Du côté de l’héritier : réactions, attitudes & regards possibles face à l’héritage littéraire (XVIe-XXe siècle)
Comment penser la réception de l’héritage au fil des siècles
1Si généralement la critique s’est intéressée au point de vue de celui qui lègue, les études réunies dans ce volume ciblent par contre leur attention sur l’héritier, sur ses choix, son triage et son appréciation ou sa prise de distance de ce qu’il hérite. Les articles parcourent et analysent les différentes attitudes assumées face à l’héritage littéraire du XVIe au XXe siècle, en se concentrant « sur l’héritier et sur le rôle qu’il peut jouer dans la succession des biens matériels et spirituels établie d’avance » (p. 8) plutôt que sur l’analyse des pratiques de transmission. La culture de l’héritage est alors abordée par le côté de celui qui reçoit et l’intérêt des contributions est porté sur les possibles réactions qui varient selon les époques et qui peuvent se placer entre les deux extrêmes : « accepter l’héritage sans condition ou le refuser catégoriquement» (p. 8). Entre ces deux pôles, il y a une infinité de nuances et de différences qui se produisent au fil des siècles ; et il y a aussi une évolution des attitudes assumées par l’héritier tout au long de l’histoire littéraire qui mettent en évidence le changement important qui eut lieu à la fin du XVIIIe siècle.
2En effet, dans le panorama tracé, la Révolution française marque le tournant décisif : elle représente donc aussi bien la période où la rupture est proclamée, que le moment où les destructions perpétrées au nom du refus de l’héritage de la tradition suscitent un intérêt renouvelé pour le patrimoine culturel.
Le regard vers le passé pour nous réorienter au milieu de la crise
3Parmi les visées du volume, il y sans aucun doute l’intention de contribuer, même indirectement, au débat en cours à l’époque actuelle sur le concept d’héritage et de patrimoine : « De fait, dès le début de la civilisation, c’est-à-dire dès le moment où les hommes ont commencé à produire plus qu’il ne leur fallait et à léguer ce surplus à leurs enfants, il y eut des héritiers et parmi eux, bien sûr, il y en eut quelques-uns qui refusèrent le don de leurs pères » (p. 9). C’est justement grâce aux nuances évidentes dans les modalités de réception qu’on peut retracer un développement complémentaire à l’évolution du concept d’héritage. Le geste radical du refus d’héritage, par exemple, varie selon qu’il se produit avant ou après le XVIIIe siècle : au Moyen Âge, comme durant la Réforme, il était le plus souvent l’effet d’une conversion, d’un passage des richesses du monde à la pauvreté évangélique. « Dans une telle vision du monde le rôle d’héritier est inextricablement ancré dans le respect du passé et dans la succession des biens matériels ou spirituels. En effet on a du mal à distinguer la notion d’héritage de celle de tradition » (p. 9). Il faudra donc attendre le XVIIIe siècle pour que la signification d’héritage commence à s’écarter de ce modèle et à se modifier d’une façon plus évidente.
4Selon les intentions déclarées dans l’Avant-propos, le volume entend alors s’insérer et « suivre la piste de recherche ouverte par Günter Oesterle. D’après lui les modifications sémantiques du terme ‟héritage” ne pouvaient surgir tant que la société considérait ses traditions comme allant de soi1. Au moment où celles-ci devenaient fragiles et incertaines, le phénomène d’héritage se compliquait. Dès lors, le terme ne désignait plus une pratique juridique ou spirituelle quelconque qui sanctionnait la volonté des pères, mais se convertissait en notion problématique signalant une crise concernant la façon de penser le rapport aux traditions. Désormais ce n’est plus celui qui lègue qui se trouve au centre de l’attention, mais celui qui hérite et qui remet en question ce qui lui est transmis, ou bien : celui qui attire bruyamment notre attention sur son geste. C’est maintenant à l’héritier de décider de quelle manière il entend pratiquer la transmission des biens matériels, spirituels ainsi que celle des traditions» (p. 10).
La Révolution de 1789 : une rupture traumatisante & libératrice à la fois
5Les révolutionnaires français, dans l’espoir de pouvoir créer de nouvelles formes politiques et sociales plus justes, avaient délibérément refusé le monde reçu en héritage et par là déclenché un processus créatif libérateur. Les cinq parties qui composent le volume sont donc bâties autour de ce tournant capital, même si on pourrait regretter que seulement la Première partie (Sous l’Ancien Régime : l’héritage comme réception) soit consacrée à la période qui précède la Révolution. « Avant le xviiie siècle l’individu-héritier n’avait pas de grandes marges d’action, d’autant plus qu’il se gardait bien de les afficher » (p. 11) : les articles consacrés à la littérature prérévolutionnaire entendent donc faire prendre conscience des limites dans lesquelles à l’époque un héritier pouvait agir. Si Enrica Zanin traite de la réception de la Poétique d’Aristote aux xvie et xviie siècles - texte qui évolue du statut d’auctoritas à celui d’héritage, permettant aux écrivains d’en refuser l’autorité pour revendiquer leur liberté poétique (« La Poétique d’Aristote : un héritage contesté », p. 19-36) – Francine Wild (« Corneille, Rotrou et l’héritage des modèles espagnols, à propos de quelques personnages de fils rebelles », p. 37-51) s’intéresse à la description de l’accueil, sans servilité, que quelques ouvrages dramatiques français de la première moitié du xviie siècle réservent aux modèles espagnols. Marie-Gabrielle Lallemand (« Refuser l’héritage du long roman : les histoires insérées dans La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette », p. 53-67) voit dans les histoires insérées dans La Princesse de Clèves une reprise de la structure des longs romans du xviie siècle, mais avec une signification différente : « les récits insérés dans La Princesse de Clèves ne sont plus qu’une technique narrative alors que dans le long roman, ils étaient, avec le début in medias res, la marque d’une filiation générique dont les contraintes, pour le roman, avaient été théorisées. En larguant ainsi les amarres, la fiction narrative en prose retrouve une grande marge de liberté » (p. 66-67). Dans cette Première partie, deux articles seulement sont consacrés au xviiie siècle. Cela serait dû au fait que « dans le contexte d’héritage la signification des Lumières n’a pas encore été envisagée à fond » (p. 12). Fanny Maillet (« Les fabliaux dans la Bibliothèque universelle des romans, ou comment s’accommoder d’un lourd héritage », p. 69-88) analyse les enjeux matériels et moraux qui président à la transmission des « fabliaux » au xviiie siècle dans la Bibliothèque universelle des romans. Claire Gaspard (« La Révolution française et ses héritages », p. 89-103) offre un panorama des débats sur l’héritage et des mesures législatives prises à son égard pendant la période révolutionnaire. Sa contribution représente le lien entre cette première partie et les suivantes. En sondant le désir de faire table rase du passé qui avait animé les révolutionnaires dans leur furie destructrice des monuments et des témoignages historiques, elle met en relief le fait que la volonté de conserver le patrimoine, qui anime encore aujourd’hui les intentions de l’Unesco, part du vécu d’une expérience de vandalisme qui entend remettre la civilisation sur des bases solides. « L’article de Claire Gaspard [donc] pose les bases sur lesquelles une grande partie des articles suivants développeront les options dont le nouvel homo hereditans jouit dès lors et met en évidence le degré de liberté dont dispose un auteur dans le domaine de la littérature des xixe et xxe siècles » (p. 13).
6Les études qui composent la Deuxième partie (Après la Révolution : la contre-révolution en héritage) sondent donc la cassure profonde que la Révolution a représentée pour les contemporains, coupés – bon gré mal gré – de leurs traditions et de leur passé. Les titres nobiliaires, par exemple, avaient été complètement effacés par la Révolution. L’appartenance à une famille noble et ancienne représentait ainsi un héritage problématique. Dans ce cadre, Franziska Meier (« L’esprit des anciennes races : la notion d’héritage chez Chateaubriand et Tocqueville », p. 107-121) analyse le cas de deux aristocrates de première importance : François-René de Chateaubriand et Alexis de Tocqueville et, à travers leurs écrits, montre le changement profond que le concept d’aristocratie subit après 1789. Les contributions de Gérard Gengembre (« Présence fictionnelle d’un héritage contre-révolutionnaire : l’exemple du Médecin de campagne de Balzac », p. 123-131) et de Julie Anselmini (« L’impossible héritage de Jules Barbey d’Aurevilly », p. 133-148) se concentrent sur ce qu’on pourrait définir comme l’héritage contre-révolutionnaire, le désir donc de rétablir un monde, voire le monde, qui avait été détruit par la Révolution. Le Médecin de campagne offre un bon exemple des références contre-révolutionnaires dont Balzac se sert pour brosser un tableau critique de la société. Anselmini réfléchit sur la conversion radicale de Barbey d’Aurevilly au monarchisme et au catholicisme. Dans une perspective plus ample, de son analyse surgit un examen intéressant sur les manières de gérer l’héritage contre-révolutionnaire dans la seconde moitié du xixe siècle qui permet de passer à la Troisième partie du volume : Après la Révolution : construire une tradition.
7Au xixe siècle « les héritiers déshérités » (p. 14) s’imaginent en pères de nouvelles traditions et s’inventent de nouvelles filiations. Brigitte Diaz (« Héritages épistolaires : la lettre au grand écrivain », p. 151-165) voit dans la « lettre au grand écrivain » un dispositif par lequel se diffusent des valeurs esthétiques constituant un héritage littéraire qui met en évidence l’ambiguïté des auteurs romantiques, lesquels déclaraient refuser tout héritage. L’exemple du grotesque pictural et littéraire, qui prend son essor pendant la révolution romantique de 1830 et dont la succession fut particulièrement difficile, constitue l’objet de l’article de Virginie Leclerc (« Le Grotesque – un héritage difficile à la fin du xixe siècle », p. 167-180). À travers l’exemple de Victor Hugo, l’auteur démontre qu’au xixe siècle « le rapport à l’héritage se modifie : le poète peut refuser l’héritage classique, en choisir un autre et le remanier car la représentation du passé évolue : accepter l’héritage signifie moins se situer dans le sillage de ses ancêtres que bâtir un nouvel édifice sur le terrain de ces derniers » (p. 179-180). En contre-point, l’article de Richard Trachsler (« Héritiers et épigones. Les auteurs des romans arthuriens en vers après Chrétien de Troyes », p. 181-196) nous introduit à l’intérieur des méandres des interprétations et des mécanismes qui régissent l’approche des médiévistes de la fin du xixe siècle. Cette étude montre comment à l’époque se mit en place un canon critique qui n’a jamais été remis en question depuis : à partir de Wendelin Foerster2, Chrétien de Troyes est présenté comme le maître du roman arthurien et par conséquent les auteurs postérieurs sont transformés en épigones.
Le xxe siècle : entre le refus & la redécouverte de ses propres racines
8Toutefois « c’est en particulier au cours du xxe siècle que les auteurs tout en demandant une indépendance absolue par rapport aux traditions et en proclamant leur volonté de faire tabula rasa se rendent compte que leur arbitraire est limité, que le refus de l’héritage risque de n’être qu’un geste futile » (p. 15). La Quatrième partie du volume (Au xxe siècle : construire ses racines) réunit alors des articles ciblés sur des thématiques et des auteurs de la première partie du siècle. Jean-Paul Rogues (« Les francités anglo-saxonnes d’Alain-Fournier », p. 199-214) parcourt les tentatives tortueuses et vaines qu’Alain-Fournier a essayé de suivre pour s’émanciper des traditions. Son œuvre, en effet, est bâtie sur le refus des classiques de la tradition française. Son anglophilie littéraire est la réponse à un épuisement de l’écriture romanesque et « le recours à la culture de l’autre, qui se présente comme un refus d’héritage dans le cadre d’une littérature nationale, est héritage de l’idée d’un patrimoine commun » (p. 214). Marie-Paule Berranger (« Entre tradition et anti-tradition futuriste : l’héritage façon Cendrars », p. 215-235) compare le « Manifeste de l’anti-tradition futuriste » d’Apollinaire en 1913, à la position de Cendrars qui, à la dénégation du passé et de la tradition, oppose sa réécriture de la filiation ainsi que la liberté de choix que s’accorde l’expatrié, « originaire d’un pays transculturel, interreligieux et multilingue » (p. 234), tel qu’est la Suisse. Gérard Poulouin (« Charles-Ferdinand Ramuz face à deux héritages : des histoires locales, des pans de la littérature », p. 237-248) situe l’œuvre de Ramuz entre la tradition suisse romande de ses origines et la tradition française qu’il a acquise et qui est nourrie par sa passion pour l’Antiquité, en mettant en évidence la manière dont l’œuvre exprime une tension et une recherche continue d’une rencontre entre les deux héritages.
9On pourrait regretter que le volume consacre seulement, à l’intérieur de la Cinquième et dernière partie (Au xxe siècle : le poids de l’histoire), un article à une œuvre de la fin du xxe siècle et un article à la littérature francophone. Il s’agit des contributions de Marie Hartmann (« Éclats du passé. Claude Simon, Le Jardin des Plantes », p. 251-265) et de Dominique Viard (« Quatre continents pour créer une ‟désidérade” : blessures d’histoire en héritage et poétique d’archipel au-delà de l’héritage », p. 267-282). En effet, la littérature de la fin du xxe et du début du xxie siècle cultive de plus en plus la nostalgie pour les auteurs des siècles précédents et puise volontiers dans les formes héritées du passé pour inventer du neuf3. Ces deux dernières études sondent en particulier le rapport à l’histoire dont l’impact traumatisant et donc l’héritage sont encore aujourd’hui trop difficiles et lourds à gérer et à assumer. Dans Le Jardin des Plantes de Claude Simon, qui est l’objet de l’article de Marie Hartmann, c’est encore l’héritage douloureux de la Deuxième Guerre Mondiale. Dans l’article de Dominique Viard c’est le dilemme des écrivains caraïbes devant une tradition héritée : d’une part ils se trouvent face à l’impossibilité de choisir leur héritage ; mais de l’autre ils sont aussi les victimes d’une histoire traumatisante qui leur est transmise et imposée comme un héritage non voulu et, cependant, inéluctable.