Ce que ponctuer veut dire…
1Succédant à la somme dirigée par Gilles Philippe et Julien Piat sur « la langue littéraire1 », mais aussi et surtout aux récents travaux spécifiquement consacrés à la ponctuation (parmi lesquels ceux de deux contributeurs du volume : Esthétique de la ponctuation d’Isabelle Serça et Poétique du point de suspension : essai sur le signe du latent de Julien Rault2), l’étude conduite par Stéphane Bikialo et Julien Rault, qui se propose de « parler de ponctuation à partir des représentations que véhiculent (explicitement ou non) les textes, les œuvres, les auteurs convoqués3 », apparaît comme un complément d’autant plus nécessaire à notre compréhension de la langue qu’« en ces matières, l’effectivité des réalisations langagières a toujours moins d’importance que les valeurs esthétiques et l’imaginaire linguistiques [sic] que ces réalisations illustrent4 ». D’ailleurs, les deux chercheurs prévoient de publier parallèlement, dans LINX, la synthèse d’une enquête sur le sujet menée auprès d’une cinquantaine d’auteurs contemporains entre 2013 et 2015, « versant linguistique5 » de cette réflexion sur l’imaginaire de la ponctuation.
2Outre la grande intelligence de certaines analyses et le questionnement théorique, voire l’ambition typologique sous‑jacente, l’originalité et l’intérêt de cette étude à plusieurs mains résident dans la fine articulation entre la mise au jour d’invariants dans la représentation de la ponctuation, et la description de l’indéniable singularité de chaque imaginaire. Malgré l’empan choisi, qui s’étend des auteurs canoniques de la seconde moitié du xixe siècle aux écrivains contemporains, malgré la variété des signes de ponctuation envisagés (les contributions parcourent la quasi intégralité des signes : différents points, tirets, parenthèses, pointillets, astérisque), les imaginaires de la ponctuation semblent pouvoir se définir par un ensemble de caractéristiques communes. Au‑delà des « trois imaginaires fondamentaux » (« imaginaire de l’endophasie, imaginaire du corps, imaginaire du continu et du discontinu6 »), qui permettent surtout d’organiser les articles chronologiquement, c’est d’abord par son aptitude à faire « signe » ou, pour reprendre l’expression de Paul Ricoeur rappelée par Martine Motard‑Noar, par sa nature d’« effet‑signe », que la ponctuation se définit. Parce que son imaginaire est « fondé sur l’assimilation à une procédure de contrôle interne, liée à celle de l’“ordre du discours”7 », la ponctuation se présente fondamentalement comme une « trace [qui] signifie sans faire apparaître8 ».
La ponctuation & ses liens avec l’inconscient
3Les bornes temporelles de l’étude, établies en amont par le moment décisif que représenta, pour la ponctuation textuelle, le passage à une lecture silencieuse et personnelle entre 1850 et 1900, permettent de mettre en évidence le rôle de la ponctuation dans l’« expression et [la] transcription d’un discours intérieur9 », voire dans « l’invention de l’inconscient10 ». Dans les récits de la seconde moitié du xixe siècle qu’étudie Romain Enriquez, la ponctuation constitue ainsi, suivant son heureuse formule, une « psychologique11 ». Bien plus, il montre comment la capacité de la ponctuation à exprimer l’inconscient la dote d’une fonction éminemment subversive, en ce qu’elle déconstruit « les catégories traditionnelles de la fiction — raison, sujet, récit, discours, texte12 » : les exclamations et les interrogations jettent un trouble sur les facultés rationnelles du sujet, les parenthèses, par « l’intrusion d’un autre discours, dont l’origine reste à déterminer13 », subvertissent le récit, tandis que les points de suspension, symboles d’une faille discursive, involontaire ou intentionnelle, seraient « les témoins privilégiés de ce qu’on appelle la crise du personnage », dans la mesure où ils « signifient que quelque chose retient le sujet dans la formulation d’un discours ou la conception d’une idée14 ». Par‑delà les époques, c’est bien cette même subversion que constate Martine Motard‑Noar dans son étude des astérisques chez Pascal Quignard, bien que celle‑ci se situe cette fois surtout dans l’acte de lecture lui‑même. L’usage que Quignard fait du blanc et de l’astérisque affiche et affirme « l’inévitable échec » du narrateur « et, par suite, le nôtre » : il « vient s’opposer à la raison d’être de la ponctuation, conçue traditionnellement comme aide à la compréhension15 ».
4Si l’effet subversif de la ponctuation est manifeste sur le plan littéraire, Romain Enriquez s’interroge à juste titre, à la fin de son article, sur la possibilité de parler, pour la ponctuation, d’une figuration de l’inconscient : la ponctuation demeure « indice ou symptôme d’un mal qui ronge », ne parvenant qu’« en de rares et brèves occasions » à faire accéder ces « forces obscures » au statut de « symbole16 ». L’écrivain contemporain Louise Desbrusses confirme, dans un intéressant entretien avec St. Bikialo, ces liens privilégiés, quoiqu’informes, de la ponctuation avec l’inconscient : à travers sa personne, constate‑t‑elle, s’exprime « un “ça” qu’[elle] ne sai[t] pas définir mais pour lequel pourtant [elle] [a] trouvé mots et ponctuation17. »
Polymorphisme & polysémie
5De ce point de vue, l’analyse graduelle à laquelle Julien Rault soumet les points de suspension apparaît comme une solution d’autant plus intéressante que, là aussi, l’imaginaire sollicité a partie liée avec l’inconscient. En envisageant pour les points de suspension une « valeur minimale », celle de la « latence », qui consiste à « faire apparaître que quelque chose est susceptible d’apparaître18 », son analyse permet de rendre compte des effets de sens en apparence contradictoires auxquels le signe est associé : l’élaboration d’une fiction d’oralité et la restitution d’une parole intérieure.
6Frédéric Martin‑Achard met en évidence une autre précaution nécessaire dans ce type d’étude : la polymorphie de l’imaginaire de l’endophasie l’amène assez logiquement à conclure à la nécessité d’envisager l’imaginaire de la ponctuation au pluriel et sur un mode non déterminatif, loin des automatismes qui consisteraient, par exemple, à associer déponctuation et discours intérieur, et cela, même si, dans le théâtre contemporain étudié par Marie Reverdy, la déponctuation a valeur de manifeste théâtral. De fait, si la représentation du discours intérieur repose à ses origines sur le point‑virgule, dont la valeur « liante » permet de « transcrire la discontinuité et la multiplicité des faits psychiques — en l’occurrence des perceptions muettes19 », il montre bien que le « réalisme endophasique » des œuvres des années 1920‑1930 s’appuie sur deux configurations contraires — la surponctuation ou la déponctuation —, à l’efficacité différente : la substitution d’une ponctuation forte (aux virgules attendues) met efficacement en évidence « la déliaison et […] la discontinuité du discours intérieur20 », tandis que l’absence de ponctuation, qui permet certes de rendre compte d’une pensée préverbale, risque cependant « de se priver d’instruments efficaces de décrochage énonciatif et de polyphonie comme la parenthèse et le tiret double21. »
La ponctuation, c’est l’homme
7Dès lors, — et l’évolution du volume vers les études monographiques peut le suggérer —, sans doute est‑ce in fine dans le cadre d’une esthétique d’auteur qu’une telle analyse demeure la plus légitime. Les préceptes épilinguistiques des écrivains22, opportunément rappelés par plusieurs contributeurs, montrent d’abord que l’imaginaire de la ponctuation relève généralement du pensé, jusqu’à recouvrir parfois, comme chez Maupassant, une forme de « manifeste esthétique23 ». Surtout, ils permettent paradoxalement de mettre en évidence la fondamentale singularité de ces imaginaires. Comme le souligne Isabelle Serça, bien que l’assertion sentencieuse placée par Maylis de Kerangal au cœur de Réparer les vivants (« la ponctuation est l’anatomie du langage ») ait aussi été le mot d’ordre des « rédacteurs du journal L’Imprimerie lorsqu’ils tancent vertement George Sand24 », bien que ce précepte s’inscrive, encore, dans la tradition bien connue de la phrase conçue comme un organisme vivant, l’imaginaire qu’elle condense ne saurait se confondre avec la conception grammaticale de la ponctuation véhiculée par les premiers.
8Si la diversité et la richesse du corpus méritent d’être saluées — le volume débutant avec les grands écrivains de la deuxième moitié du xixe siècle pour s’achever avec les auteurs les plus contemporains, tout en faisant alterner analyses panoramiques et études monographiques —, on pourra toutefois regretter, entre ces deux pôles, l’absence des expérimentations poétiques françaises du début du xxe siècle, comme celle des expériences romanesques de la deuxième moitié de ce même siècle (avec Claude Simon, par exemple).
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9Les trois imaginaires qui structurent l’étude ont, certes, permis de mettre en évidence la manière dont l’époque et/ou le genre pouvai(en)t en partie les déterminer ; dans cette perspective, la tendance et l’aptitude du théâtre et de la poésie du xxe siècle à figurer le souffle et le corps offrent sans doute, sur le plan de la ponctuation, les réalisations les plus abouties et les expressions les plus fortes, comme le laissent penser les articles de Marie Reverdy et Claudia Desblaches, respectivement consacrés aux expériences théâtrales de Patrick Kermann et à celles du poète américain E. E. Cummings. Reste que la ponctuation, parce qu’elle est une « physique de l’écriture et de la lecture25 », sollicite un imaginaire d’abord doublement personnel, que des écrivains comme Pascal Quignard et Maylis de Kerangal exploitent pleinement, sans tomber pour autant dans le « système ». Loin de la suggestion provocatrice d’un Sollers, lequel a estimé qu’« il faudrait instaurer les points d’ironie typographique26 ! », c’est bien dans un « entre‑deux27 » que semble se construire l’imaginaire (contemporain) de la ponctuation ; non pas tant, comme le suggère Isabelle Serça, dans celui qui sépare la norme de l’usage, la langue du style, mais dans celui qui se tisse entre le jeu créateur et l’imagination du lecteur.