Colloques en ligne

Nicholas-Henri Zmelty

Les éphémères du Musée de Montmartre

1Nous proposons d’aborder la question de la patrimonalisation des éphémères à travers une étude de cas basée sur les collections du Musée de Montmartre. En plus des 5 846 œuvres et documents officiellement inscrits à l’inventaire, ce musée conserve un fonds documentaire estimé à plus de 100 000 pièces qui attendent encore d’être inventoriées. Cet ensemble aussi colossal qu’hétéroclite réunit des archives écrites (lettres, défets de presse, télégrammes, tracts, brochures etc.) et photographiques auxquelles s’ajoutent quantité de productions éphémères illustrées. Affiches, menus, programmes de théâtre, dépliants publicitaires, cartes de visite, calendriers, faire-part, cartons d’invitation et ex-libris côtoient de nombreux journaux satiriques sans compter quelques estampes et même des dessins originaux. Tous ces objets sont rangés pêle-mêle dans 200 grandes boîtes d’archives classées par thèmes avec des références à l’histoire, la géographie, l’art et la culture montmartroise. Pour l’heure, seul un répertoire très sommaire permet d’avoir une idée du contenu de chaque boîte. S’impose dès lors la réalisation d’un véritable inventaire pièce par pièce qui permettrait de distinguer avec clarté ce qui relève de la documentation et ce qui mérite d’être considéré comme partie intégrante des collections du musée. Cet inventaire aussi urgent que nécessaire obligerait d’abord à revoir à la hausse le nombre d’œuvres conservées au Musée de Montmartre, ne serait-ce qu’en comptabilisant les estampes et les dessins dispersés au milieu d’archives en tout genre. De plus, la forte proportion d’éphémères incite en soi à mener une réflexion de fond sur la nature même de ces objets. Doivent-ils être seulement considérés comme des documents ? Peut-on parler d’œuvres d’art d’un genre à part ? Ou sommes-nous face à des objets hybrides à mi-chemin entre les deux premières catégories ? Déterminant quant à la manière de conserver et de valoriser les éphémères, ce questionnement débouche ici sur une réflexion sur l’identité même du Musée de Montmartre, l’honnêteté de son offre et ses stratégies en matière de communication.

Des éphémères dans le sillage de l’art ?

2La grande diversité des éphémères interdit d’emblée toute approche globale. Hormis leur courte durée de vie programmée, une affiche n’a en effet pas grand-chose en commun avec une carte-adresse ou un programme de théâtre. Reste alors à déterminer les critères qui permettraient de catégoriser ces objets. L’identité de l’auteur peut en être un, et sur ce point le cas de Toulouse-Lautrec est exemplaire. La reconnaissance unanime de la valeur artistique de ses affiches rend leur présence sur les cimaises d’un musée – et a fortiori le Musée de Montmartre – tout à fait évidente. Tenant compte des spécificités matérielles et de la raison d’être avant tout publicitaire du support, l’artiste concevait ses affiches avec la volonté de « faire œuvre d’art » et obtint les résultats que l’on sait. Si Toulouse-Lautrec aurait sans doute été amusé par tant d’égards, la muséification de ses affiches résulte d’une prise de conscience très précoce de leur valeur artistique intrinsèque. Avec le temps, ces affiches qui à l’origine faisaient la joie d’amateurs et de collectionneurs clairvoyants ont fini par suivre le chemin de la patrimonalisation et atteindre par-là même les cimes de la sacralisation. Ce qui est vrai pour Toulouse-Lautrec l’est moins pour d’autres artistes affichistes montmartrois actifs à la même époque comme Jules-Alexandre Grün ou Léon-Adolphe Willette, dont la renommée posthume n’est pas à la hauteur de celle qui fut la leur de leur vivant. Mais le Musée de Montmartre, qui ne les oublie pas, donne au grand public qui les connait mal l’occasion de découvrir quelques-unes de leurs meilleures affiches. En exposant ces productions éphémères, le musée ravive le souvenir de gloires qui ne le furent pas moins.

3L’affiche illustrée bénéficie cependant d’un statut particulier par rapport aux autres types d’éphémères. Mieux connue, elle n’a cessé d’attirer l’attention des artistes et de se trouver au cœur de projets (expositions, publications, colloques…) mettant l’accent sur son potentiel artistique. Enfin, visuellement attractive et destinée à être placardée, l’affiche dans sa forme même s’intègre parfaitement à l’espace muséal où son accrochage ne diffère pas tant de celui d’un tableau. Que dire du « reste » ? En dépit de l’intérêt que lui portent quelques passionnés parfois réunis au sein de sociétés (Le Vieux papier en France, The Ephemera Society au Royaume-Uni) et d’une patrimonalisation favorisée à la fois par le dépôt légal et diverses initiatives privées telles que des dons ou des legs auprès d’institutions publiques, il n’existe pour l’heure aucun chantier de muséification des éphémères. Peut-il seulement en être question et si oui, quel sens cela aurait-il dans le cas précis du Musée de Montmartre ?

4La patrimonalisation des éphémères encourage plus que jamais à considérer ces objets comme autant de sources pour l’historien. Dans sa préface au livre d’Ernest Maindron Les Programmes illustrés des théâtres et des cafés-concerts, menus, cartes d’invitation, petites estampes, etc. paru en 1897, le romancier et dramaturge Pierre Véber se dit convaincu de l’importance qu’il faut accorder à ces imprimés qu’il appelle les « miettes de l’Histoire ». Il ajoute :

[…] ces petits papiers diront aussi combien nous aimions l’art, puisqu’il nous fallait sur les plus minimes réclames un coin de dessin qui retînt nos yeux et notre pensée, sur lequel notre imagination eût loisir de s’employer1.

5Véber souligne ici une réalité essentielle : l’intérêt visuel susceptible de s’ajouter aux vertus documentaires des éphémères complexifie leur nature, ce qui précisément entrouvre les portes de leur muséification. Complémentaire du texte à des degrés variables au sujet de l’information à véhiculer, l’image s’impose d’abord comme le principal outil d’esthétisation d’un objet qu’il devient donc possible de débanaliser voire de singulariser fortement. Par ses qualités typographiques et/ou ses rapports à l’image, le texte peut lui aussi contribuer à cet embellissement qui hisse l’éphémère au-dessus de sa vocation initiale de simple vecteur d’informations. Autour de 1900, il n’est pas rare que cette « artification » de supports a priori anodins participe d’une stratégie assumée de la part d’artistes ayant fait le choix de la diversification par-delà toute forme de hiérarchie des pratiques artistiques. C’est par exemple le cas d’Adolphe Willette qui, sans manquer d’envoyer régulièrement ses toiles au Salon et de collaborer aux plus importants titres de la presse satirique, illustre quantité d’éphémères de toutes sortes. Leur multiplicité garantissant une très large diffusion, l’artiste utilise ces objets à des fins auto-promotionnelles en signant la moindre de ses illustrations2. Mais vouloir « mettre de l’art dans tout » – pour reprendre une formule souvent employée à l’époque – ne signifie pas tout transformer en œuvre d’art.

Des éphémères à exposer ?

6Il peut être tout à fait légitime de vouloir exposer un menu illustré ou un programme de théâtre pour ses qualités esthétiques. Un tel choix suppose dès lors de mener un subtil travail scénographique afin de ne pas donner aux visiteurs la désagréable impression qu’il n’y aurait aucune distinction entre ces objets et les œuvres d’art au sens propre. Les dispositifs d’exposition classiques sont en cela susceptibles de conduire à une impasse. Si la fragilité et la petite taille des éphémères incitent spontanément à les exposer en vitrine, celle-ci au même titre que le cadre, draine un imaginaire sacralisant impossible à chasser, surtout dans un cadre muséal. De toute évidence et sans qu’il soit nécessaire d’entrer ici dans des considérations d’ordre technique, d’autres solutions doivent donc être imaginées afin de donner aux éphémères le ou les écrin(-s) qui leur convien(-nen)t. Enfin, les éphémères étant dans leur immense majorité des imprimés sur papier, leur présentation répond à des normes très strictes qui préconise de ne pas les exposer plus de trois mois consécutifs dans des conditions d’éclairage elles aussi réglementées. Entre la mise en place d’un important turn-over et d’un dispositif technique adapté, choisir de présenter des éphémères dans la collection permanente suppose donc de véritables contraintes auxquelles un établissement comme le Musée de Montmartre n’est pas nécessairement en mesure de répondre moins pour des raisons structurelles qu’à cause de lacunes au sein de sa collection. L’ironie veut que quelques-unes de ses pièces maîtresses appartiennent précisément à la famille des éphémères, s’agissant en l’occurrence d’affiches de Toulouse-Lautrec parmi les plus célèbres : Moulin Rouge La Goulue (1891), Divan japonais (1892) et Aristide Bruant dans son cabaret (1893). Exposées depuis des temps immémoriaux, ces affiches gagneraient évidemment à rejoindre les réserves et certaines mériteraient même une restauration plus qu’urgente. Leur décrochage poserait cependant un problème de taille : que mettre à la place ?

7Le Musée de Montmartre ne peut en effet se targuer de posséder le moindre tableau de Toulouse-Lautrec, ni de Vincent Van Gogh, ni de Pablo Picasso ni d’aucun autre artiste majeur qui contribua à faire de la Butte un foyer de création d’une richesse inégalée au tournant des xixe et xxe siècles. Bien qu’ayant occupé l’atelier qui se situait à l’adresse de l’actuel musée à l’heure où il peignit le Bal du Moulin de la Galette et La Balançoire, Auguste Renoir est lui aussi absent des cimaises. Les autres locataires célèbres du 12 rue Cortot, à commencer par le « trio infernal » formé par Suzanne Valadon, Maurice Utrillo et André Utter, ne sont pour leur part que modestement représentés. Quant aux pièces maîtresses que sont l’enseigne du célèbre cabaret Le Lapin Agile peinte par le caricaturiste André Gill et le Parce Domine, grand tableau d’Adolphe Willette qui décorait jadis un mur entier du Chat Noir de Rodolphe Salis, bien qu’exposées au musée depuis plusieurs années, elles n’y sont malheureusement qu’en dépôt. Aussi dure puisse-t-elle paraître, cette réalité mérite toutefois d’être remise en perspective. Créé en 1960, le Musée de Montmartre n’a jamais été destiné à devenir un musée des beaux-arts. À l’origine, l’objectif était d’en faire le lieu d’hébergement de la collection d’œuvres et de documents réunie par Le Vieux Montmartre. Fondée en 1886, cette société s’est notamment évertuée à collecter tout ce qui pouvait être en rapport avec l’histoire de la Butte Montmartre et c’est donc à ce titre que les éphémères occupent une place aussi centrale dans ses collections. S’il ne saurait être question de compenser les lacunes listées plus haut par cette masse d’éphémères, il est en revanche tentant de croire au capital qu’elle représente et de chercher les solutions adéquates afin d’en faire un atout. L’ambiguïté de certains éphémères associant vertus documentaires et qualités esthétiques peut en effet être mise au service des ambitions du Musée de Montmartre.

Des éphémères sans image de marque

8S’il fallait l’étiqueter selon une typologie institutionnelle, le Musée de Montmartre pourrait sans doute être qualifié de « musée d’art et d’histoire » : y sont évoquées les grandes heures de la Butte à travers un mélange d’œuvres, d’objets et de documents de tout ordre. Ce parti-pris du discours conduit à une situation gênante qui amène à faire voisiner des tableaux, des estampes, des affiches voire des extraits de film d’époques différentes autour d’un même thème (par exemple le quadrille naturaliste mieux connu sous l’appellation « French cancan »), ce qui a pour effet de réduire les œuvres à un simple rôle illustratif. La mise en valeur de leurs singularités formelles, de leurs spécificités techniques et de leur histoire propre se voit ainsi sacrifiée au profit d’un récit seulement servi par quelques convergences iconographiques. Si cette situation est en partie liée aux réalités de la collection du musée, une configuration de ce type convient parfaitement à l’exposition d’éphémères. En privilégiant les pièces présentant de vraies qualités esthétiques, il est en effet possible de mettre la micro-narrativité de ces objets au service d’un discours plus global tout en maintenant un degré de satisfaction visuelle convenable. Cette mise en situation « muséale » a de plus l’avantage de faire écho à la double vocation d’origine des éphémères qui est d’informer tout en captant l’attention par une composition séduisante, saisissante ou amusante.

9S’il est donc envisageable de les intégrer au sein d’une muséographie narrative comme celle du Musée de Montmartre, la valeur des éphémères ne peut être que supplétive et il est difficile d’imaginer qu’ils puissent pallier aux lacunes de la collection. Or, l’un des principaux paradoxes auxquels est confronté le Musée de Montmartre dans sa muséographie actuelle réside dans l’obligation d’évoquer de grands épisodes de l’Histoire et de l’histoire de l’art avec très peu d’œuvres dignes de ce nom. À ce titre, la Commune et l’épopée du Bateau-Lavoir apparaissent comme les deux thèmes les plus problématiques. Même si c’est ainsi que les choses existent à l’heure actuelle, quelques portraits-charges de communards ou de Versaillais signés Faustin, Pilotell ou André Gill ajoutés à une poignée de reproductions photographiques, le tout présenté dans un espace des plus restreints, ne sauraient suffire à évoquer un événement historique aussi crucial que la Commune. Dans ce cas précis, les éphémères se voient soumis à un effet de « sur-muséification » préjudiciable tant pour les objets eux-mêmes que pour le propos qu’ils sont censés servir.

10En ce qui concerne l’histoire du Bateau-Lavoir, la situation est encore plus complexe. Situé à seulement quelques encablures du Musée de Montmartre, le célèbre atelier où Picasso peignit Les Demoiselles d’Avignon ne saurait être éludé du parcours mais comment l’évoquer de manière crédible et convaincante avec seulement quelques dessins de Max Jacob, un petit portrait de Paul Yaki rapidement crayonné par Amedeo Modigliani et surtout en l’absence de toute œuvre de Picasso ? Miser sur les autres célèbres occupants du Bateau-Lavoir que furent Kees Van Dongen ou Juan Gris conduirait à une situation déontologiquement discutable. On sait    qu’avant de devenir deux grands peintres d’avant-garde, Van Dongen et Gris ont fait leurs premières armes en tant que dessinateurs de presse. Le Musée de Montmartre conserve de nombreux exemplaires de L’Assiette au Beurre, célèbre journal satirique auquel les deux artistes collaborèrent au début du xxe siècle. Exposer des couvertures de L’Assiette au Beurre illustrés par Gris ou Van Dongen pourrait faire sens si on part du principe qu’il s’agit d’évoquer une partie de la production de ces artistes à l’époque où ils étaient locataires du Bateau-Lavoir. Mais une fois encore, ces couvertures de journaux dont la valeur ne peut être que supplétive ne sauraient combler le manque d’œuvres d’art au sens classique du terme. Faire le choix de les exposer impliquerait par ailleurs de faire preuve de modestie en termes de communication afin d’éviter la déconvenue du public. Communiquer autour des collections du Musée de Montmartre en mettant en avant les noms de Gris et Van Dongen et capitaliser ainsi sur leur potentiel attractif reviendrait à faire preuve de malhonnêteté. L’argument de la mission éducative du musée est quant à elle irrecevable : il serait en effet illusoire de penser qu’en ayant seulement « à se mettre sous la dent » quelques couvertures de presse signées Gris ou Van Dongen – qui plus est sous leur forme imprimée car on ne parle pas de dessins originaux – le public se montrerait ravi d’avoir découvert des richesses insoupçonnées.

11Il importe à ce titre de prendre en compte les attentes légitimes des visiteurs du Musée de Montmartre dont plus de 60% sont des touristes d’origine étrangère. En arrivant sur les lieux, ils s’attendent à découvrir à tort ou raison une évocation de la bohème artistique qui aujourd’hui encore fait de Montmartre un lieu mythique connu dans le monde entier. Quand bien même ces objets présenteraient-ils des qualités esthétiques et un intérêt historique réel, se contenter de quelques éphémères pour raconter l’histoire du Bateau-Lavoir et prétendre ainsi satisfaire le public serait donc une gageure. Ces observations ne valent cependant que pour la présentation de la collection permanente. La situation est tout à fait différente dans le cas d’une exposition temporaire et l’exemple de la récente rétrospective consacrée à l’œuvre d’Adolphe Willette est là pour en témoigner3.


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12Le cas particulier du Musée de Montmartre, avec les problématiques et les contraintes qui sont les siennes, révèle donc à quel point la réflexion autour de la patrimonalisation des éphémères peut être à l’origine d’interrogations complexes à des niveaux allant de la conservation jusqu’à la commercialisation. Si la question n’est pas sans créer quelques problèmes d’ordre déontologique et technique, on peut néanmoins espérer que le Musée de Montmartre saura trouver les ressources nécessaires pour gérer au mieux la place à donner à ses éphémères, quitte à adopter pour cela une position expérimentale et donc pionnière en la matière.