Franck Lestringant s’enquiert du « plaisir d’être martyrs »
1Il fut un temps où l’on mourait pour ses idées, même si ces temps furent troubles, et donnèrent lieu à toutes les manipulations, toutes les propagandes, tous les supplices dont la foi est trop souvent l’instrument. Franck Lestringant les ressuscite, ces temps tourmentés et sanglants, surchargés de spectacles insoutenables, moralement déconcertants, en retraçant la généalogie du « plaisir d’être martyrs1 » au siècle des Réformes. Ayant pour fil directeur la figure justicière d’Agrippa d’Aubigné défendant la cause protestante, Lumière des martyrs. Essai sur le martyre au siècle des Réformes est la réimpression de l’édition de 2004, réunissant divers articles précédemment publiés ou prononcés lors de rencontres par l’auteur. Le tout embrasse une réflexion sur la relation entre la littérature et l’action, ou le témoignage et ses effets, ou encore, si vous préférez, entre la Parole et sa puissance « virale » de propagation et d’emprise sur les individus, en période de grave crise politique et religieuse de l’histoire de France.
2Au début du premier siècle, Pline le Jeune, alors gouverneur romain de la province du Pont-Euxin, fut le premier à exprimer un embarras navré face au spectacle des premiers martyrs chrétiens et alla s’en plaindre à Trajan, avec l’objectif, d’une part, de les raisonner, et d’autre part, de les sauver :
C’est la première fois que je fais une enquête sur les chrétiens : je ne sais donc ni quelle procédure suivre ni quelles peines édicter. [...] les sacrifices, supprimés depuis un certain temps, reprennent et la chair des victimes qui ne trouvait que de rares acheteurs se vend partout. On comprend facilement combien de gens seraient sauvés si l’on pouvait les raisonner.
3Les raisonner ! Étonnante réaction face à des fanatiques, qui commençaient à faire montre de leurs facultés sacrificielles à ce moment-là, facultés qui iront s’accroissant au fil des décennies. Plutôt qu’un problème religieux, les martyrs posaient alors à l’Empire romain un problème d’ordre public. Bientôt, être chrétien signifiera être en contravention avec la loi, et mériter la mort ; à partir de Trajan, le christianisme devient un crime d’Etat. Dès lors, les Chrétiens ne sont plus persécutés comme Juifs, ainsi que cela eut lieu sous Domitien, mais comme Chrétiens. Et qui dit persécution, dit fabrication d’une communauté. La lettre de Pline à Trajan énonce, par la voie de la réflexion juridique, tous les enjeux induits par la question du martyre. L’existence d’une loi visant à réduire le sacrifice volontaire des premiers chrétiens contribue à donner une assise à cette activité qui scandalise, qui désarçonne ; elle l’officialise, la fait exister juridiquement, donc politiquement. « De même que tout ce que le roi Midas touchait se transformait en or, tout objet auquel le droit s’applique acquiert une existence juridique. » Selon cette affirmation de Hans Kelsen, dans sa Théorie pure du droit. Introduction à la science du droit 2, qu’il appelle la théorie du roi Midas, on peut affirmer avec Fr. Lestringant que les martyrs ont besoin de l’injustice qui les condamne iniquement : « Sans elle, à vrai dire, ils ne mériteraient pas ce titre de martyrs. Quoi qu’elle veuille et quoi qu’elle dise, elle coopère efficacement à leur élection » (p. 24). Ainsi, la justice, dès lors qu’elle instruit leur cause, crée les martyrs : il suffit que les fidèles persécutés soient saisis par la justice humaine, et les voilà, du simple fait de ce contact, transformés en or (p. 25). Cet or est l’or de leur existence juridique nouvelle, inaltérable et inaliénable, perdurable au-delà de la mort physique et des complications ou des fautes de procédure.
4Pourquoi s’intéresser à la renaissance du martyre au XVIe siècle ? Tout d’abord parce qu’elle est le fruit d’un paradoxe, ou d’un bricolage idéologique comme n’en connaissent que les phénomènes religieux : entretenant une « sainte horreur de la Messe » parce qu’elle aurait toutes les apparences du sacrifice, notamment à travers le rituel de la transsubstantiation, les Réformés sont pourtant fascinés par la mort des martyrs, alors qu’il s’agit du même procédé de conversion d’une substance (corporéité charnelle et temporelle) en une autre, idéelle (éternité de l’âme). Le martyr volontaire est le sacrifice de soi et de son enveloppe charnelle au nom d’un idéal plus élevé que tous ceux que l’homme peut acquérir ici-bas. De la même manière que le sacrifice, tel qu’il était accompli dans les sociétés primitives et antiques, le martyr est « une restriction que l’on s’impose dans l’espoir d’une largesse future » 3: il est la promesse d’autre chose, d’une rédemption, d’un monde garanti supérieur, plus noble, et pérenne. Le passage à l’acte serait la preuve que cet ailleurs existe : il valide la réalité d’un autre monde dans lequel le martyr — dont l’étymologie est « témoin » — glisse subrepticement, tel Orphée traversant le Styx, téméraire et confiant. Contre cette aberration, Nietzsche fulmine :
Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr ait jamais rien eu avoir avec la vérité. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il « tient-pour-vrai » exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. La vérité n’est pas une chose que l’un posséderait et l’autre n’aurait pas : seuls des paysans et des apôtres de paysans à la Luther peuvent concevoir ainsi la vérité [...]. Les martyrs, soit dit en passant, ont été dans l’histoire un grand malheur : ils ont séduit4…
5Notre époque ne le sait que trop bien, la figure du martyr mise sur la séduction, et non sur la raison. L’attraction intellectuelle et visuelle pour le martyr de la communauté réformée au XVIe siècle apparaît à Fr. Lestringant comme une obsession collective. Dans son Avant-propos, l’auteur insiste sur l’outil de propagande idéologique dangereusement efficace que constitue l’imaginaire du martyre. Il fait appel aux pulsions les plus profondes, les plus violentes, les plus irréversibles de l’homme qui l’accomplit, et qui, en l’accomplissant, se rapproche de son idéal : Dieu. Parce qu’au XXIe siècle, on est prompt à moderniser le calvinisme, à le lisser, à l’innocenter, à en faire la version «tolérante» du catholicisme traditionnel et ultramontain, Fr. Lestringant entend corriger ce contresens en découvrant « les traits insolites d’une anthropologie protestante qui n’entretient que peu de rapports avec ce que l’école de M. Weber nous en a appris » (p. 14) : le protestantisme n’est pas le règne universel de la raison ni du versant raisonnable, autrement dit, progressiste, du catholicisme. L’auteur affirme sans ambages : « Le protestantisme du XVIe siècle se situe aux antipodes de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité » (p. 16).
Jean Crespin, nouveau Voragine ?
6Le 23 août 1554, Jean Crespin publie Le Livre des martyrs, listant les martyrs protestants les plus héroïques, et faisant écho à l’élan qui poussait durant ces années‑là des fidèles de plus en plus nombreux à exposer leur vie pour la naissance de leur foi. Le livre des martyrs donna à ce phénomène de masse l’amplification de l’imprimé. Anticipant les accusations d’idolâtrie vis-à-vis du corps des martyrs, Crespin insiste sur le fait que ces corps brûlés et suppliciés ne sont ni reliques ni fétiches mais incarnent la pérennité d’une voix proférant une parole de vie, exhortative et consolatrice. L’accent est artificiellement placé sur le message plutôt que sur le spectacle des corps suppliciés. Ainsi, il n’y aurait pas de complaisance morbide pour le théâtre des cruautés ? Cette contradiction semble difficilement pouvoir être dépassée : l’attraction pour le martyre et son exaltation protestante constitue pour Fr. Lestringant le « tragique retour d’un refoulé, qui oppose aux adeptes de la pure religion la persistante réalité d’une idolâtrie charnelle, dont ils deviennent, comble d’ironie, les vivantes hosties » (p. 36). En outre, le martyrologe huguenot n’est pas seulement une collection de morts édifiantes et d’avertissements pieux comme pouvait l’être La légende dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle), il les replace dans la perspective d’une histoire générale de la chrétienté. Le lien est établi entre les premiers martyrs chrétiens et ceux de la Réforme. Par conséquent, est également accomplie l’analogie de leurs bourreaux catholiques avec les Romains qui, 1500 ans auparavant, persécutaient ces Chrétiens primitifs si déterminés et si pieux. Dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, Néron est ainsi comparé à Charles IX qui observe de son balcon du Louvre le massacre accompli le jour de la saint Barthélémy. Les polémistes catholiques de la contre-Réforme s’inquiéteront de l’efficacité d’un tel rapprochement et d’un tel zèle à la tâche : « Ils taschoient à s’établir non avec la cruauté, mais avec la patience, non en tuant, mais en mourant, de sorte qu’il sembloit que la chrestienté fust revenue en eux en premiere innocence, et que ceste saincte Réformation deust ramener le siecle d’or » 5. Ce retour à l’enfance du christianisme a beau être dénoncé comme une imposture, dans un premier temps elle étonne et jette le trouble. Les premiers chrétiens et les martyrs protestants du XVIe siècle constituent ensemble « la conference des martyrs », qui réunit par-delà quinze siècles de tribulations la naissance et l’agonie de l’Eglise du Christ. Cette « conférence » s’accorde avec une conception cyclique de l’histoire, qui voit le retour périodique des mêmes événements : le peuple élu de l’Ancien Testament préfigure l’Eglise primitive qui elle-même trouve un rajeunissement tardif et ultime dans l’Eglise des Réformateurs (p. 44).
La réplique catholique
7Comment le pouvoir catholique va-t-il réagir face à la sacralisation des châtiments infligés à leurs ennemis politiques ? Le meilleur moyen de discréditer les martyrs huguenots était de déclarer leur cause injuste et d’assimiler leur supplice à celui des criminels. Mais les Réformés recourent à des arguments d’ordre juridique. En des dizaines de passages de ses Lettres, de ses Sermons ou de son commentaire des Psaumes6, saint Augustin répète presque rituellement la formule : Martyrem non facit poena, sed causa. Ce n’est pas la peine mais la cause qui fait le martyr. Tout supplicié ne fait pas le martyr. Il convient d’apporter au spectacle des apparences radieuses – les suppliciés, sereins au milieu des flammes, tournant leur visage illuminé vers le ciel – une garantie supplémentaire, que seule est à même de fournir une distinction d’ordre juridique. Cette distinction de saint Augustin est utilisée par les nouveaux Réformés contre les Catholiques : à châtiment égal, cause inégale. La discrimination entre les vrais et les faux martyrs nourrit la polémique et le mot cause étend son sens :
De l’acceptation strictement juridique qu’il revêt au départ chez saint Augustin, il glisse peu à peu vers le sens de parti, de camp ou de combat. La cause du martyr devient la juste Cause qui anime les champions de la foi et qui se confond avec celle de Dieu.(p. 69)
8Dans les débuts du martyrologe huguenot, vers le milieu de 1550, la concomitance entre le déroulement du martyre et sa divulgation par le livre permet la confection de stratégies graphiques comme l’édition d’ouvrages mettant en scène, comme au théâtre, la cruauté des supplices. Catholique ou, plus rarement, protestant, ce qu’on appelle le théâtre des martyrs rassemble ces trois définitions : il offre un aperçu saisissant de la vie humaine, appréhendée dans le raccourci d’une mort qui est simultanément une nouvelle naissance ; il montre à l’œil nu l’action de la Providence s’exerçant à travers ses témoins ; il constitue enfin une somme de doctrines, en même temps qu’il présente au regard du fidèle la communauté idéale et entière des justes persécutés. Le Theatre des cruautez de Richard Rowlands, alias Verstegan7, catholique anglais agissant pour le compte du roi d’Espagne Philippe II, est un atlas de géographie sacrée, un réquisitoire contre les Protestants par l’image. Il cartographie, à travers toute l’Europe occidentale, les lieux sanctifiés par le sang des nouveaux martyrs. C’est à un voyage, ou plus exactement à un pèlerinage dans un fauteuil, qu’il invite le lecteur catholique. Dans sa version française de 1588, l’ouvrage est accompagné d’un Prologue qui consacre la toute-puissance du spectacle. Le lecteur promu spectateur est contraint de voir de ses yeux ce que l’auteur lui présente comme un témoignage oculaire. De la sorte, le livre possède une vertu démonstrative : il administre une preuve. Il fait du lecteur un spectateur confronté au bûcher du martyr, touché par la grâce du témoignage, devenant martyr à son tour, suscitant d’autres témoins, et ainsi de suite. Telle est du moins l’efficacité idéale recherchée par le théâtre des martyrs, qu’il soit catholique ou protestant. A travers vingt-neuf gravures représentant toute sorte de supplices infligés aux Catholiques, de la France à l’Angleterre en passant par la Flandre et les Pays-Bas, Verstegan dénonce le scandale d’une doctrine qui torture, mutile et ouvre le corps des saints, profanant toute religion. Il s’agit de susciter la révolte face à l’obscénité des bourreaux et la compassion vis-à-vis des victimes. Dans l’ensemble, « l’appel à la haine l’emporte sur l’invitation à la pitié » (p. 171). Ces planches font appel à la vue, et la vue aux passions : la crainte, la pitié, le dégoût, l’indignation. Le choix de l’émotion contre le plaisir et de la passion contre l’intellect ressortit à une esthétique tragique : « ce théâtre écrit en lettres de sang fait appel au corps plutôt qu’à l’esprit » (p. 150). Les sens qui sont sollicités, plutôt que la raison. Fr. Lestringant n’hésite pas à faire le lien avec la déclaration d’intention d’Antonin Artaud dans son « Théâtre et la cruauté » : « Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits »8 tout en distinguant les objectifs des deux démarches : Verstegan appelle à un retour à l’unité du corps social et ecclésial ; son livre fait partie de l’arsenal de la Contre-Réforme. En revanche, Artaud invite à saper l’ordre établi en détruisant les formes, et en libérant les corps.
9Fr. Lestringant rappelle l’échec cuisant de la politique royale catholique pendant les Guerres de Religion, dû à l’effet paradoxal de l’expression de l’indignation : la publicité et par voie de conséquence, la popularité impromptue de ce qu’on cherche à dénoncer. Bien que signalés comme fanatiques goûtant la mise en scène de supplices dégradants qui rappellent le châtiment des damnés, les martyrs protestants montés sur les « bûchers du roi » vont en réalité affermir la Cause. « Car le feu était un symbole parfaitement ambivalent » : pour les martyrs et leurs adhérents, il ne représentait pas le comble de l’abomination, mais au contraire un rappel de la Pentecôte et une promesse de rédemption, une catharsis vérifiable à l’œil nu, au cours de laquelle « l’âme se détachait des liens du corps, pour remonter au ciel avec la fumée du brasier » (p. 224). A ce rythme, le bûcher devient une sorte de tribune idéale pour exposer les motifs de la Réforme. Ainsi jouée par son propre système répressif qui, il faut bien le constater, se retourna contre lui, le Pouvoir n’eut plus comme ultime recours de bâillonner les suppliciés, voire leur couper la langue, pour que le châtiment ne tournât pas au prêche en plein air. Charmant tableau. C’est ainsi que le moment paroxystique des bûchers catholiques contre les Réformés devint un moment privilégié de l’histoire de la Réforme. Le temps des Persécution est toujours le temps de l’Héroïsme, de la fabrication du Mythe, de la communauté solidaire.
10Cette étude pose enfin la question des limites de la définition du martyr : les trente-neuf missionnaires jésuites en route pour le Brésil et massacrés dans les Canaries par un corsaire huguenot, Jacques Sore ou Sores, en 1570 peuvent-ils être considérés comme s’étant « donnés » en sacrifice ? Dans tous les cas, ce qui nous apparaît aujourd’hui comme un fait divers, politique certes, provoque à l’époque des réactions de propagandistes catholiques et protestants en abondance. Verstagen le rapporte également dans son Theatre des cruautez, mais c’est curieusement au siècle suivant, dans La Peinture spirituelle du jésuite Louis Richeome que les trente-neuf martyrs sont célébrés pour leur héroïsme stoïque et exemplaire. Une gravure disposée et commentée de manière particulièrement prescriptive dans l’ouvrage montre que « le discours déborde l’image au point de la démentir, y substituant un monde pléthorique de figures édifiantes et un catalogue de situations exemplaires » (p. 185) : d’où la création d’un mythe, au sens de discours inventé, de conte, d’apologue dont l’objectif est d’atteindre les cœurs et si possible les âmes. Mais le culte des Quarante martyrs, comme on les appelle désormais, ne s’arrête pas à l’âge baroque, comme l’atteste une toile italienne du milieu du XXe siècle conservée au Pateo do Colegio de Sao Paulo, où les Pères Nobrega et Anchieta édifièrent le premier collège jésuite du Brésil : il a survécu plus de quatre siècles. N’oublions pas enfin, cet épisode du Soulier de Satin de Claudel (1929) qui décrit l’agonie d’un père jésuite au centre de l’Atlantique, crucifié au mât rompu d’un bâtiment espagnol ravagé par les pirates. Seulement, l’auteur catholique incrimine les Anglais, ses ennemis de toujours. Cette anecdote indique que la peinture spirituelle d’inspiration jésuite et le théâtre procèdent de la même économie dramaturgique pour clamer à trois siècles d’intervalle la plus grande gloire de Dieu (p. 188).
11Avec le recul des siècles, le martyre rencontre l’incompréhension et beaucoup plus rarement suscite la nostalgie. « La nostalgie », commente l’auteur, « est celle des veilleurs de fin de siècles, qui, d’Agrippa d’Aubigné à Léon Bloy, en passant par Maximilien Misson, se retournent vers les rayons du soleil déclinant, pour tenter de recueillir, comme un legs éphémère et précieux, la chaleur attiédie des derniers feux » (p. 193). Voltaire, et avant lui Florimond de Raemond — ami de Montaigne — expriment leur accablement face à la recrudescence du martyre protestant et refusent d’être dupes de la stratégie de propagande politique qu’elle soutient. A leur suite, Ernest Renan analysera : « la raison aura toujours peu de martyrs. On ne se dévoue que pour ce qu’on croit ; or, ce qu’on croit, c’est l’incertain, l’irrationnel ; on subit le raisonnable, on ne le croit pas. Voilà pourquoi la raison ne pousse pas à l’action ; elle pousse plutôt à l’abstention9 ». Triste morale ? Contre l’abstention, citons Léon Bloy, fidèle à lui‑même et à l’esprit de subversion qui le caractérise toujours, qui associe définitivement persécution et fécondité de la fureur poétique, douleur et création, et qui prête ainsi une allégeance scandaleusement séditieuse, à une époque où le génie du Confort gouverne le monde, aux pratiques des martyrs sanctifiés :
Dans son essence, le Martyre, loin d’être une suite, une conséquence, est précisément une cause, un état de fécondité, le semen Christianorum de Tertullien10, à tel point qu’il est impossible d’être chrétien, si on ne le désire pas et que l’absence de persécutions sanglantes devrait produire une insupportable et mortelle nostalgie11.
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