Pour lire et se lire sans dé-lire. La question du régime de lecture
Le discours littéraire — […] dans les salles de classe et dans les amphithéâtres universitaires — s’atrophie ou se sclérose mais de toute manière dépérit faute d’être explicité et fixé par une exégèse compétente.
Mircea Marghescu, p. 59.
1C’est à partir de ce piteux constat que Mircea Marghescu élabore un essai portant sur la place de la littérature dans le système français d’enseignement. Cet ouvrage s’adresse principalement aux chercheurs et aux enseignants de littérature, et plus largement, à la communauté politico-éducative nationale dans son ensemble. Le problème posé est celui de l’affaiblissement de la littérature dans le système éducatif français et par extension, dans notre société. Selon l’auteur, cette situation de déclin s’explique par des problèmes méthodologiques inhérents à la critique littéraire, laquelle ne respecterait pas la nature profonde de la littérature. Comme les manquements des chercheurs se reflètent dans l’enseignement, c’est l’enseignement-recherche dans son ensemble qui se verrait ainsi affecté d’une décadence en progrès.
2Pour tenter de l’enrayer — sans, toutefois, d’illusions se bercer — l’auteur a pour ambition de démontrer l’existence d’une fonction et d’un régime de lecture spécifiques du discours littéraire et d’en déployer tout l’intérêt, toute la richesse. Le cadre théorique retenu s’élabore à partir de postulats que l’auteur a préalablement développés dans son essai Le Concept de littérarité. Critique de la métalittérature1.
3Mircea Marghescu, maître de conférences en littérature comparée à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC), juge les récents éléments de réponses apportés quant à la définition et au pourquoi de la littérature insuffisants. D’abord, ceux d’Antoine Compagnon, pour qui la littérature permet de préserver et de transmettre l’expérience d’autrui, nous rendant alors sensibles à l’altérité et à la différence. Le problème, selon M. Marghescu, c’est que nous ne savons toujours pas expliquer ce qu’est la littérature et qu’A. Compagnon ne nous y aide pas, dès lors que ses tentatives définitoires en restent à une extension du concept sans parvenir à faire le passage vers l’essence. Cet échec expliquerait pourquoi le critique use finalement de l’argument d’autorité : « La littérature c’est… la littérature, c’est-à-dire ce que les autorités (sic) incluent dans la littérature2 » (p. 11). M. Marghescu se tourne alors vers Thomas Pavel qui occupa lui aussi une chaire du Collège de France, et sans doute n’est-ce pas sans ironie lorsqu’il écrit que ce dernier : « ajoute cette mémorable découverte : “La littérature crée une retraite imaginaire, loin de l’ici et du maintenant3” » (p. 13). Enfin, Tzv. Todorov — que l’auteur présente comme revenu des autorités structuralistes qui fondaient sa légitimité — écrit dans La Littérature en péril que celle-ci est « plus éloquente que la vie quotidienne, mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers et aide à vivre4 » (ibid.). Et M. Marghescu de résumer :
La littérature communique, informe, fait rêver, console, et elle le fait avec éloquence. Elle est donc à nouveau histoire, sociologie, psychologie, et, en plus, rhétorique, mais toujours pas littérature. (ibid.)
Comprendre le régime de lecture poétique
4Le Concept de littérarité auquel Pourquoi la littérature ? fait suite, a été cité et commenté aussi bien en France qu’à l’étranger. La version de 1974 a été approfondie et enrichie pour une nouvelle publication en 2009 chez Kimé. À ce sujet, on pourra lire avec grand profit le compte-rendu critique de Sébastien Marlair5, secondé par l’intervention de Dominique Maingueneau6. La lecture de ces recensions donne à penser que l’ouvrage Pourquoi la littérature ? revient sur l’essentiel de ce qui a déjà été exposé dans la publication antérieure, à savoir les notions de régime de lecture, notamment référentiel, esthétique et poétique. Ici, l’auteur s’attache à démontrer le bien-fondé du régime de lecture poétique au travers d’analyses nourries, autrement appelées dans l’ouvrage « exercices d’exégèse poétique ».
5Comme le rappelle S. Marlair, l’influence de la pensée de M. Marghescu a « trouvé en trente-cinq ans plus d’écho en didactique de la littérature que nulle part ailleurs7 » et c’est donc en grande partie au travers de ce prisme qu’il rend compte du contenu de l’ouvrage. Même s’il convient d’abord du caractère convaincant des apports généraux de l’auteur, il pointe avec pertinence quelques lacunes et problèmes spécifiques à la théorie et à ses implications didactiques, et c’est pourquoi il aurait été souhaitable, à notre avis, que l’essayiste les prenne en considération et les discute dans ce nouvel ouvrage. S. Marlair explique notamment que
la difficulté vient plutôt de l’inachèvement du concept construit qui nécessiterait d’être complété à partir d’une théorie qui s’offre les moyens d’une conception plus large de la référence et d’une analyse du discours littéraire capable d’en penser la production, via des concepts intermédiaires qui caractérisent vraiment la littérarité du texte8.
6Outre le manque de concepts intermédiaires qui permettraient d’envisager une véritable mise en pratique, S. Marlair soulève la question de la maîtrise symbolique des élèves et la possibilité pour eux de s’en tenir à l’interprétation archétypale produite par l’enseignant, ce qui, effectivement, n’est pas un risque négligeable. Quelles solutions envisage M. Marghescu ? Malgré cette nouvelle parution, la question demeure. De surcroît, un autre risque se profile dans cette théorie de la réception littéraire, celui de la relativisation. S. Marlair se demande à juste titre à quoi servent les propriétés différentielles d’un texte si finalement seule la réception est prise en considération. Enfin, il semble douteux au didacticien de la littérature que l’auteur prétende à un projet de type scientifique sur le régime de lecture qu’il appréhende pourtant à la manière d’un problème transcendantal9. Autant de points pertinemment soulevés par S. Marlair que l’ouvrage aurait gagné à intégrer dans la réflexion proposée.
7En dépit de ces questions demeurant en suspens, cette nouvelle publication atteint plus ou moins son objectif dès lors qu’on peut considérer qu’elle permet en partie de mieux connaître l’essence de la littérature et de comprendre les fonctions et le régime spécifique de celle‑ci. L’essence de la littérature serait ainsi de nature symbolique, ce qui implique pour l’exégète, grâce à un régime de lecture de type poétique, de savoir passer des concepts aux symboles. Le concept, explique l’auteur, est tourné vers le monde, le référent, et montre ce qui est visible alors que le symbole travaille en profondeur pour révéler ce qui demeure invisible. Ainsi, le passage de l’été à l’automne est un concept puisque chacun est à même de remarquer une évolution ; la moindre luminosité et la chute des feuilles par exemple. Toutefois, ce passage de l’été à l’automne peut aussi être lu symboliquement comme « une succession dramatique des saisons de l’âme. » (p. 20)
8M. Marghescu réprouve le régime de lecture référentiel parce qu’il écrit le monde de la même manière que pourrait le faire un sociologue ou un historien, sauf que ces derniers auraient selon lui davantage de légitimité pour le faire. Il condamne aussi le régime de lecture esthétique parce qu’en ne s’intéressant qu’à la réalité formelle des signes, il assècherait la littérature, la stériliserait et la détruirait. Ce système manquerait en fait l’essentiel, à savoir l’expérience même de la littérature, de l’homme, de son âme, de sa condition, que seul le régime de lecture poétique serait à même de révéler. Enfin, l’auteur recommande de procéder avec rigueur et précision dans la description du langage poétique et l’établissement de sa morphologie et de sa syntaxe mais il est dommage qu’il n’ait pas explicité cette dernière recommandation par un exemple illustratif immédiat.
9Quoi qu’il en soit, cette distinction entre régimes de lecture est bien, nous semble-t-il, l’essentiel de ce qui est exposé dans cet ouvrage composé d’une introduction intitulée « Pourquoi la littérature ? », suivie de deux chapitres, dont le premier concerne « La fonction poétique » ; d’abord « la poétique de la parole », puis « Le commentaire », référentiel, esthétique et poétique. Notons que s’il s’agit bien de commentaires pour les deux premières fonctions, la troisième est en revanche qualifiée du terme d’ « exégèse ». Enfin, une partie sur « L’enseignement » conclut ce premier chapitre avant de laisser part belle au second, composé d’« Exercices d’exégèse poétique » portant sur Le Lear de Kurosawa, La Dame de Pique de Tchaïkovski, Le Prince Igor de Borodine et Boris Godounov de Moussorgski, soit un film et trois opéras inspirés d’œuvres littéraires. Ces exercices constituent autant d’illustrations-solutions à valeur exemplaire d’un régime de lecture que M. Marghescu considère seul pertinent pour vivre —vraiment — l’expérience de la littérature.
Alterner entre les différents régimes de lecture
10Si ces différences de régime nous apparaissent fondées et que la lecture de l’ouvrage parvient effectivement à convaincre du caractère primordial de la perspective poétique, il reste difficilement concevable d’exclure les deux autres. Yves Citton rappelait à cet égard que les dynamiques socio-historiques sont nécessaires pour éviter le détestable travers de la sur-interprétation, à laquelle se sont notamment livrés les étudiants du professeur Stanley Fish10. Les régimes de lecture référentiel et esthétique ne devraient certes pas être les seuls prismes d’appréhension de la littérature mais le régime poétique non plus parce qu’à force de lectures de notre âme, il pourrait bien finir par nous lasser et donc nous éloigner, lui aussi, de la littérature. En partisan de l’exclusivité du régime de lecture poétique, M. Marghescu aurait pu, sans doute avec profit, s’arrêter un moment sur les possibles dérives de son application.
11À défaut, il faudra aller chercher chez Yves Ancel, adepte de la lecture littérale, pour pouvoir mesurer le risque de « dé-lire11 », de « lectures verbeuses, incongrues, absurdes, délirantes12 », de « clinquant creux et de verbiage infini13 » auxquelles donnent parfois lieu les exercices d’exégèse. Quelle importance M. Marghescu donne‑t‑il à la démonstration raisonnée et quelle place pour le critère de la vérité ? Soumet-il l’exercice d’exégèse poétique au régime de lecture littéral ou les considère-t-il absolument inconciliables ? Quels « garde-fous » pour le régime de lecture poétique ? S. Marlair évoquait la possibilité que les élèves s’en tiennent à la production de sens symbolique émanant du professeur sans toutefois y être sensibles eux‑mêmes, ce qui alors, est peu susceptible de les amener à aimer la littérature et pourrait même faire d’eux les perroquets disciplinés des belles âmes... De l’autre côté de ce prisme du risque, réside en outre la possibilité d’une production d’interprétations systématiquement symboliques et parfois abusives, or, il reviendra à l’enseignant de trancher entre ce qui est acceptable et ce qui l’est moins voire pas du tout. Selon quels critères transcendantaux, puisque les fonctions référentielle et esthétique sont exclues ?
12Notre plus grande réserve quant à l’adoption systématisée du régime de lecture poétique concerne le présupposé de l’auteur selon lequel nous serions tous sensibles à certaines beautés littéraires, et donc tous remués dans notre âme à la lecture de certains passages. Ainsi, M. Marghescu nous donne à lire des vers de Mallarmé pour aussitôt déclarer qu’il s’agit d’« un poème que l’on lit et relit avec une émotion aussi inexpliquée qu’incontestable » (p. 24). Or, il s’avère que nous avons lu ce poème sans ressentir la prétendue « incontestable émotion ». Nous l’avons lu, relu… et rien, toujours rien ! Nous avons alors pris connaissance des commentaires exégétiques de M. Marghescu, pensant que peut-être ils nous aideraient à ressentir l’émotion que la lecture de ce poème aurait dû engendrer. Malheureusement, le poème, aussi bien que son exégèse, nous a laissé tout à fait froids, et le régime de lecture poétique a donc failli, dans notre cas, à nous faire davantage aimer la littérature. Pourtant, la lecture des Contes du chat perché de Marcel Aymé ou encore de Marcovaldo ou de Palomar d’Italo Calvino nous émeut considérablement. Il nous semble donc que notre expérience personnelle — puisque non totalement dénuée de sensibilité — peut ici avoir valeur exemplaire dans la mise en évidence de ce que l’émotion est sans nul doute contestable et variable selon les individus. Il s’avèrera dès lors difficile, voire parfois impossible, de susciter émotions et lectures de l’âme sur les bancs du lycée ou de l’université, là où certaines lectures demeurent imposées.
13Ainsi, à ce stade de la réflexion, on pourrait se demander si, plutôt que d’adopter le régime de lecture poétique, l’exercice d’interprétation littéraire à proprement dit ne requiert pas davantage la maîtrise d’un équilibre entre les trois régimes proposés, et ceci dans un processus permanent d’adaptation à l’œuvre objet d’étude. De fait, M. Marghescu a considéré un corpus choisi de lui-même et qui se prête alors docilement à son régime de lecture d’élection mais qu’en serait-il s’il avait à travailler sur un corpus imposé d’œuvres au programme des collèges et lycées ? Est-il fondé d’enseigner Le Médecin malgré lui en adoptant un régime de lecture exclusivement poétique ? Et si ce n’est pas le cas, est‑ce à dire que l’œuvre de Molière n’est pas littérature mais document et divertissement ? On préfèrera ici considérer, avec Antoine Compagnon — et quoi qu’en pense M. Marghescu —, que cette lecture ouvre effectivement à une altérité, préservée, et qui se donne à lire aujourd’hui dans une perspective résolument plus référentielle et esthétique que poétique.
14La littérature, nous en sommes convaincus, ne fait pas que s’adresser à notre âme mais aussi à notre esprit et à notre jugement. Dans leur ouvrage intitulé Pour une lecture littéraire, Jean-Louis Dufays, Louis Gemenne et Dominique Ledur valorisent d’ailleurs la nécessité d’aspects dynamiques et même ludiques dans un processus de lecture s’adressant au lecteur tout entier. Lire « de tout son être », c’est pour le lecteur être touché dans ses dimensions « intellectuelle-rationnelle, imaginative-affective et physiologique14 ».
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15Étant donné que cette publication ne démontre pas d’avancée théorique probante par rapport à celle qui l’a précédée mais qu’elle s’attache plutôt à en démontrer le bienfondé au travers d’analyses abondamment illustrées, il apparaît qu’elle ne pourra dès lors être consultée avec profit que par les enseignants et / ou chercheurs qui ne sont pas déjà familiers des théories de Mircea Marghescu. Même si ce nouvel ouvrage atteint globalement son objectif, dans le sens où il permet effectivement aux lecteurs de mieux connaître l’essence de la littérature et de comprendre les fonctions et le régime spécifique de celle-ci, cette connaissance et cette compréhension ne devraient pas, à notre avis, s’y limiter et ne peuvent de toute façon s’y réduire.
16Outre les insuffisances théoriques liées à la production textuelle qui ne facilitent guère une véritable mise en pratique de l’approche de M. Marghescu, l’ouvrage demeure un point de vue particulier sur la littérature et ses possibilités didactiques. En tant que tel, il ne vient pas substituer mais compléter d’autres manières d’appréhender les études littéraires, avec lesquelles, en outre, il gagnerait à échanger. Il n’en demeure pas moins qu’en gardant à l’esprit l’approche recommandée par ce grand partisan du régime de lecture poétique, les enseignants de la littérature ont quelque chance de rendre le discours littéraire dans les salles de classe et dans les amphithéâtres universitaires non plus « atrophié, sclérosé et dépéri » mais vivant.
17Car pour enseigner la littérature aujourd’hui, sans doute ne suffit-il plus d’en connaître les fondements, les formes et les styles mais d’être à même de lui insuffler, à elle, à sa critique et aux étudiants, un petit supplément de vie. Et d’envie. Qu’elle puisse apparaître, dans l’idéal de son exigence, de sa profondeur et de sa déconcertation, telle une opportunité de « lecture-cadeau, de lecture plaisir ». Ces termes, empruntés au titre d’un article didactique dans le domaine du FLE15, résonneront nécessairement ici comme un (r)appel, voire un défi… qu’entendront, peut-être, quelques chercheurs/enseignants dédiés à la littérature telle qu’elle se lit, se vit, s’échange et se transmet aujourd’hui.