Médiatisations d’un génocide
1On voit fleurir depuis quelques années une préoccupation de plus en plus forte et prégnante dans les études culturelles et dans la recherche littéraire pour les questions mémorielles. L’ouvrage de Virginie Brinker s’inscrit dans cette lignée, et plus particulièrement dans la suite de travaux assez récents sur les génocides et le rôle des témoins dans la transmission d’événements relevant des crimes contre l’humanité. 2014, année de publication de l’ouvrage, marque le vingtième anniversaire du génocide des Tutsi au Rwanda entre avril et juillet 1994. À cette occasion, un nombre de publications important a vu le jour1. Néanmoins, l’ouvrage de V. Brinker n’est pas un ouvrage de circonstance, il est issu d’une thèse soutenue en 2011. Contrairement à la plupart des publications de 2014, qui sont essentiellement de caractère historique, V. Brinker entend analyser les œuvres littéraires et cinématographiques qui sont nées de ce génocide et leur travail de médiatisation dans la mesure où le génocide des Tutsi est probablement celui qui a été le plus rapidement médiatisé à une échelle mondiale et celui dont la médiatisation (notamment par la télévision) a d’emblée le plus posé problème.
Le corpus
2Le corpus est beaucoup plus important qu’on ne pourrait l’imaginer : plusieurs dizaines de textes dont le statut par rapport au génocide est assez variable (fiction, témoignage, récit, etc.), près d’une dizaine de films et quelques productions plastiques. Il y a, parmi ces textes, presque un corpus à part, les textes issus de l’opération « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », pilotée en 1998 par Nocky Djedanoum. Le projet de N. Djedanoum est né durant l’événement lillois Fest’Africa et a eu pour but de réunir une série d’écrivains africains francophones dans une résidence d’écriture, au Rwanda en 1998, pour que les auteurs2, par le biais de l’écriture, servent de relai à la population rwandaise qui avait vécu le génocide. Le choix du genre de texte produit à cette occasion est laissé à la libre appréciation de chacun des auteurs, ce qui va amener une vraie diversité des genres et des formes de ces textes.
3Le corpus de V. Brinker est divisé en trois rubriques, primaire, secondaire et contextuelle, mais la distinction entre les catégories n’est peut‑être pas toujours efficiente. Les textes issus du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » appartiennent tous au corpus primaire (et ils constituent son matériau de travail privilégié par l’auteur), mais deux autres textes de fiction sont également intégrés à ce corpus primaire3. Tous les textes de ce corpus primaire ont en commun d’être des textes écrits par des témoins de témoins, des tiers, des « témoins du dehors4 », des personnes qui ont écouté des témoins mais n’en sont pas eux‑mêmes directement. Cela étant, dans la mesure où il y a aussi dans le corpus secondaire des textes écrits par des témoins du dehors et que certaines œuvres du corpus secondaire font l’objet d’analyses presque aussi détaillées que certaines du corpus primaire, leur classement est peut‑être discutable. Un autre type de classement eut été plus clair, notamment pour un lecteur non spécialiste de ce corpus assez complexe à cause de son hétérogénéité, il faut bien le dire. Les œuvres cinématographiques sont, elles, toujours rejetées dans le corpus secondaire mais servent à construire régulièrement une comparaison avec les textes. Les bandes dessinées de Jean‑Philippe Stassen (Deogratias notamment) sont également intégrées au corpus secondaire.
4Ce corpus est donc réuni par une thématique commune, celle du génocide rwandais, mais aussi et surtout par des problématiques communes, celles de la construction de représentations qui puissent être transmises et qui puissent faire œuvre mémorielle. Se pose alors principalement la question du statut de la personne qui élabore l’œuvre (témoin, victime, survivant, tiers extérieur, etc.) et de sa légitimité à tenir un discours au sujet d’un événement à part et qui, par conséquent, ne peut s’appréhender comme les autres événements.
5Ce corpus avait déjà attiré l’attention d’un certain nombre de chercheurs, mais il avait auparavant rarement été pris comme un tout et donné lieu à un travail d’aussi grande ampleur5. Un nombre non négligeable de thèses et d’articles a été consacré à l’un des textes de l’opération « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », notamment aux textes de Boubacar Boris Diop ou de Tierno Monénembo. Très peu de ces études apparaissent dans la bibliographie de V. Brinker, ce qui montre bien sa volonté de traiter le corpus comme un tout, de manière surplombante en quelque sorte.
La méthode
6La réflexion de V. Brinker s’ouvre sur les mots de Boubacar Boris Diop : « Le problème avec un génocide, ce n’est pas tant de trouver les mots – les mots, on les trouve toujours –, c’est l’écart des vécus entre les victimes et les gens de l’extérieur6 ». Cette formule résume bien l’essentiel des questions abordées dans l’ouvrage autour de la distinction entre témoin, victime et médiateur et surtout le positionnement de V. Brinker qui considère dans son ouvrage « la littérature en tant qu’entreprise de construction de la mémoire » (p. 32). Pour elle, « [l]es problématiques qui seront au cœur de ces analyses ne peuvent donc en aucun cas se départir d’enjeux éthiques, si bien que l’objectif sera de cerner les modalités d’une éthique de la transmission littéraire, ou pour le dire autrement d’une “poéthique” » (p. 28)7.
7Plusieurs chapitres de l’ouvrage cherchent à mettre en évidence les conditions d’une écriture dans une position éthique qui passe tout d’abord par l’honnêteté de l’auteur quant à son positionnement discursif (souvent détaillé dans un métadiscours relativement présent chez Boubacar Boris Diop par exemple). Cette posture d’honnêteté, cet ethos, doit aussi se combiner avec le traitement réservé au sujet et la manière dont sont représentés les bourreaux et les victimes (avec toutes les réticences que peut susciter l’ambiguïté de l’écriture d’un texte comme Le passé devant soi de Gilbert Gatore qui place dans un parallélisme assez strict le bourreau et la victime8). V. Brinker y analyse les postures scripturales et auctoriales des écrivains de son corpus. Elle montre ainsi que les figures de « tiers‑médiateurs » auxquelles on peut identifier la grande majorité des auteurs du corpus sont nécessaires pour relayer la parole des témoins et victimes et construire une mémoire collective du génocide.
8Le programme proposé par l’auteur est suivi en plusieurs étapes qui consistent, premièrement à démystifier, en quelque sorte, les images « du » génocide qui ont circulé dans les tout premiers temps ; en s’intéressant à la « concurrence entre la représentation télévisuelle et la représentation littéraire du génocide » (p. 36), V. Brinker avance l’idée que la littérature a peut‑être le devoir de défaire le pouvoir de fascination exercé par les images. En effet, en réalité, ce sont bien souvent les images des conséquences du génocide que l’on a davantage montrées, sans forcément les présenter ainsi, les images des déplacements de population – pour l’essentiel des Hutus fuyant l’arrivée du F.P.R. – et celles des camps à la frontière zaïroise. Cette étape préalable de la déconstruction de l’imaginaire lié au génocide et des clichés (liés autant au Rwanda qu’à une vision très occidentale de l’Afrique dans son ensemble) va permettre d’effectuer le travail de constitution d’un nouvel imaginaire plus juste, fruit du travail littéraire. La plupart des auteurs du corpus, comme le montre l’auteur, passent par cette étape de déconstruction d’un discours ambiant et des images télévisuelles.
9Ce nouvel imaginaire, destiné dans l’idéal à se substituer à l’imaginaire médiatique au sens large, fait l’objet de l’essentiel du travail de V. Brinker qui cherche à mettre au jour l’élaboration d’un « style iconique » propre à la littérature sur le génocide des Tutsi. Ce style iconique passe souvent par le recours aux images de la Shoah (presque un « passage » obligé dans le travail de transmission du génocide rwandais) qui a ses intérêts mais aussi ses défauts, dont le principal est de risquer de diluer les spécificités de l’un dans le paradigme de l’autre et à terme de passer à côté de ses spécificités.
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10La réflexion globale, néanmoins, expose et développe les nuances entre le positionnement d’une Scholastique Mukasonga, « méta‑témoin »9, celui de Véronique Tadjo ou celui d’un Gil Courtemanche qui fait un travail de romancier par exemple. L’analyse d’ensemble, est ponctuée d’analyses de détail (sur le roman de Diop ou celui de Monénembo par exemple) qui font prendre conscience plus en profondeur des procédés mis en place par les auteurs pour faire de la fiction l’alliée de la mémoire. L’ouvrage de Virginie Brinker apporte l’avantage de faire en quelque sorte un bilan global de la question de la transcription/transmission du génocide des Tutsi par la littérature et permettra au lecteur d’en avoir une approche nuancée.