L’arche et le camp. Proust et Czapski
1En 1941, le peintre et intellectuel polonais Joseph Czapski (1896-1993) prononce une série de conférences sur la Recherche du temps perdu, dans le camp de Griazowietz, près de Wologda, au nord est de Moscou. Le texte original français en a été publié et a bénéficié de traductions en polonais, en italien et en allemand1. Éditeurs et critiques recourent volontiers, pour donner un titre à ces conférences – Proust à Griazowietz, Proust au Goulag – ou pour en rendre compte – « Proust à Katyn »2 – à une figure, l’oxymore de noms propres, qui déterritorialise un nom que l’esprit peine à associer aux réalités que recouvrent des toponymes qui emblématisent la relégation concentrationnaire. D’un côté, « les Sargasses d’un loisir infini »3 ; de l’autre, la déchéance du sentiment d’être soi. Le simple fait que Proust s’impose à Czapski comme un recours4 invite pourtant à reconsidérer ces oppositions intuitives. Une image s’impose à lui pour qualifier l’œuvre proustienne : celle de l’arche de Noé. Si l’arche fonctionne, à bien des égards, comme un antonyme du camp de prisonniers, elle se superpose également à lui, les deux figures se contaminant pour dessiner les contours d’un espace de réflexion qui invite à une méditation sur le temps de l’œuvre et sur celui de la lecture ainsi qu’à une étonnante projection géo-politique de la Recherche.
2Les circonstances historiques ont fait que la vie de Czapski s’est trouvée mêlée aux massacres de Katyn et qu’il a été l’un des premiers témoins, indirects, du Goulag, réalité qu’il n’a fait que deviner, à distance, au travers de la brume des rumeurs et des récits embarrassés, mais dont il a compris, sinon la nature, du moins l’ampleur. Lorsque l’agreement Staline-Sikorski du 30 juillet 1941 ouvre la voie à une réorganisation de l’armée polonaise, Czapski est chargé d’organiser la réintégration des dix mille officiers dont on est sans nouvelles depuis les transferts de prisonniers de l’hiver 1940. La rumeur voudrait qu’ils soient détenus dans une région, la Kolyma, que l’on dépeint comme un bout du monde fabuleux, un monde sans oiseaux enveloppé dans un hiver perpétuel et dont l’on ne revient pas. Czapski est rapidement amené à soupçonner qu’il est illusoire d’espérer le retour des disparus : l’hypothèse d’une exécution massive est, de fait, confirmée en avril 1943, lors de la découverte des charniers. Czapski a assumé son rôle de témoin dans deux ouvrages : Souvenirs de Starobielsk et Terre inhumaine5, auxquels il convient d’ajouter une Lettre ouverte6, texte d’intervention, écrit en français, pendant l’insurrection de Varsovie, dans lequel Czapski interpelle le monde intellectuel français, qu’il a fréquenté, dans les années 1920-1930, alors que, installé à Paris, chef de file des Kapistes, un groupe de peintres polonais, il est devenu l’un des proches de Daniel Halévy.
3L’« Introduction de l’auteur », rédigée en 1944, décrit avec lucidité la nature des conférences : « Ce n’est pas un essai littéraire dans le vrai sens du mot, plutôt des souvenirs sur une œuvre à laquelle je devais beaucoup et que je n’étais pas sûr de revoir encore dans ma vie7. » Les conférences ont été préparées loin de toute bibliothèque : Czapski ne dispose pas du texte de la Recherche et ne peut compter que sur sa seule mémoire. Les livres sont rares et les conditions de détention avilissent le plaisir de lire. La lecture n’est plus une retraite mais un coudoiement, une bousculade où tout se fragmente et s’éparpille :
Ce pauvre livre [un exemplaire de La Femme de trente ans] était divisé en pages, on nous l’avait prêté pour quelques heures à peine, nous étions cinq à le lire à la fois, et chacun de nous pressait l’autre pour qu’il lui donne la page suivante. Je n’ai gardé de la lecture de ce livre, auquel manquaient du reste bien des pages, qu’un souvenir d’essoufflement8.
4L’absence textuelle de la Recherche entraîne bien entendu imprécisions et erreurs factuelles, oublis, épisodes déplacés ou amalgamés, glissements précieux en ceci qu’ils manifestent selon quelles modalités une œuvre comme la Recherche habite les consciences. La question a été souvent posée, à commencer par Proust, de savoir ce qu’il reste d’un roman dans la mémoire de ses lecteurs une fois le livre refermé9. Gracq rêve à des dispositifs qui permettraient de dessiner les contours incertains de nos lectures :
Il faudrait comparer entre eux les souvenirs que gardent à distance d’une même œuvre des lecteurs exercés et de bonne foi, leur faire raconter de mémoire à leur idée le livre – ou plutôt ce qu’il en reste, toute référence au texte omise – noter la récurrence plus ou moins régulière du naufrage de pans entiers qui ont sombré dans le souvenir, de points d’ignition au contraire qui continuent à l’irradier, et à la lumière desquels l’ouvrage se recompose tout autrement. Un autre livre apparaîtrait sous le premier – comme un autre tableau apparaît sous le tableau radiographié – qui serait un peu ce qu’est à la carte économique d’un pays celle de ses seules sources d’énergie10.
5Les conférences de Czapski nous invitent à observer comment la Recherche se forme et se déforme, comment elle continue dans la mémoire, mêlée à la vie de ceux qui l’admirent. Comme le remarque encore Gracq, l’exercice trouverait sa pleine rentabilité, appliqué, « pour ainsi dire au second degré », à une œuvre comme la Recherche, « déjà entièrement triée par le souvenir ». À l’absence physique de l’œuvre, Czapski oppose l’image mentale qu’il en a, comme s’il espérait ainsi exorciser l’angoisse qu’il éprouve à l’idée qu’il ne lui sera peut-être jamais plus donné de la « revoir », c’est-à-dire de l’actualiser dans son intégrité textuelle. On peut voir dans l’exercice une forme partageable de lutte contre la perte, dont le journal manuscrit offre des exemples plus douloureux car plus intimes : ainsi des pages où Czapski essaie de reconstituer de mémoire ses tableaux, détruits lors de la prise de Varsovie, en les crayonnant sur le mauvais papier de ses carnets.
6Czapski n’essaie pas de raconter la Recherche mais d’en composer une image synthétique. Il ne prétend pas donner à éprouver l’ampleur du monde proustien. C’est une qualité qu’il se contente de poser, en présentant l’œuvre comme une « nouvelle et immense Comédie Humaine11 ». Telle qu’il en rend compte, l’œuvre est réduite à un personnel romanesque assez étroit, contraction qui est, bien entendu, une forme d’interprétation et s’autorise de la lecture résolument biographique de Czapski. La vie de Proust procure un axe autour duquel opérer la contraction qui permet de conférer sur la Recherche. Czapski insiste tout particulièrement sur la maladie et sur sa conséquence assumée : la claustration. Les anecdotes qu’il convoque sont autant de vignettes inscrivant l’existence de l’écrivain dans la dynamique d’un mouvement de retrait. Le Proust de Czapksi est celui que la maladie a retranché du monde et qui, en réaction, par un acte de volonté héroïque chaque jour réaffirmé « s’enterre dans son œuvre », « s’enterre mort-vif dans sa chambre de liège »12. La chambre close emblématise à la fois le monde étroit, renfrogné, du malade, et l’expansion illimitée de la création, triomphe dialectique du fleurissement d’un monde au sein du confinement.
7Si la Recherche s’écrit depuis une position de retrait, la longue patience qu’elle exige de ses lecteurs implique qu’ils sachent eux aussi se soustraire à la presse du monde. On se souvient de la formule d’Anatole France : « La vie est trop courte et Proust est trop long13. » Czapski découvre Proust à son arrivée en France, en 1924. Il n’achève pas le premier volume dont il commence la lecture, qui le déconcerte comme trop éloigné de l’idée qu’il se fait de la littérature française (brièveté et sécheresse stylistique). Il lit ensuite, avec enthousiasme, Albertine disparue mais il en reste pourtant là. L’occasion se présente enfin de lire Proust plutôt que du Proust, restriction ironique que l’on trouve sous la plume de Romains dans Les Hommes de bonne volonté14, Czapski mettant à profit un accès de fièvre typhoïde pour lire la Recherche15, fièvre dont il fait l’éloge paradoxal dans ses conférences, comme Péguy le fait de la jaunisse16 ou la Micòl de Bassani des « grippes avec fièvre de cheval » de son enfance qui offraient de lire en « quelques jours Guerre et Paix en entier […] ou tout le cycle des Trois Mousquetaires17 ». Le temps de la maladie, entendu comme une façon d’éprouver dans sa plénitude le temps desserré de la lecture, fait participer le lecteur du retrait hors du monde qu’emblématise dans la lettre-préface des Plaisirs et les Jours la figure de Noé :
La vie est chose dure et qui serre de trop près, perpétuellement nous fait mal à l’âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver de clairvoyantes douceurs. Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l’« arche ». Je compris alors que Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre18.
8L’arche n’est pas l’apanage de l’écrivain mais apparaît aussi comme le lieu préservé qui est l’œuvre commune de l’écrivain et de ses lecteurs. Et le souvenir du temps de la lecture peut suffire à enclore la conscience dans l’espace au large à l’intérieur de soi dont l’arche est l’emblème. C’est ce qui advient à Czapski à Starobielsk, alors même que, privé de livres, il éprouve, par la vertu libératrice d’une forte fièvre, la présence multiple et diffuse en lui de la Recherche du temps perdu. Évoquant les premiers temps de sa captivité, Czapski décrit le sentiment de désespoir qui l’étreint à se voir enfermé, nuit et jour, dans un bâtiment « rempli jusqu’au toit de couchettes tellement serrées qu’on avait l’impression de dormir dans des tiroirs puants entassés les uns sur les autres », « jungle de châlis »19 qui est comme la figure inversée du confort de vie qu’il avait réussi à se ménager dans les derniers temps de l’avant-guerre, des « conditions de travail qui [lui] permettaient de passer une grande partie de la journée dans une solitude totale, et le reste du temps en compagnie de quelques personnes qui [lui] étaient vraiment proches20 ».
9Paradoxalement, c’est la maladie qui permettra à Czapski de reprendre pied dans le sentiment d’être soi, au bénéfice de la solitude retrouvée, relative mais suffisante, du dortoir de l’infirmerie, où il s’abandonne, dans une sorte de délire heureux, à « l’euphorie des souvenirs, des contacts ininterrompus avec tous ceux qu’[il] avai[t] quittés dans [s]on pays21 ». La fièvre tombée, à nouveau en possession de lui-même, il est requis par le besoin impérieux de faire œuvre. Aussi entreprend-il d’« écrire une histoire de la peinture, depuis David jusqu’à notre temps », première en date d’une série d’exercices de mémoire dont les conférences sur Proust constituent la manifestation la plus accomplie. Ce n’est pas un hasard si ce travail de ressaisissement aboutit à Proust, culmine dans une évocation de la Recherche, qui voit l’exercice changer de nature, épouser une logique qui n’est plus celle de l’introspection mais de la transmission. De fait, l’œuvre proustienne est le socle même de ces exercices, la référence qui les rend possibles et les initie. Czapski n’en est pas pleinement conscient, sans doute, même s’il note dans les Souvenirs de Starobielsk, au moment de décrire la nature de cette discipline mémorielle qu’il s’impose à lui-même, comme François Le Lionnais, comme tant d’autres intellectuels dans des circonstances analogues, que
l’effort intellectuel, sans livres, sans notes, donne des sensations tout à fait différentes de celui qui a lieu dans des conditions normales. C’est la mémoire involontaire qui agit avec plus de force et dont parle Proust, la considérant comme source unique de la création littéraire. Après un certain temps émergent à la surface de notre conscience des faits, des détails dont on n’avait pas la moindre idée qu’ils fussent « emmagasinés » quelque part dans le cerveau. Et puis, ces souvenirs qui viennent de l’inconscient, sont plus fondus, plus intimement liés les uns aux autres, plus personnels22.
10À cinq reprises, la maladie se referme autour de lui, reconstituant momentanément un semblant d’espace privé, le soustrayant à l’entassement des corps, au poids écrasant des obligations militaires, retrait qui lui permet de renouer avec le fil interrompu de la vie d’avant. La maladie, c’est aussi ce moment qui lui permet de faire fonds sur sa mémoire pour composer des récits, simples exercices dans un premier temps, ambition de témoigner dans un second temps. Comme la Recherche, selon, bien entendu de toutes autres modalités, les Souvenirs de Starobielsk et Terre inhumaine décrivent la lente naissance d’une œuvre, celle-là précisément que nous tenons entre nos mains.
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12Si l’on peut entr’apercevoir, dans un camp de prisonniers, vous protégeant, l’ombre d’une arche, il va sans dire que celle-ci n’est jamais qu’un ersatz. Il y a loin de la position de Czapski à celle de Proust dans son esquif de liège. De fait, à supposer que la chose fût matériellement possible, Czapski se ferait un devoir de ne pas assumer la posture proustienne. L’époque n’est plus au retrait et la Pologne n’est pas la France. Lorsque les Souvenirs de Starobielsk sont publiés, dans les derniers mois de la guerre, ils sont censés inaugurer la collection « Témoignages », dont l’initiative revient à Czapski, qui assume alors les fonctions de chef de la Section de propagande et d’information de l’armée polonaise. Un prospectus, inséré en encart, définit ainsi les principes éditoriaux de la collection :
Il n’y a plus de spectateurs dans les pays frappés par la guerre. Tout le monde y participe non seulement le soldat de l’armée mais aussi celui du maquis, femmes, enfants, des villes bombardées, vieillards déportés de même que tous les écrivains. Les cloisons étanches qui protégeaient la croissance de l’œuvre de Proust pendant la dernière guerre ont été rasées. L’écrivain d’aujourd’hui qui subit les événements ce n’est pas seulement l’homme de lettres dont le développement artistique a été arrêté, mais c’est aussi celui qui veut former sa vision dans la matière d’une communauté nouvelle. Il est encore difficile d’affirmer que nous soyions les témoins de l’éclosion d’une nouvelle attitude morale de l’écrivain envers les faits, mais il n’y a aucun doute que le développement tel qu’il est déterminé par la guerre actuelle implique plus d’importance aux faits qu’à la fiction littéraire car l’auteur se souvient de milliers d’êtres voués au silence éternel et d’autres incapables d’exprimer ce qu’ils ont vécu 23.
13Si le fait est qu’il n’existe plus rien de comparable aux « cloisons étanches » qui permettaient à Proust de continuer à écrire la Recherche depuis le premier conflit mondial, il convient d’en prendre acte pour aider à faire tomber, par la force d’une parole authentique, d’autres « cloisons étanches », celles de la relégation concentrationnaire, derrière lesquelles des centaines de milliers de vies sombrent dans l’oubli. Dans l’article, très informé, qu’ils ont consacré aux conférences de Czapski24, Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk remarquent fort judicieusement que l’expression « cloisons étanches », qui figure deux fois dans la Recherche25, est placée par Czapski au centre du plus ambitieux des schémas par lesquels il s’efforce de représenter, en la spatialisant, l’œuvre de Proust, schémas conservés dans les brouillons des conférences et reproduits en fac similé dans l’édition française des Éditions Noir sur Blanc. La remarque confirme que la réduction opérée par Czapski fait fonds sur une analogie entre le temps de l’œuvre et la réclusion dans l’arche. Mais si les « cloisons étanches » protègent l’épanouissement de l’œuvre, elles participent aussi d’un refus de voir et d’entendre et se font ainsi les complices de ceux qui édifient des « cloisons étanches » pour perpétrer leurs massacres. C’est l’idée qui ressort de la Lettre ouverte à Jacques Maritain et François Mauriac, dans laquelle la Pologne incarne le hors-champ, les périphéries souffrantes que les grandes puissances sacrifient à la marche de l’histoire. La lettre se présente pour l’essentiel comme un montage des messages diffusés par la radio polonaise pendant le siège de Varsovie, mélange d’appels au secours et d’imprécations désespérées. Czapski y interpelle Maritain et Mauriac, et à travers eux les intellectuels occidentaux :
Ces appels ne parviennent pas jusqu’à vous parce qu’ils sont authentiques. Oh ! s’ils avaient été rédigés par des bureaux de propagande de Moscou, de Berlin, de Londres ou de Washington, vous les eussiez entendus dans toutes les émissions, tous les journaux les citeraient dans leurs manchettes. Mais ces phrases sanglantes, souvent maladroites, ces appels contradictoires de rancune et de tendresse envoyés d’une ville en feu ne parviennent pas à vous26.
14L’arche figure un enfermement volontaire et illuminant, un retrait qui n’en est pas un puisque le lieu clos où l’on est confiné est un centre, l’amorce d’un monde nouveau, régénéré, sauvé des eaux de l’oubli. Le camp figure, à l’inverse, un enfermement subi, aux marges invisibles du monde. La Pologne, et plus largement l’Europe de l’est, incarne la figure du camp, tandis que la France, qui renaît de ses cendres au moment où Varsovie est promise aux flammes, celle de l’arche. On sait par les mémoires du procureur de Semipalatinsk, la petite localité sibérienne où Dostoïevki a été relégué, en décembre 1849, que l’écrivain y a lu un ouvrage de Hegel. Le philosophe hongrois László F. Földényi imagine qu’il s’agit des Leçons sur la philosophie de l’histoire, que Hegel prononce à Berlin entre 1822 et 1831, alors que le régime tsariste procède aux premières déportations massives en Sibérie. Or, Hegel mentionne la Sibérie dans ses Leçons :
Certes brièvement. Et ces quelques mots ne servent qu’à expliquer pourquoi il ne s’étend pas sur la description de la Sibérie. En effet, il entame ses considérations sur l’Asie par la remarque suivante : « Il faut ôter d’abord la déclivité septentrionale, la Sibérie. Celle-ci […] ne nous intéresse pas ici. La morphologie du pays n’est pas propice à une culture historique ou à devenir un acteur particulier de l’histoire. » Nous pouvons imaginer la stupéfaction de Dostoïevski quand il lut ces lignes à la lueur de sa chandelle de suif. Et aussi son désespoir de constater qu’on n’accordait pas la moindre signification à ses souffrances dans la lointaine Europe, pour les idées de laquelle il avait été condamné à mort avant d’être gracié et exilé. Puisque ces souffrances l’affectaient en Sibérie – dans un monde qui ne faisait pas partie de l’histoire. C’est pourquoi, du point de vue européen, il n’y avait pour lui aucun espoir de salut. Il pouvait à juste titre se sentir non seulement exilé en Sibérie, mais encore repoussé dans un non-être d’où seul un miracle pouvait le tirer […]27.
15La relégation sibérienne est moins un exil loin de Saint-Petersbourg qu’un « exil hors de l’histoire ». Mais, d’une certaine manière, les miracles sont possibles : Dostoïevski reviendra des confins, son œuvre rayonnera sur l’Europe, elle contribuera à inventer ce qu’Isabelle Daunais appelle le domaine du roman28 et ira grossir les matériaux épars dont est fait le nid d’alcyon de l’œuvre proustienne. Dans les Récits de la Kolyma, à l’autre extrémité de l’histoire séculaire de la littérature concentrationnaire, Varlam Chalamov évoque comment il s’initia à Proust, par Le Côté de Guermantes, comment « cette prose étrange, presque impalpable29 », « comme prête à s’envoler dans le cosmos » le « terrassa », une prose, écrit-il, « où toutes les proportions étaient dérangées, décalées, où il n’y avait ni grand ni petit » car « tous sont égaux devant la mémoire, comme devant la mort, et l’auteur a parfaitement le droit de se rappeler la robe de la servante et d’oublier les bijoux de la maîtresse ». Le roman, parce qu’il dérange, décale, libère les perceptions, parce qu’il s’écrit dans une prose « comme prête à s’envoler dans le cosmos » est cette forme qui, aux antipodes des Leçons de Hegel, accueille dans l’arche tous et chacun, jusqu’au simple zéka de la Kolyma. Le peu de jours que le livre reste en sa possession, Chalamov ne regagne pas le dortoir : « Proust, écrit-il, avait plus de valeur que le sommeil. »