13Ph. Berthier pose une question obsédante au fil des pages : qu’est‑ce qu’aime lire Barbey ? et il répond comme une évidence : Balzac, Stendhal et Byron, les affinités électives, vrais phares aurevilliens mais aussi auto‑portraits, sans oublier Maurice Guérin qui lui tend le miroir de la gémellité. Barbey assume une référence constante aux grands auteurs du patrimoine livresque, différentes voix viennent l’habiter et même le hanter. La référence aux Lettrés est une manière d’être et de penser. Barbey lit le monde à travers des grilles de lecture, celle par exemple de Stendhal qui le contredit mais dont l’esprit « l’accroche », après Balzac, bien entendu, lui qui ne « procède que de lui‑même et de l’esprit universel » (p. 122).
14Si Stendhal n’est pas l’égal de Balzac, il n’a pas non plus d’égaux. Barbey voue un véritable culte à l’esprit, « à un style aristocratique de pensée et de vie » (p. 123) mis à mal par les convulsions révolutionnaires. Le brillant des idées stendhaliennes séduit Barbey mais leur dilettantisme l’angoisse et le difficile dosage entre sincérité et calcul, spontanéité et pose l’intrigue. Esthète réactionnaire, Barbey annexe les exercices de lucidité stendhaliens au service du mépris de la démocratie et d’une réelle fascination pour Napoléon. Il s’oppose aux évolutions en cours, ses choix littéraires deviennent en conséquence des leçons d’histoire, sa bibliothèque se mue en arène politique et ses accès d’humeur sont de véritables cours de morale. Et l’éthique stendhalienne de l’énergie ne peut que mettre en arrière‑plan toutes les fulminations contre le mécréant Stendhal de la part du Croisé Barbey. (p. 134)
15Tandis que Barbey et Stendhal sont des frères d’arme, comme leurs personnages, au service de « la stridence de leur pulsion » (p. 142), des âmes fortes, des héros de l’excès, Barbey et Byron sont plutôt des frères d’âme. « Absorbé, ingéré, assimilé, Byron devient chair et sang de l’imaginaire aurevillien qu’il sature jusqu’à l’intoxication » (p. 162). Si Barbey et Stendhal aiment les phrases qu’ils modèlent et modulent, et défendent une relation charnelle avec la langue, Barbey et Byron ne sont qu’appétit et appétence, flamme et feu pour célébrer la même intensité de l’écriture, le débordement du moi. « Le caractère tellurique et jaculatoire du style aurevillien » s’explique par son byronnisme fièvreux (p. 170) :
c’est que l’écriture elle‑même [...] n’a d’autre vocation que d’inscrire dans le silence nauséeux du monde la vocifération indispensable/intolérable du désir, qui seule fait exister et vivifie (p. 172)
16C’est l’un des objectifs, et pas le moindre, de Ph. Berthier, de montrer à son lecteur que l’ennemi juré des insurrections populaires, le combattant acharné des révolutionnaires qui mettent à mal l’ordre établi, ce défenseur des valeurs catholiques traditionnelles, recèle en lui un rebelle convulsif des lettres au goût immodéré pour l’innommable…Le rationaliste du quotidien se transcende alors et donne au sang sa valeur d’encre qui attribue aux émois du cœur leur valeur cérébrale. C’est le bouleversement de l’âme qui le conduira vers Maurice Guérin, lui donnant la flamboyance qui lui manque : « Là où Maurice frémit, Jules rugit ; il déchire là où son ami caresse » (p. 200). Contre et aussi avec la vision panthéiste du monde de Guérin (plus ou moins controversée), Barbey peut défendre sa quête de Dieu ou flirter avec le blasphème insolent de la foi catholique et se livrer à sa « chair aux entrailles païennes » (p. 209) : les écrivains sont en fait pour Barbey des révélateurs douloureux, des éclats de conscience qu’il maîtrise, certes avec virtuosité, mais dans la souffrance.
17Cette expérience de l’autre écrivant, vécue dans la volupté émotionnelle, rend la fréquentation de Barbey possible et même voulue par Huysmans, Proust et Gracq lisant Les Diaboliques, provoquant « des échos, des correspondances, des parentés qui sans combler la faille décisive, permettent une fructueuse confrontation » (p. 244)
Le paradoxe du polémiste
18Le grand mérite du livre de Ph. Berthier est de nous démontrer, progressivement et de façon convaincante, que les humeurs de Barbey sont des balises visibles d’un parcours identitaire. L’ouvrage met en évidence la grande cohérence des articles polémiques aurevilliens et analyse leur écriture, somme toute ludique mais non dénuée de danger pour son auteur dans le monde parfois complaisant des Lettres et des Lettrés. La prise de risque aurevillienne par l’originalité reconnue d’une écriture chtonienne et ambivalente qui dérange, n’est pas sans valeur littéraire. La critique témoigne des étapes éprouvantes d’une accession au moi, une naissance par les livres qu’on aime relire et une maïeutique par ceux qu’on rejette.
19Les excès de louange ou de réprobation sont les différentes nuances d’une émotion esthétique en train de se faire, une foi littéraire qui se cherche et se questionne. C’est peut‑être aussi l’itinéraire de Ph. Berthier mêlant aversion et rivalité, rachat et élection, pour approcher un Barbey d’Aurevilly, écrivain ensorcelé qui n’a pas fini de se révéler et de se troubler à travers les turbulences multiples de ses diatribes énigmatiques.
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20Motivé par ce « B. le Maudit », on écoutera aussi avec grande curiosité « La citation poétique comme instrument polémique dans la critique de Barbey d’Aurevilly » de Catherine Mayaux, mais aussi « La polémique et ses paradoxes : Barbey et Les misérables » de Marie‑Catherine Huet‑Brichard, et également « Jules et George [Sand] : les dessous d’une animosité » de Mathilde Bertrand, intervenant lors du colloque « Barbey d’Aurevilly polémiste », organisé par l’équipe Littérature et herméneutique de l’Université de Toulouse le Mirail, 26‑28 Mars 2008, sur le site de l’Université de Toulouse, sans oublier de consulter Barbey d’Aurevilly-Cent ans après (1889‑1989), textes réunis par Philippe Berthier.