Les nouveaux territoires de la géopoétique
1Jean Rolin, dans Les Événements1, imagine de transposer sur le territoire français d’aujourd’hui les circonstances d’une guerre civile comme en ont connu il n’y a pas si longtemps le Liban et l’ex-Yougoslavie. L'exactitude de l'itinéraire suivi par son narrateur de Paris à Marseille, à travers la France morcelée en zones contrôlées par des milices ennemies, provoque chez le lecteur un malaise peut-être augmenté d’un degré ou deux par la coïncidence de la parution de ce roman avec les attentats de janvier 2015. Il devient dès lors difficile à l’automobiliste fréquentant les routes reliant Paris à Clermont-Ferrand ou au randonneur habitué aux chemins des Cévennes d’oublier les combats qui s’y sont fictivement déroulés entre l’AQBRI (Al Qaïda dans les Bouches-du-Rhône Islamiques) et les groupes armés d'extrême gauche. La fiction, lorsqu’elle repose sur une translation brutale d’un espace sur un autre, happe la rêverie et exhibe sa puissance. Géocritique : état des lieux, publié trop tôt pour relever cet exemple, donne, à travers d’autres entrées, l'occasion d'une mise au point et d'un approfondissement sur les nouveaux usages de la représentation de l’espace dans les arts et la littérature. Territoires postmodernes s’attarde quant à lui sur la crise de représentation de l’espace qu’incarnent, chacun à sa manière, Italo Calvino, Jean Echenoz, Thomas Pynchon et Christoph Ransmayr.
Une relation dynamique
2Une mise au point, d'abord, sur ce qu'il faut entendre par géocritique, cette méthode dont le nom, ce n'est bien sûr pas un hasard, entre directement en résonance avec celui de géographie culturelle, de psycho-géographie et de géopoétique. La géocritique, loin de se substituer à ces approches, dont certaines remontent à plusieurs décennies, se propose de les rassembler sous la tente de la littérature comparée et de la géographie culturelle. Cette tente (une yourte, plutôt) est accueillante et rallie toutes les formes possibles de représentation spatiale, qu'il s'agisse de littérature, de photographie, de cinéma ou de théâtre. Bref, la géocritique trouve sa pertinence partout où se déploie une pratique mimétique de l’espace.
3Comme le précise Bernard Westphal, sous l'égide duquel se place Géocritique : État des lieux (il co-dirige l’ouvrage avec Clément Lévy), et qui en France est à l’origine de ce « tournant2 », l'enjeu de la géocritique consiste d’abord à cerner les interactions entre espaces humains, que ceux-ci soient réels ou imaginaires. Mais on voit vite que ces espaces et ces interactions sont à la fois réels et imaginaires, et qu’il serait vain de se contenter d’identifier les effets des uns sur les autres sans se demander comment cette influence voyage dans l’autre sens. Par l'écriture et l'image, écrit Juliane Rouassi, « l'humain sépare les espaces naturels, s'immisce entre les choses, les nomme, les divise ou les unit » (p. 223), mais surtout les transforme. Qu’il s’agisse de se définir à partir de référents tenus dans un rayon circonscrit (une ville, un quartier) ou de prendre en compte la forme plus ample du monde, il s’agira toujours d’éviter, comme le signale Manola Antonioni dans son intervention sur Peter Sloterdijk, la passion extrême d'un « soi sans lieu et celle d'un lieu sans soi » (p. 17). Et, de fait, malgré ce que pourrait le laisser croire une lecture trop rapide des ouvrages consacrés aux non-lieux ou aux espaces blancs de la carte3, de tels interstices sont rares. Conçue, sans révoquer quiconque, comme une forme renouvelée de la géographie, la géocritique tend à sortir les textes d’eux-mêmes pour en révéler leur richesse. Si hors texte il y a, il ne peut le demeurer très longtemps dès lors que s’installent les conditions de sa représentation. Toute représentation d’un lieu se fait alors interface avec le monde lui-même.
4Ainsi l’image qu’on se fait, dans la fiction, de la forme d'une ville comme Le Havre ou Vilnius, n'est pas purement mimétique si l'on prend en compte les effets que cette fiction est susceptible de générer sur leurs habitants. L’impact sociologique de cette représentation vaut tout autant que sa forme et son organisation. L'expérience que relatent séparément Sonia Anton et Inga Vidugiryté en fait la démonstration. Dans ces deux exemples, il s'agit de contribuer à transformer une vision d’un lieu qui, aux yeux de ses propres habitants, au moins pour le premier exemple, n’a pas toujours été valorisé. Et même s’il faut admettre que le portrait qu’en dressent certains auteurs sélectionnés ne renvoie pas, et de loin, une image tellement plus flatteuse ni même nuancée du Havre4, il reste que son existence procède d’une forme de reconnaissance dont les effets sur la ville elle-même sont réels. Le cas d’Arredor de si de Ramon Otero Pedrayo, quoique différent, est lui aussi particulièrement pertinent. La vertu canonique de ce roman, lu par des générations d’élèves, a permis de transformer la description d’un territoire, à travers celle de sa carte, en un élément clé du récit national galicien. En proposant le portrait inversé d'un lieu idéalisé par la représentation collective, Massimo Carlotto et Patrick Raynal, contribuent, dans leurs régions respectives (le sud de la France et le nord de l'Italie), à tourner un regard en direction des failles et des fractures qui, géographiquement et socialement, menacent de déchirer un tissu social fragile. La géocritique, par conséquent,
se propose d'étudier non pas seulement une relation unilatérale (espace-littérature), mais une véritable dialectique (espace-littérature-espace) qui implique que l'espace se transforme à son tour en fonction du texte qui, antérieurement, l'avait assimilé5.
5On voit donc pourquoi Westphal insiste tout autant sur l'individualité d'une œuvre que sur les effets de cohorte. La lecture d’une seule œuvre, si exceptionnelle soit-elle, importe moins à la géocritique que l’existence d’un groupe de travaux capable, par effet démultiplié, d’influencer la vision d’un lieu ou d’une région. Cette constatation permet par exemple de repérer, à partir de la fin du xixe siècle, la naissance de nouveaux genres (notamment la science-fiction) comme pour compenser la disparition progressive des zones inconnues du globe terrestre (p. 189). Westphal insiste, dans une intervention non dénuée d'humour, sur la capacité de l’imagination spatiale à se réinventer de nouveaux territoires dès lors que ceux qu’elle a couverts menacent de se refermer sur eux-mêmes.
6Certains chapitres de cet ouvrage penchent donc clairement en direction d’une lecture panoramique, une distant reading, dirait Franco Moretti6. C’est le cas du travail d’Amy Wells qui recense les lieux parisiens fréquentés par quelques hommes et femmes de lettres américains, ou sur un mode plus attentif aux flux et aux interactions, du travail d’Eric Prieto sur la littérature des bidonvilles (shanty literature7). Dans d’autres cas, il s’agira d’examiner au plus près l’œuvre d’un seul auteur, voire quelques lignes de celle-ci, comme le propose l’intervention de Valérie Deshoulières sur la chambre des cartes dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. À mi-chemin se situe l’étude de Manfred Malzahn consacrée à la représentation des Émirats Arabes Unis, dont l'existence relève d'une vision et dont l'équilibre se manifeste paradoxalement dans les changements constants qu’ils subissent.
7Il est peu étonnant que dans ce volume composé d’une trentaine d’articles (et présentés pour une douzaine d’entre eux en anglais), une partie non négligeable soit consacrée de manière directe ou indirecte à la cartographie. Ces documents sur lesquels nous avons pris l’habitude de nous pencher, comme s’ils constituaient la plus fidèle de nos manières de voir le monde, sont pourtant, au même titre que toute autre représentation, une construction de l’esprit. Carmen Gallo, qui aborde l’imaginaire cartographique dans la poésie de John Donne, et Juliane Rouassi qui s’intéresse aux prémisses de la géographie littéraire au xxe siècle, rappellent chacune de leur côté, que notre conception mimétique de la représentation de l’espace par la carte est intimement liée à une approche conquérante du monde (p. 20, p 228). Cette vision est historiquement liée à la première mondialisation, celle du xvie siècle, que les grands mouvements de colonisation ultérieurs vont amplifier jusqu’à ériger en système de domination mondiale. Qu’il s’agisse de la représentation de territoires réels ou imaginaires, une part notable de désir de puissance ou de domination vient s’y projeter. La géocritique est tenue, pour des raisons évidentes, de rendre compte d’un tel phénomène, mais elle ne se prive pas de révéler sa capacité formidable à stimuler l’imagination des dominants comme des dominés.
Espace-temps : la crise des territoires
8Si Géocritique : état des lieux repose sur le partage des disciplines et se veut le plus ouvert possible aux analyses et aux comptes rendus d’expérience, le livre que publie Cl. Lévy réduit quelque peu le champ d’étude puisque seuls quatre romans contemporains font l’objet d’une lecture attentive : Les Villes invisibles d’Italo Calvino, L’Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, Les Grandes Blondes de Jean Echenoz et Morbus Kitahara de Christoph Ransmayr. B. Westphal, qui signe la préface à ces Territoires postmodernes, souligne d’une formule ce qui distingue ces œuvres : Calvino se place sous la bannière de la légèreté, Pynchon « dessine un labyrinthe inextricable », Echenoz joue avec le principe de mouvement perpétuel et Ransmayr « conçoit un surcroît de dysphorie » (p. 14). Le trait mérite bien entendu d’être clarifié (et tout le travail de Lévy s’y emploie), mais il permet de relever un constat commun dans ces quatre romans, celui du désordre du monde. Le qualificatif de postmoderne auquel ils sont ici rattachés les place sur un même plan en leur conférant une capacité « d’échapper à une codification stricte » (p. 136).
9En reprenant une analogie de Mikhaïl Bakhtine qui lierait matière physique et récit, Cl. Lévy examine la fiction à l’aune du principe d’espace-temps découvert par Albert Einstein il y a tout juste cent ans (p. 134). Ainsi, l’idée selon laquelle le territoire serait constitué d’inamovibles repères dans un espace préexistant à toute chose (bref un espace newtonien) constitue une fiction de l’esprit que la fiction elle-même, ne fût-ce que sur le mode de l’analogie, se doit remettre en cause. « Le territoire », écrit Lévy, « prend la forme, dans le récit de fiction, d’un espace qui existe relativement au temps vécu par les personnages » (p. 203). Ainsi, chaque fiction « a recours à la construction d’un continuum spatio-temporel particulier pour fixer son cadre » (p. 179). Pour ne prendre que deux exemples sur quatre, les villes décrites par Marco Polo au Grand Khan semblent toutes, au-delà de ce qui les distingue, renvoyer à une version fantasmée de la Sérénissime ; l’ordre dans laquelle elles apparaissent relève, lui, d’une vision conçue selon un système de distribution sérielle. La critique a en revanche identifié chez Pynchon la structure fractale, en spirale, de ses récits où le vertige des mises en abyme successives compte davantage que la cohérence narrative (p. 136).
10Dans ces conditions, la présence a priori paradoxale de Paul Ricœur dans une analyse axée sur la géocritique se trouve entièrement justifiée. La mimèsis, à travers les trois stades que l’auteur de Temps et récit lui assigne, va bien au-delà du simple effet de réel lorsqu’il s’agit de représenter un lieu ou un territoire. Elle « n’est pas la production d’une copie du réel, elle est la production d’un objet original » (p. 169) dont l’élément spatial fait intégralement partie. Le récit porte avec lui et sa temporalité et sa spatialité. Il l’oriente ou le désoriente selon « des modes de brouillage du référentiel géographique » qui permettent « d’étudier en profondeur le rapport du texte de fiction à l’espace réel » (p. 133). La forme discursive trouvée par chacun des quatre auteurs constitue le moyen de rendre lisible le monde, même si cette lisibilité se trouve privée d’unité narrative. En s’appliquant à les tenir ensemble, Cl. Lévy propose une vision renouvelée de la notion de représentation spatiale du territoire.
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11Une des cinquante-cinq villes décrites par Marco Polo au Grand Khan a pour nom Trude. Cette ville « continue » ne cesse de se répliquer pour offrir, quel que soit le point du globe où l’on se trouve, sa propre image. Rien ne commence ni ne finit à Trude puisque cette ville est la manifestation concrète de la continuité d’un territoire. Se trouver dans son aéroport revient à se trouver dans n’importe quel aéroport de n’importe quelle ville qui de toutes les manières a aussi pour nom Trude. Visiter son théâtre revient à visiter une réplique de tous les théâtres de toutes les Trude de la terre, pour sans doute y voir les mêmes spectacles. « Pourquoi venir à Trude ? » se demande alors Marco Polo devenu soudain notre contemporain8. Un tel exemple de non-lieu érigé en modèle planétaire se retrouve dans les analyses et les fictions d’aujourd’hui. Et chacun trouvera dans cette vision du monde, plate et homogène, l’image aussi parfaite que cauchemardesque de ce dont est capable son ennemi idéologique. Sans réfuter ce modèle, la géocritique arrive à temps pour modifier ce qu’en partie au moins, par paresse intellectuelle, on s’imagine être l’avenir du monde. Le monde est encore vaste, et divers sont ses modes de représentation.
12Au reste, Foucault (lui entre tous !) suggère que l’espace dont la géocritique veut rendre compte ne doit pas nécessairement se faire sur le mode de l’enfermement et de la réplication. Certes les exemples d’hétérotopie qu’il fournit ont presque tous en commun de tenir entre quatre murs (les théâtres, les cabanes, les cimetières) ou quatre planches (les cercueils). Mais, ajoute-t-il,
nous ne vivons pas à l’intérieur d’un vide qui se colorerait de différents chatoiements, nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables9.
13Pour reprendre les mots de Kenneth White dans L’Esprit nomade, « il est des régions où le mot “maîtrise” n’est plus applicable10 ». La géopoétique, dans ce cadre, se conçoit comme « densification de la géographie11 ». Ces deux ouvrages, portés par une vision rhizomique de l’espace mondial, en constituent, pour ce qui concerne la géocritique, une illustration plus que plausible.