Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Michaela Bjuggfält-Châteaux

« L’Éternel retour » du Moyen Âge

Alain Corbellari, Le Philologue et son double. Études de réception médiévale, Paris : Classiques Garnier, 2014, 486 p., EAN 9782812430831.

1En 1943, à l’aube de la libération progressive, paraît L’Éternel retour, réalisé par Jean Delannoy et dont le scénario — une réécriture qui ne s’avoue pas comme telle de l’adaptation moderne par Joseph Bédier de Tristan et Iseut (1900) — a été rédigé par Jean Cocteau. Le titre fait évidemment référence au concept héraclitéen et stoïcien du retour éternel au même, repris par la pensée nietzschéenne. Rappelons que le concept central dans la philosophie nietzschéenne de l’éternel retour affirme qu’il n’y a rien à rejeter — pas même la pire des choses qui, elle aussi, a ses bons côtés — et consiste en une affirmation du présent sur les autres formes de temporalité. Le film connaît un succès immédiat.

2On pourrait se demander ce qui dans cette matière médiévale attire et fascine au point de ressurgir régulièrement dans la littérature, au cinéma ou encore à l’opéra. Pour ne citer que l’exemple du Roman de Tristan et Iseut, celui-ci a connu de nombreux avatars, de l’opéra Tristan und Isolde de Richard Wagner (1865) au film Tristan + Isolde réalisé par Kevin Reynolds (2006), en passant par diverses métamorphoses dans des œuvres comme L’Homme sans qualités de Robert Musil et Le Docteur Jivago de Boris Pasternak.

3La question de la réception des représentations ou des rémanences du Moyen Âge dans la modernité est aujourd’hui à la mode. Ainsi, elle fait l’objet d’études dans des séminaires et des ouvrages savants, comme celui d’Alain Corbellari, Le Philologue et son double, paru chez Classiques Garnier en 2014. L’auteur signale d’emblée que

[l]a véritable question est de savoir pourquoi les adaptations de textes médiévaux, confidentielles dans les deux premiers tiers du xixe siècle, se mettent soudain, à l’aube du xxe siècle, à trouver un public qui n’a fait que s’accroître jusqu’à aujourd’hui1.

4Spécialiste de l’histoire des études médiévales et de la réception de la littérature du Moyen Âge dans la modernité, A. Corbellari nous propose ici un regroupement actualisé de contributions isolées « qui éclairent et complètent ses publications sur Joseph Bédier2 [et dont le but] est de montrer que le problème du « retour du Moyen Âge » intéresse au premier chef la compréhension que nous pouvons avoir de notre modernité3 ».

Pour une épistémologie de la philologie romane

5Bien que l’auteur indique dans son avertissement ne pas avoir « cherché à donner à ces études beaucoup plus d’unité qu’elles n’en ont eu au gré de leurs publications respectives » (p. 8), force est de constater qu’il y a une logique interne, une progression de la réflexion, ou plutôt, comme l’indique A. Corbellari lui-même, « une réflexion plurielle qui tente de concilier histoire littéraire, sociologie de la littérature et histoire des formes » (ibid.).

6Ce qui, de prime abord, a les allures d’un assemblement hétéroclite d’articles se révèle vite être une série de réflexions mûries autour de la question de la philologie romane : de ses origines, de ses figures dominantes et, plus globalement, de la réception de la littérature médiévale. L’ouvrage s’ouvre sur un article qui « avait, dans un contexte épistémologique plus tendu qu’aujourd’hui, valeur de manifeste » (ibid.). Il s’agit de « L’Histoire de la critique comme cas limite de l’histoire littéraire » (p. 11‑22), paru au départ dans la revue Études de Lettres en 1995, où A. Corbellari cherche à «  marquer le point de rupture où, obligée de se mirer en elle-même, la chronique successive des « écrivains » rencontre l’aporie de son impossible auto-justification » (p. 19).

7Ensuite, sans se contenter de faire l’apologie de Joseph Bédier ou de passer en revue les grands noms de la philologie romane, de Jean-Baptiste de Lacurne de Sainte-Palaye et Pierre Jean-Baptiste Le Grand d’Aussy au xviiie siècle, Paulin Paris, Gaston Paris, Émile Littré, Ernest Renan, Paul Meyer et Francisque Michel au xixe siècle à Paul Zumthor, Bernard Cerquiglini et Mario Roques au xxe siècle, A. Corbellari interroge les apports et les limites des théories de chacun en les mettant en relation tout en tenant compte de la réception de la littérature médiévale de leurs époques respectives. Mais comme l’avertit l’auteur dans un article récent, « Entre réception et histoire des idées : l’histoire des études médiévales comme archéologie de nos passions », paru dans Perspectives médiévales en 2014 :

faire l’histoire des études médiévales, ce n’est […] pas seulement évoquer une série de figures du passé, que les spécialistes vénèrent comme leurs grands ancêtres, mais qui n’auraient plus rien d’actuel à nous dire4.

8Bédier occupe évidemment une place centrale dans l’ouvrage, mais le spécialiste du grand philologue n’est pas moins désireux de « rendre au maître ce qui lui revient » (p. 92), par exemple en ce qui concerne l’idée d’une « Renaissance du xiie siècle », concept que l’on retrouve d’abord, comme le signale A. Corbellari, chez Renan avant le développement, en 1927, de l’idée par Charles Haskins (ibid.). Dans un article consacré à la traduction de l’ancien français en français moderne (p. 205‑218), l’auteur fait également part des similitudes, en plusieurs points, entre les principes adoptés par Paulin Paris dans sa traduction du Roman de Renart en 1861 et ceux que Bédier adoptera dans Le Roman de Tristan et Iseut en 1900 (p. 210‑212).

9Traduire ou non l’ancien français ? La question, maintes fois posée, est abordée par A. Corbellari dans deux chapitres centraux : « Traduire l’ancien français. Petit historique d’une quête inachevable » (p. 205‑218) et « Traduire ou ne pas traduire : le dilemme de Bédier. À propos de la traduction de La Chanson de Roland » (p. 219‑241). Si le problème semble réglé pour l’ancien français, comme l’indique l’auteur du Philologue et son double, « il ne l’est toujours pas pour le moyen français » (p. 206). On ne s’étonnera pas de trouver ici un renvoi vers les travaux de Claude Buridant, en particulier le bilan qu’il dresse dans son article « De l’ancien français au français contemporain. Gué périlleux et quête du traduire »5. En guise de réponse au dilemme de la traduction, A. Corbellari cite les entreprises de Paul Zumthor, Jean Dufournet et Michel Zink qui

ont complètement révolutionné notre rapport au texte médiéval, en systématisant l’accès direct aux textes originaux et en proposant des traductions [et] qui, du seul fait qu’elles se voulaient en phase avec le public d’aujourd’hui, ont entériné la ruine de l’idiome bédiériste. (p. 218)

Joseph Bédier, du disciple au mentor

10L’influence de Gaston Paris sur son disciple Joseph Bédier est indéniable, quoique l’on ait pu dire à propos des relations entretenues par les deux hommes. Rien d’étonnant donc de lire ici une fine analyse de celles-ci, notamment en ce qui concerne le différent si souvent épinglé par la critique entre le maître et son élève. Dans un premier article, « Gaston Paris vu par Joseph Bédier » (p. 107‑116), l’auteur nuance ses allégations premières sur les relations Bédier-Paris et distingue dans le Gaston Paris vu par Joseph Bédier six hypostases — la figure paternelle, le maître, le savant, le vulgarisateur, l’humaniste et l’adversaire — qui, « si elles paraissent quelquefois se combattre, n’en forment pas moins une figure unitaire, pour laquelle Bédier ne semble jamais avoir professé d’autres sentiments que de déférence et de respect » (p. 107‑108) pour son maître. Dans un second article, plus consistant, A. Corbellari s’attarde sur l’héritage spirituel de Gaston Paris à travers la correspondance de Joseph Bédier (p. 117‑125), où il s’interroge notamment sur « la genèse de la gloire post mortem de Gaston Paris » (p. 117).  On y trouve évidemment mention de l’image contestable de Gaston Paris à travers la leçon inaugurale de Bédier au Collège de France, mais également l’image vivante et élogieuse que Bédier dresse de son maître dans sa correspondance avec la veuve de celui-ci. Enfin, l’auteur clôt le chapitre sur le développement de l’amitié entre un Joseph Bédier, devenu mentor à son tour, et Mario Roques, de la dernière génération des élèves de Gaston Paris :

sans Gaston Paris, il est peu de dire que ni Bédier ni Roques n’auraient été ce qu’ils furent, et sans doute n’auraient-ils guère eu l’occasion de développer cette si fidèle amitié. (p. 124‑125).

La réception de la littérature médiévale

11Avant d’approfondir l’étude de la question de la réception de la littérature médiévale, A. Corbellari offre une brève synthèse des visions successives du Moyen Âge à travers les siècles, en évoquant les écrivains du siècle des Lumières ou les Romantiques, qui « ne voient […] dans le Moyen Âge qu’une source de pittoresque, badin et ironique » (p. 25) pour arriver à la vision contemporaine avec notamment Paul Zumthor. Son Parler du Moyen Âge, publié en 1980, peut être considéré comme « un point de départ d’une véritable réflexion sur l’histoire6 ». Dans son ouvrage érudit, A. Corbellari dédie deux articles au grand médiéviste et philologue suisse : « Zumthor, Abélard et Babel » (p. 379‑391) et « Contrebande et nomadisme. Les attaches romandes et la nostalgie de l’origine dans l’œuvre de Paul Zumthor » (p. 393‑412).

12Sur une note plus musicale, la question de la réception moderne de la littérature médiévale ne peut s’envisager sans prendre en compte ses adaptations à l’opéra, auxquelles A. Corbellari consacre deux chapitres dans son ouvrage érudit : « Le symbolisme et le renouveau médiéval. Lisibilité et musicalité du Moyen Âge » et « De la « Bibliothèque des romans » au grand opéra. Les métamorphoses de Partonopeus de Blois aux xviiie et xixe siècles ».

13On pouvait s’y attendre, A. Corbellari s’attarde à loisir sur l’esthétique musicale de Richard Wagner, inséparable « de sa thématique habitée par la littérature médiévale » (p. 27). Mais il évoque également Jules Massenet, qui, par un biais détourné à travers Partonopeus de Blois, « retrouve un motif qui a beaucoup préoccupé le Moyen Âge, à savoir la question des limites de la puissance paternelle » (p. 47). Enfin, il fait la part belle à Claude Debussy, dont l’entreprise

participe puissamment de ce mouvement infiniment recommencé de « retour du refoulé » que, dans notre civilisation sans cesse tentée par le vertige de la fuite en avant, représente la reprise, toujours mieux comprise, de la matière médiévale. (p. 35)

14Après l’opéra, A. Corbellari termine par une note architecturale en évoquant les cathédrales, notamment celle de Reims, qualifiée de « livre de pierre » par Émile Mâle7, et « élevée par un mouvement d'empathie presque universel au rang d'authentique martyre » suite aux bombardements par les Allemands lors de la Première Guerre mondiale (p. 428). Bien que l’imaginaire moderne de la cathédrale soit aujourd’hui bien documenté, grâce notamment aux travaux de Joëlle Prungnaud8, A. Corbellari revisite ici, notamment à travers Louis Gillet et Le Corbusier, cet espace médiéval qui fait « rêver d’éternité » André Malraux dans Les Noyers de l’Altenburg (p. 429).

15Les lieux revisités par A. Corbellari dans son étude de la réception de la littérature médiévale, que ce soit au travers de l’opéra, de l’architecture, du cinéma ou de la littérature, nous renvoient toujours au même questionnement, à savoir ce qui, dans cette matière médiévale, attire et fascine encore aujourd’hui. En effet, les rémanences du Moyen Âge ne cessent de se multiplier. Elles sont omniprésentes : dans la littérature avec des œuvres d’inspiration médiévale comme celle de Tolkien ou, plus récemment et pour un public moins averti, celle de J. K. Rowling, dans les jeux vidéo comme Final Fantasy ou encore Dragon Quest pour ne citer que deux exemples. Sans parler du cinéma, qui, grâce à de multiples adaptations destinées à tous les publics, permet de revisiter la littérature et l’histoire médiévales.

16Un début de réponse à la question de l’attrait moderne, ou plutôt post-moderne, pour le Moyen Âge est esquissé à la fin de l’ouvrage d’A. Corbellari, pour qui notre fascination « n’a rien d’innocent et soulève des problèmes extrêmement graves », et ce qui est en jeu, nous dit-il, « ce n’est rien de moins que la définition même de notre civilisation, de notre rapport à la culture et surtout de ce que nous voulons en faire » (p. 438).


***

17En somme, du « retour éternel » ou du « retour du refoulé » de la matière médiévale, Alain Corbellari fait figure de précurseur, avec Charles Ridoux et Ursula Bähler9, en nous offrant ici une synthèse très riche de l’histoire des études médiévales.

18Si le traitement de l’histoire n’est jamais innocent, la période médiévale est particulièrement accompagnée par une vision du monde singulière10. L’auteur du Philologue et son double considère que c’est la définition même de notre civilisation et de notre rapport à la culture qui est en jeu. En effet, si « le succès du Moyen Âge prend les formes d’un phénomène de société » (p. 439), la fascination pour l’époque médiévale et sa littérature reste « inséparable d’un contexte politico-social bien précis » (p. 133). Ce n’est probablement pas anodin de constater, comme le fait A. Corbellari, que

si les thèses de Bédier sur l’origine des chansons de geste sont aujourd’hui presque abandonnées, l’interprétation patriotique du Roland, chant à la gloire des « Francs de France », est plus vivante que jamais en ce début de xxie siècle obsédé par l’idée de l’unité européenne ». (p. 134)

19Comme A. Corbellari l’a récemment fait remarquer, « [é]tudier comment le Moyen Âge nous rattrape, comment il nous a rejoints, c’est […] encore et toujours nous étudier nous-mêmes11 ».