Le Dictionnaire philosophique : œuvre « à part entière » ou « fatras de prose » ?
1Dans une lettre du 14 septembre 1764 au comte et à la comtesse d’Argental, Voltaire oppose les « fatras tragiques »i qu’il a fait parvenir, comme d’habitude, à ses « anges », au « fatras de prose »ii que serait le Dictionnaire philosophique, « œuvre infernale » qu’on prétend, dit-il, lui attribuer. Il est en effet en pleine campagne épistolaire de déni de paternité et de présentation du livre comme « recueil de plusieurs auteurs »iii qui aboutira à la Préface de 1765. Il élabore, de lettre en lettre, parfois avec quelques contradictions, une conception « polyphonique » de l’ouvrage auquel l’idée de « fatras » renvoie pour une part, comme, ailleurs dans la correspondance, celle de « rhapsodie ». Dans l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie Française, le mot « fatras » est l’objet d’une définition qui montre qu’il n’a guère changé de sens depuis : « Terme qui se dit par mépris, d’un amas confus de choses qu’on regarde comme frivoles & inutiles ». En 1798, la définition s’est un peu simplifiée : la fin se réduit à : « d’un amas confus de plusieurs choses ». Le caractère hétéroclite et disparate du « fatras » est donc plus nettement marqué, alors que l’idée d’insignifiance a disparu. L’absence d’unité comme élément connoté négativement est le trait constant, et c’est bien le caractère chaotique et l’absence d’harmonie d’un Dictionnaire philosophique qui ne serait qu’un ramassis de proses d’origines diverses que pointe Voltaire dans sa lettre. La formule est donc tactique, puisqu’elle est la traduction péjorative de l’idée de recueil, qu’il s’agit de soutenir, en même temps qu’elle est plaisante et entre dans le ton d’une « badinerie » entre vieux amis qui savent à quoi s’en tenir. Mais la stratégie et l’humour ne me semblent pas épuiser sa portée, et son potentiel critique réel reste à examiner : une lecture sans préjugés du Dictionnaire philosophique y ramène en effet comme à la réalité de ce que nous lisons et la formule questionne nos attentes d’unité, de cohérence, de perfection artificiellement reconstituée. Elle désigne idéalement ce qui, dans le Dictionnaire philosophique, résiste à notre recherche d’un accomplissement esthétique, à notre représentation d’une « œuvre » au sens littéraire du terme, et peut-être même à l’idée d’« œuvre » tout court. Elle interroge donc à tous égards une manière de la lire qui fait de l’unité une espèce de postulat « malgré tout » : unité d’un auteur (nous voyons désormais le nom de Voltaire à côté du titre et cherchons sa légendaire « ironie » dans des lignes qui ne sont parfois pas de lui), unité d’un projet et d’un combat et même, et, dans le cas de certaines lectures, unité « esthétique » d’un « pot pourri » qui réduirait l’incohérence et les disproportions du Dictionnaire à un effet de l’art, à une poétique du désordre et de la diversité. Aucune de ces unités reconstituées et rétrospectives n’a pourtant de légitimité a priori. Et si, comme André Magnan vient de nous le montrer, l’unité même d’un auteur est on ne peut plus problématique, celle de ce que nous appelons l’« œuvre » ne l’est certainement pas moins.
2Historiquement, un titre, celui de Dictionnaire philosophique, dont on a parfois remarqué qu’il ne correspondait exactement à aucun écrit paru du vivant de Voltaire, a fonctionné comme focalisateur d’une vision unitaire et monumentale a posteriori de ce qui s’était présenté à l’origine comme plusieurs publications successives et anonymes aux titres fluctuants. Ce titre de Dictionnaire philosophique « tout court » n’apparaît d’ailleurs, si je ne me trompe, qu’avec l’édition de Kehl qui présentait au lecteur un objet textuel si immense qu’il aurait très mal supporté la qualification de « portatif ». C’est celui que retiennent, parce qu’il est gravé dans notre mémoire, et alors même qu’elles ont depuis longtemps rompu, pour le reste, avec les principes de Kehl, toutes les éditions modernes : celle de Raymond Naves, celle de René Pomeau, celle d’Alain Pons, celle de la Voltaire Foundation dirigée par Christiane Mervaud, celle d’Olivier Ferret qui est au programme du concours cette année. Ce titre en réalité posthume et postiche résiste donc à toutes les volontés de restauration de l’intégrité de chaque état textuel, alors qu’en toute rigueur une édition du texte de 1764 devrait s’intituler Dictionnaire philosophique portatif, une édition de celui de 1769 La raison par alphabet. Cela n’aurait guère de conséquence si l’étiquette de Dictionnaire philosophique ne recouvrait que les variantes successives d’une œuvre qui serait à peu de chose près la même : mais, d’une édition à l’autre, le texte est bouleversé par des ajouts et des remaniements, mais aussi par l’apparition progressive d’un système partiel d’attribution des articles qui change en profondeur le fonctionnement de sa scène énonciative au point d’en faire un ensemble vraiment différent. L’œuvre presque entièrement anonyme des débuts est-elle la « même » que l’œuvre pseudo collective à la brillante façade polyphonique des éditions ultérieures ? La Raison par alphabet est-elle la « même » œuvre que le Dictionnaire philosophique portatif? Les Questions sur l’Encyclopédie doivent elles être envisagées comme un nouvel avatar de la même « œuvre » ou comme autre chose de radicalement différent? Quelle quantité de texte recyclé, ajouté, supprimé ou modifié fait que l’œuvre « reste » la même ou se « transforme » en quelque chose d’autre? Et cette œuvre est-elle, envisagée comme une unité, censée se « perfectionner » pour aller vers un texte « définitif » ou au contraire, comme l’a suggéré Sylvain Menant, risquer de s’affaiblir et de s’étioler ? Si l’on voulait pousser le principe de « restauration » jusqu’à l’absurde, il faudrait publier comme un tout ayant son équilibre propre chaque publication assurée par Voltaire, avec son titre. Mais Voltaire lui-même ne cautionnerait guère une telle approche : il ne parle presque jamais, dans sa correspondance, du Dictionnaire philosophique ou de ses autres textes de combat comme d’une œuvre d’art à perfectionner, alors qu’il a tenu ce discours pendant des dizaines d’années sur chacune de ses pièces. Et dans cet ordre d’écrits, sa pratique du recyclage et du collage ne semble guère avoir de limite : l’essaimage des articles du Dictionnaire dans les Questions sur l’Encyclopédie n’est qu’un exemple parmi d’autres, particulièrement spectaculaire, de récupération de « matière textuelle » susceptible de passer on ne peut plus facilement d’une « œuvre » à l’ « autre », ou plutôt de nourrir des ensembles toujours provisoires qui ne cherchent précisément pas à faire « œuvre ». Comme le remarque René Pomeau dans Voltaire en son temps, « Le Dictionnaire philosophique était en voie d’accroissement continu, lorsqu’en 1770 Voltaire commence les Questions sur l’Encyclopédie, œuvre différente, mais toujours alphabétique »iv. Il n’y aurait donc pas de vraie rupture ?
3Confrontés à ce « fatras » de prose qu’est, de fait, le Dictionnaire philosophique, critiques et éditeurs ont contribué à souligner ou, plus souvent (et surtout plus tardivement), à réduire, son caractère disparate et aléatoire. Sur le plan critique, on rencontre ici plusieurs problèmes classiques sur lesquels il est nécessaire de revenir brièvement. Le premier est « thématique ». La dominante antichrétienne du Dictionnaire n’est en effet, on le sait, pas sans « reste », et la critique peut chercher à souligner l’incongruité de certains articles ou au contraire à la résorber. Par exemple, l’article Critique paraît si différent du reste par son sujet qu’on peut se demander si Voltaire n’a pas, tout simplement et cyniquement, donné un titre à un texte déjà écrit pour le mettre à sa place dans la série alphabétique, sans se demander s’il faisait « tâche » ou non. Mais, à l’inverse, plusieurs hypothèses peuvent « récupérer » Critique et quelques autres articles marginaux en en faisant un paravent qui chercherait à « dissimuler » l’unité de l’œuvre ou, hypothèse tout à fait différente, en en faisant un texte entrant en écho sur le plan esthétique (à travers la réactivation de la querelle des Ancien et des Modernes) avec le refus en matière de religion de la soumission au passé, à la tradition, à l’autorité. Et ce type de réintégration à une totalité unifiée peut concerner aussi bien l’article beau, l’article Lettres ou plusieurs articles à sujet politique qui peinent un peu, en apparence ou en réalité, à trouver leur place dans une représentation d’ensemble. Tout discours de ce type cherchant à « justifier » la place de ces articles dans un équilibre, quel qu’il soit, relève d’un souci de sauver la représentation du Dictionnaire philosophique comme « œuvre à part entière» et de « retrouver » ou de fabriquer la perfection sous les allures de la disproportion et de l’hétérogénéité : cette attitude intellectuelle reste très répandue dans les études littéraires. Pour produire du discours, la construction par l’analyse cid’une cohérence supérieure invisible à la lecture naïve est une piste toujours tentante, d’autant plus qu’il est assez facile de manœuvrer sur ce front et de produire un « effet d’habileté ».
4La deuxième question critique concerne l’unité formelle apparente de l’œuvre, qui est celle d’un dictionnaire. Ici encore, deux attitudes sont envisageables : celle qui prend au moins un peu au sérieux le modèle en question à partir d’une prise en compte de ce qu’on peut appeler une « mode du dictionnaire » à l’époque des Lumières, celle qui au contraire ne voit dans le principe alphabétique qu’une « carcasse » de surface permettant d’accueillir de manière très libre et de recycler indéfiniment ou au contraire de supprimer sans conséquence visible des écrits on ne peut plus divers. Le caractère incroyablement capricieux des sujets choisis me semble faire nettement pencher la balance dans le second sens et, ici encore, je m’appuierai sur l’article Critique : il commence par une délimitation de son sujet qui n’est soutenue par aucune espèce de justification :
Je ne prétends point parler ici de cette critique de scoliaste, qui restitue mal un mot d’un ancien auteur qu’auparavant on entendait très bien. Je ne touche point à ces vrais critiques qui ont débrouillé ce qu’on peut de l’histoire et de la philosophie anciennes. J’ai en vue les critiques qui tiennent à la satire.v
5Pourquoi choisir ce sens, plutôt qu’un autre, dans un Dictionnaire par ailleurs si pauvre en articles sur ce que la Préface appelle des « objets de pure littérature »? D’ailleurs, Voltaire consacrera aux scoliastes, en fait essentiellement aux Dacier, un article des Questions sur l’Encyclopédie et on ne voit vraiment pas ce qui empêchait un tel article, plutôt que notre article Critique, de figurer déjà dans le Dictionnaire philosophique. Ce qui est vrai pour le choix capricieux de ce sens particulier du mot « critique » l’est tout autant pour celui des entrées d’articles : on ne trouvera d’exhaustivité d’aucune sorte, pas plus dans la liste des grandes figures de la Bible représentées que dans les éléments de dogme. Entre 1764 et 1769, on cherchera en vain un article Elie et Enoch, un article Apôtres ou un article « Paradis », qui attendront leur tour et feront leur apparition dans le grand projet alphabétique ultérieur, qui malgré son immensité restera évidemment marqué par la loi insaisissable du caprice voltairien. Bref, malgré les efforts de nombreux critiques pour situer le texte de Voltaire dans la petite galaxie de dictionnaires qui proliféraient au XVIIIe siècle, on peut choisir avec Sylvain Menant de ne voir ici qu’un « semblant de dictionnaire »vi : « Il est clair, affirme-t-il dans son étude, que le choix de l’ordre alphabétique est de pure forme, et ne correspond nullement à un souci de méthode, quoi qu’en ait dit Voltaire lui-même »vii. Si on cherche une « œuvre » spécifique dans le Dictionnaire philosophique, il faudra donc peut-être aller voir ailleurs que dans ce squelette alphabétique.
6Le troisième point de discussion porte sur l’importance à accorder à ce qu’on pourrait appeler les effets de « jointure » entre les différents articles. En dehors de la structure alphabétique, dont on vient de voir qu’elle peut apparaître comme une façade commode et le réceptacle idéal d’un fourre-tout prenant ainsi une espèce de forme apparente, le Dictionnaire philosophique peut passer à certains égards pour une collection de « Mélanges » voltairiens : beaucoup d’articles auraient très bien pu faire des apparitions séparées comme d’innombrables pamphlets voltairiens de format et de structure comparables : on ne citera que le célèbre Dialogue du chapon et de la poularde de 1763viii, qui a la même forme dialoguée et à peu près la même longueur que plusieurs articles de notre « dictionnaire ». Bref, des textes extérieurs au Dictionnaire philosophique auraient pu y entrer, et d’autres auraient pu en sortir pour des publications autonomes. Cette ouverture excessive, qui deviendra absolument folle dans la grande machine de récupération des Questions sur l’Encyclopédie, menace l’idée d’œuvre comme totalité refermée sur elle-même et génère un discours critique valorisant de manière excessive les rares effets concédés par Voltaire de continuité (ou de pseudo continuité) dans le discours : on peut, on l’a fait, et je ne vais pas insister sur ce point tant cette dimension de l’analyse est connue, recenser les jeux d’échos explicites (exemple canonique : « Nous avons parlé de l’amour. Il est dur de passer de gens qui se baisent à des gens qui se mangent », au début d’ « Anthropophages », p. 27), les renvois faisant fonctionner les articles en complémentarité (« Nous en dirons peut-être davantage quand nous parlerons de la destinée » à la fin de Chaîne des événements, p. 105, ou « passez à la lettre L » à la fin de Destin, p. 163). Mais il faut avouer qu’on en fait vraiment trop vite le tour, et que l’excès d’attention à ces « détails » les fait servir un peu rapidement parfois de caution à une lecture du Dictionnaire comme « totalité » pourpensée et soignée comme telle. En réalité ces « jointures » apparentes ne sont peut-être que les lambeaux parodiques d’un discours continu et unifié dont Voltaire ne veut pas.
7Quatrième et dernier point : que faire de l’extraordinaire hétérogénéité de ce « fatras » du point de vue formel ? Toute la critique a constaté que le Dictionnaire est une sorte de somme des formes et des genres voltairiens, du récit historique au dialogue philosophique, du conte à la parodie de traité érudit. Chacune de ces formes donne ici lieu à des réussites éblouissantes et, pour ne donner que ces deux exemples, l’extraordinaire anecdote historico-philosophique de Foi I ou le brillantissime petit conte contenu dans l’article Maître sont en soi et séparément de vrais petits chefs-d’œuvre et incontestablement des « œuvres » à part entière, même si elles sont de tout petit format. Mais lorsqu’il s’agit de donner le même statut d’accomplissement esthétique au Dictionnaire dans son ensemble, le doute revient : on peut refuser l’acte de sublimation rédempteur transformant le désordre et l’incohérence en « esthétique de la variété » ; on peut ne pas partager une lecture critique trouvant un principe d’unité dans une « esthétique de la conversation » ; On peut reculer face à l’anachronisme d’une « esthétique du fragment » ; on peut même plus radicalement écarter la catégorie esthétique comme ce qui permettrait de sauver in extremis l’œuvre en tant que telle et se demander si la rédemption esthétique d’un texte dont la pensée n’est plus censée pouvoir par elle-même nous intéresser n’a pas un effet anesthésiant pour ce qui, de cette pensée, pourrait malgré tout rester vivant. A force de chercher une « œuvre littéraire » dans le Dictionnaire philosophique, nous finirons bien par l’y trouver. Mais il n’est pas sûr que ce soit la meilleure manière de vivifier Voltaire, de nous le rendre présent.
8Il faut donc maintenant, me semble-t-il, se tourner vers des questions d’édition, et interroger deux grandes traditions qui, sans nettement s’affronter, n’en ont pas moins illustré, historiquement, deux lectures radicalement différentes du texte voltairien. Autour de ce qu’est le Dictionnaire philosophique semble en effet subsister une ambiguïté que son histoire éditoriale explique en partie. Si je peux me permettre de partir de cette anecdote, il y a quelques années, une amie qui travaillait sur Salammbô et qui s’était enfoncée dans Voltaire pour y chercher une des origines de l’assimilation de Jéhovah à Moloch qu’elle retrouvait chez Flaubert, me fit part de son étonnement de ce que les éditions modernes du Dictionnaire philosophique fussent tronquées. Elle travaillait sur une édition du XIXe siècle fréquentée par le romancier, fidèle aux choix de l’édition de Kehl, et elle y découvrait un « portatif » plus océanique que « portatif », de plusieurs milliers de pages. Elle soupçonnait rien moins qu’un vrai travail de censure ou de sélection masquée dans les éditions actuelles, et je pus la rassurer sur ce sujet. Mais les dix-neuvièmistes ne sont pas les seuls à faire cette « erreur », si c’en est une. Dans le chapitre de sa vaste somme sur les Lumières radicales consacré à ce qu’il appelle « la mort du diable » et à Balthasar Bekker, Jonathan Israel évoque « un article de six pages » consacré à Bekker dans « la version intégrale de son Dictionnaire philosophique »ix. L’article en question, intitulé plus précisément « Beker, ou du monde enchanté, du diable, du livre d’Enoch et des sorciers », d’ailleurs absolument remarquable, ne figure, bien sûr, dans aucune des éditions parues du vivant de Voltaire de ce que nous appelons le Dictionnaire philosophique, et ce qu’Israel appelle « version intégrale » du Dictionnaire philosophique est, on le sait, le résultat du travail des collaborateurs de l’édition de Kehl. Tout au long du XIXe siècle, avec quelques variantes, et au moins jusqu’à Beuchot et Moland, le Dictionnaire philosophique se présente comme un monument de plusieurs milliers de pages, aussi chaotique que le Palais idéal du facteur Cheval, recueillant dans une « générosité » alphabétique sans limite la totalité des Lettres philosophiques et du Dictionnaire philosophique, l’immense massif des Questions sur l’Encyclopédie, les textes inédits de l’Opinion par alphabet, les contributions de Voltaire à l’Encyclopédie, et un imposant fatras de « mélanges ». Et ce choix a souvent été jugé assez sévèrement par les responsables des éditions scientifiques récentes de Voltaire : U. Kölving, dans un article du Dictionnaire général de Voltaire sur les Questions sur l’Encyclopédie, parle de « confusion » et regrette que dans ce chaos « l’identité de l’œuvre » (elle parle bien sûr des QE) ait été perdue, que le travail de la Voltaire foundation permettra au contraire de restituer « après une carence de deux siècles »x. Christiane Mervaud, dans son article du même ouvrage sur le Dictionnaire philosophique affirme la nécessité de lui « restituer (son) vrai visage », affichant une nette volonté de rupture avec ce qu’elle appelle un « monstre éditorial »xi (l’édition de Kehl, bien sûr). Et dans les récents prospectus pour l’édition très alléchante des Questions à la Volt aire Foundation, le même accent est mis sur la nécessité de « restaurer » les Questions sur l’Encyclopédie comme œuvre « à part entière », dégagée du fouillis monumental de Condorcet et de Beaumarchais. Ces positions sont évidemment justifiées par les représentations qui dominent notre époque de ce qu’est une édition sérieuse, où la préoccupation d’une lecture réelle des textes par un public aussi large que possible est moins grande que celle d’une rigueur scientifique ayant en quelque sorte sa propre finalité.
9Mais, comme le remarque pour sa part André Magnan dans l’article Kehl de l’Inventaire Voltaire, les « choix éditoriaux » de cette mythique édition de Voltaire, « trop facilement méprisée par les érudits », « tenaient en fait aux enjeux et aux pratiques du temps »xii, qui ne sont pas forcément moins « sérieux » que ceux, de type muséographique, qui dirigent notre travail aujourd’hui. Et on peut faire un constat très simple : si les éditeurs de Kehl ne manifestent aucun respect pour l’intégrité de ce que nous considérons, avec nos critères modernes, comme des « œuvres » dont le moindre mot de même que l’organisation générale seraient à respecter absolument, c’est que ces « entités » successives qu’ont été au fil de la vie de Voltaire les Lettres philosophiques, le Dictionnaire philosophique ou les Questions sur l’Encyclopédie n’ont, à leurs yeux, aucune importance spécifique, et peuvent être indifféremment « dispatchés » dans le vaste réceptacle alphabétique qu’ils ont conçu. L’avertissement qui précède ce qu’ils appellent le Dictionnaire philosophique comporte donc des explications mais ne témoigne d’aucun scrupule :
Nous avons réuni sous le titre de Dictionnaire philosophique les Questions sur l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique réimprimé sous le titre de la Raison par alphabet, un dictionnaire manuscrit intitulé l’Opinion par alphabet, les articles de M. de Voltaire insérés dans l’Encyclopédie ; enfin plusieurs articles destinés pour le Dictionnaire de l’Académie française. On y a joint un grand nombre de morceaux peu étendus, qu’il eût été difficile de classer dans quelqu’une des divisions de cette collection. On trouvera nécessairement ici quelques répétitions ; ce qui ne doit pas surprendre, puisque nous réunissons des morceaux destinés à faire partie d’ouvrages différents. Cependant on les a évitées, autant qu’il a été possible de le faire sans altérer ou mutiler le texte.xiii
10Presque totalement étrangers à notre formalisme et à notre approche des états successifs de la prose d’idée voltairienne comme monuments à protéger, Condorcet et Beaumarchais sacrifient donc sans regrets les « œuvres » auxquelles nous tenons tant, pour offrir à leurs lecteurs un gigantesque dictionnaire de la pensée de Voltaire. On peut voir dans cet acte éditorial non une « monstruosité » ou une « aberration », mais une fidélité, non seulement à la pensée de Voltaire, mais aussi à ses propres pratiques éditoriales qui avaient donné à ses prestigieux héritiers plusieurs modèles de ce type de recyclage. Il est d’ailleurs remarquable que ce dilettantisme ne concerne que la prose « philosophique » et que l’intégrité du texte voltairien soit au contraire envisagée avec beaucoup plus de sérieux dans le cas des œuvres théâtrales ou poétiques, même quand une pièce est pour une large part une réécriture d’une autre. La réécriture acharnée par Voltaire de ses pièces ou de sa Henriade, qu’il considérait évidemment comme des œuvres au sens monumental du terme, justement, et qui n’a pas du tout le même sens que les modifications attenantes au recyclage régulier de sa prose, montre qu’il faisait le même partage qu’eux. Et la tradition éditoriale instaurée par Kehl n’est pas complètement morte : il me semble que la tentative récente, encore qu’infiniment plus modeste, de Dictionnaire de la pensée de Voltaire par André Versaillexiv, relève d’une logique comparable : offrir beaucoup de textes voltairiens puisés un peu partout dans son œuvre, dans le cadre pratique et maniable d’une structure alphabétique, sans trop se soucier de la lettre dans son détail et sans paraître donner trop d’importance au contexte initial de parution de chaque texte. Comme le titre choisi par André Versaille l’indique, la vénération des « œuvres » comme monuments est délibérément sacrifiée à la vitalité de la pensée. Il n’est pas question ici d’idéaliser cette approche, mais de souligner qu’elle peut avoir une place légitime et coexister, pour des raisons différentes, et pour un public peut-être aussi partiellement différent, avec des éditions plus « scrupuleuses ». Pour revenir à l’édition de Kehl, ni Beuchot ni Moland ne reviennent fondamentalement sur les choix de Condorcet et de Beaumarchais, et, tout en sachant à quoi s’en tenir, semblent s’en accommoder parfaitement et même retrouver dans ce fatras qu’ils assument une unité qui ne peut évidemment pas être formelle mais apparaît comme celle, non systématique, mais vivante, d’une pensée. Beuchot remarque qu’il a préféré retrouver et reconstituer l’intégrité des Lettres philosophiques, mais qu’il a suivi la logique de Kehl par ailleurs en s’en justifiant longuement. Moland, de manière beaucoup plus frappante, évoque l’unité, non des ensembles parus du vivant de Voltaire, mais du fourre-tout de Kehl :
Pour répandre ses idées dans le monde, pour les faire pénétrer jusque parmi le vulgaire, il n’est rien de tel que de les rassembler sous forme de dictionnaire. Aussi, quand ce projet d’un dictionnaire philosophique fut un peu à la légère, au milieu d’un souper du roi de Prusse, Voltaire ne le laissa-t-il point tomber; il s’y attacha sérieusement, il le réalisa en composant d’abord un volume assez mince pour être un livre de poche, un manuel. Le sous-titre que portèrent beaucoup d’éditions : la Raison par alphabet, caractérisait l’ouvrage. C’était le catéchisme de l’école encyclopédiste. L’ouvrage alla grossissant peu à peu, et bientôt le Dictionnaire portatif cessa de mériter ce titre. Mais ce n’est que dans l’édition de Kehl qu’il reçut, comme Beuchot l’explique ci-après, les proportions considérables qu’on lui voit aujourd’hui. Bien que formé de plusieurs ouvrages de Voltaire, il offre un ensemble très homogène, une unité très saisissante à l’esprit.xv
11Voici le « fatras » de Kehl, extension monstrueuse du « fatras » de prose évoqué par Voltaire, au moins partiellement cautionné par les deux plus grands éditeurs de Voltaire au XIXe siècle. Quelque chose d’un certain esprit d’indifférence aux regroupements de sa prose philosophique par Voltaire lui-même semble avoir survécu tout au long d’un siècle où sa pensée était encore assez fortement présente pour être un objet d’adoration et de haine, comme la passionnante anthologie « Mémoire de la critique »xvi, réalisée par Raymond Trousson, vient de nous le rappeler. Depuis, le rayonnement symbolique de notre auteur s’est considérablement affaibli pour des raisons qui mériteraient une recherche en soi : essoufflement provisoire des querelles autour de la question religieuse, triomphe d’un « absolu littéraire » préfiguré par le mépris cinglant exprimé par Baudelaire ou Rimbaud pour Voltaire, indifférence pour un auteur affublé par un de ses commentateurs les plus célèbres du statut ironique et un peu condescendant de « dernier des écrivains heureux », ensevelissement scolaire dans l’image pétrifiée d’un apôtre de la tolérance mécaniquement et perpétuellement « ironique », d’une espèce d’insupportable « saint » de la modernité. Du coup, la préoccupation principale des éditeurs savants a cessé logiquement d’être la défense d’une pensée pour devenir la protection d’un patrimoine.
12Il semblerait pourtant que de jeunes éditeurs, et surtout de jeunes lecteurs, soient en train de redécouvrir avec une sensibilité à fleur de peau la puissance de pensée des textes du XVIIe et du XVIIIe siècles. Le Traité des trois imposteurs est réédité avec toutes sortes de modernisations qui nous choquentxvii, mais qui essaient de rendre le texte accessible aux hommes d’aujourd’hui et de lui donner une certaine capacité à penser le présent. Bien des éditions récentes de d’Holbach sont moins portées par le scrupule scientifique que par une flamme militante. Un des étudiants de mon groupe d’agrégatifs de l’Université Paris 7, à qui je tiens à rendre hommage, édite chez un petit éditeur le Mahomet de Voltaire en parlant, dans la préface, des amis qui se sont associés à son entreprise comme de « compagnons de lutte »xviii. Voltaire aurait sans doute apprécié la simplicité et la belle sincérité de la formule. Il serait vraiment dommage que les spécialistes de Voltaire et des autres grands auteurs des Lumières négligent, quelles que soient ses origines politiques et philosophiques, d’ailleurs diverses, cet intérêt renaissant pour leur pensée, frémissant des inquiétudes et des interrogations profondes d’aujourd’hui. Leurs scrupules scientifiques ne sauraient être en désaccord grave avec cette réactualisation brûlante des auteurs qu’ils ont choisi de défendre par de longues années de travail. Et pour réagir à Voltaire, être à l’écoute de ses colères et de ses indignations, la notion d’œuvre, et particulièrement d’œuvre « littéraire », ne nous est peut-être pas nécessaire. Un « fatras de prose » est bien suffisant.
13A la question qui donne son titre à ma communication : œuvre « à part entière » ou « fatras de prose », je me hasarderai donc à ne pas répondre par un élégant entre deux, mais de manière directe et sans nuances : « fatras de prose », bien sûr, et tant mieux. La notion d’œuvre s’est greffée aussi « historiquement » que la notion de littérature sur cet objet comme sur tant d’autres. Et je ne crois pas non plus à une cohérence esthétique et philosophique de la première édition, objet « pur » qui aurait été abîmé par des additions purement réactives à l’actualité. Voltaire n’a jamais eu l’idée de faire d’un combat sans cesse réactualisé une « œuvre », et encore moins un monument. Lire le Dictionnaire philosophique aujourd’hui sans ces filtres qui ont décidément perdu leur pouvoir vivifiant, ce n’est pas se retrouver comme par magie au XVIIIe siècle, mais c’est peut-être, tout en ne comprenant pas moins mal le XVIIIe siècle, renouer le lien entre ce que ces textes voulaient dire et notre présent.