Adolphe Willette ou l’impossible exhaustivité d’un catalogue raisonné
1La popularité du caricaturiste Adolphe Willette à sa mort, en février 1926, interroge l’oubli dans lequel il est tombé aujourd’hui, au regard de ses camarades d’alors, Forain, Steinlen, Poulbot… Certes, le talent est en cause, Willette n’est pas Toulouse-Lautrec. Mais est-ce le seul paramètre ? Ce manque de pérennité ne proviendrait-il pas également de l’aspect protéiforme et éphémère de l’œuvre de Willette, au-delà du seul dessin de presse, des tableaux et gravures ? Éventails, boîtes de friandises, menus, images scolaires ou religieuses, tracts, enseignes de boutique, cartes postales, faire-part de naissance, affiches, décorations murales de lieux publics, chansons illustrées, mais aussi chars carnavalesques, déguisements, costumes de scène, bannière religieuse, etc. Cet inventaire à la Prévert témoigne de l’imprégnation du Paris de la Belle Époque par le crayon de l’artiste montmartrois, de sa rencontre avec un public aussi composite que l’est sa production plastique.
2Dès lors, cette relative disqualification sur le long terme (souvent imputée à son antisémitisme) ne pourrait-elle pas correspondre en partie au caractère éphémère de son œuvre ? Du même coup, les approches historiennes à l’archive plastique ne demanderaient-elles pas une réévaluation de la production éphémère dont l’importance se mesure souvent à l’aune du prestige contemporain d’une signature et non de sa diffusion, en son temps ?
3L’exposition consacrée à Willette par le musée Louis Senlecq de L’Isle‑Adam, en 2014, a confronté ses organisateurs à l’impossibilité d’établir un catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste. Cette impasse nécessite de s’interroger sur les difficultés et le rapport qu’elles entretiennent avec la notion de « patrimoine éphémère »1.
4Il s’agit donc d’exposer les différents fonds patrimoniaux sollicités pour entreprendre une exposition sur l’œuvre d’un artiste comme Willette (musées, bibliothèques, archives), ce qui permet d’esquisser certains des enjeux posés par les collections publiques ou privées, en particulier leur logique de constitution et de conservation. Ce premier point nous amènera à nous interroger sur les obstacles spécifiques posés par les archives de presse satirique, matériau qui demeure très peu familier au monde de la recherche comme à celui des collections publiques.
L’impossible catalogue exhaustif d’un caricaturiste comme Adolphe Willette
5La préparation de l’exposition Willette au musée de L’Isle‑Adam a nécessité la prise de contact avec l’ensemble des musées labellisés « Musée de France », susceptibles d’avoir en leur collection des fonds de presse ou des œuvres de l’époque du caricaturiste. La quête s’est avérée fructueuse… voire trop. Nous avons effectivement été confrontés à une multitude de doublons émanant le plus souvent des mêmes titres de presse satirique ou des séries de lithographies. Nous avons alors passé plusieurs annonces dans des journaux spécialisés comme Le Journal des Arts, La Tribune de l’Art, sans obtenir les résultats escomptés. Si les œuvres picturales demeuraient assez rares, il en allait de même pour les journaux les plus confidentiels, que ceux-ci relèvent du registre de la petite presse humoristique ou de la plus confidentielle revue engagée, parfois à la limite de la parution clandestine. Nous nous sommes alors tournés vers un public de « Vieux papiers » dans des publications comme Aladin ou Le Collectionneur français.
6Le relatif succès de cette démarche constitue en soi un signe de l’importance des fonds privés dans la matérialisation même de la notion de « patrimoine éphémère ». En effet, si l’on peut s’interroger sur la valeur intrinsèque d’un objet singulier – hors la fétichisation –, la sérialité de la collection confère un début de légitimité à ce qui devient sujet. La quête, la recension, la disposition intelligente, la conservation déterminent une esthétique, une politique éditoriale ou des habitus, l’existence d’un public ou d’une diffusion qui ne transparaît pas forcément de la pièce singulière. Or, les fonds des collections nationales sont fort pauvres en matière d’images ou de presse humoristique, la discontinuité des séries conservées ôtant justement une bonne part de l’intelligibilité de l’objet-journal.
7Des exemplaires de revues rares ont commencé à émerger, à partir de réseaux de collectionneurs. Nous sommes enfin passés par la documentation du musée d’Orsay afin de recenser l’éventuel passage d’œuvres en vente publique. Or les catalogues de salles des ventes n’axent leur visibilité que sur la signature d’un artiste. Si l’on compare une vente d’autographes et une vente de vieux papiers ou de cartes postales, il s’avère que les premiers sont souvent collationnés avec précision lorsque les seconds sont vendus en lots. Se pose aussi le problème des reventes : moins une œuvre est prestigieuse, plus elle est susceptible d’être revendue, et donc d’être éparpillée en changeant de mains, l’originalité du motif se substituant à la signature. Ainsi, à notre grande déception, nous n’avons retrouvé aucun des panneaux décoratifs de Willette, ni de L’Auberge du Clou ni de La Taverne de Paris. Posons tout de suite l’obstacle des œuvres oubliées dans les greniers, non identifiées, jetées ou détruites par le temps. Ce caractère « éphémère » par déficience de notoriété ou de visibilité apparaît dans cette anecdote, rapportée en 1913 par André Warnod :
Œuvres perdues : Lors d’une de ces disparitions dont il était coutumier, Toulouse-Lautrec se retira dans un très ancien et curieux hôtel du 1er arrondissement, transformé… disons en couvent, comme on disait à l’époque de Béranger. Pour occuper ses loisirs, il peignit, dans l’escalier qui mène au salon, trois panneaux auxquels vint bientôt s’en ajouter un quatrième de Willette. Décoré par de tels maîtres, le mur présentait un grand intérêt, même aux yeux de la… Supérieure qui s’opposa toujours à toute réparation, malgré les dégradations du temps et celles de quelques vandales. Mais la digne dame vieillit ; sa fortune était rondelette ; elle passa la main tout dernièrement à une jeune femme qui, trouvant l’immeuble « dégoûtant », résolut de tout restaurer. Hélas ! Elle n’a pas tardé à mettre sa résolution à exécution : quinze jours ont suffi pour gratter les peintures et recouvrir la place d’une belle étoffe à trente-neuf sous le mètre. Le fait est d’autant plus regrettable qu’on n’a, croyons-nous, jamais photographié ces œuvres peu connues. La photo, d’ailleurs, rendrait-elle le charme de la composition du grand Pierrot et le réalisme puissant d’Henri de Toulouse-Lautrec2 ?
8Au-delà de la différence considérable de talent qui sépare Toulouse-Lautrec de Willette, on peut se demander si les qualités esthétiques sont seules en cause dans le contraste de ces deux postérités : après tout, un peintre comme La Gandara (pour prendre l’exemple d’un artiste du Chat noir) jouit d’une classification de « peintre » au sein des catalogues ou des ouvrages d’art, là où Willette n’est qu’un dessinateur. Willette et Steinlen émergent, car ils sont des peintres. Les qualités extraordinaires de graveur d’un Henry Somm, d’un Félix Buhot ou d’un Steinlen (et même celles – moindres – d’un Willette) sont tenus en faible estime au regard de leur œuvre picturale. Lautrec lui-même connaît une reconnaissance nettement plus marquée sur sa peinture que pour son œuvre gravée, à rebours de ses audaces considérables dans ce domaine. Lautrec ne « surplombe » pas seulement Willette de son seul talent esthétique, mais aussi de ses choix de support avec la peinture, certes, mais aussi l’affiche, l’illustration… Willette est un piètre affichiste et c’est un euphémisme que de dire que ses choix d’illustrations furent calamiteux : là où Lautrec dessine pour Bruant, Willette illustre Paul Delmet ! Et il privilégie sa participation au Courrier français, au Rire et à la plupart des titres en vogue pour des motifs immédiatement mercantiles.
9Quelle que soit la valeur déjà apportée à l’œuvre de Toulouse-Lautrec dans les milieux artistiques et marchands, quelle que soit la notoriété de Willette alors au faîte de sa gloire, une fresque de lupanar ne peut encore s’élever à la dignité d’une conservation. Le lieu d’exposition ou la veine d’une œuvre la disqualifie a priori, sans que l’esthétique ne puisse entrer en compte. Mais l’inverse est vrai : d’autres fresques de Willette sur la justice peuvent, par exemple, être pieusement entretenues dans la demeure familiale d’une dynastie de juristes, à rebours de la valeur esthétique accordée au motif, argument encore plus prégnant en ce qui concerne les héritages familiaux. Une fresque, conçue au départ pour constituer la moins éphémère des œuvres, peut en fait s’avérer d’une existence assez fragile, et ses conditions de survie, bien éloignées d’une quelconque logique artistique ou marchande. Il en va de même pour les panneaux décoratifs de cabarets, les tréteaux peints, les roulottes, les décors de théâtre, les graffitis sur les parois d’établissements comme Les Quat’z’Arts qui ouvrent un mur à destination des pulsions créatives de leur public… Au contraire, dénicher ce type d’œuvre à près d’un siècle de distance ne peut qu’ajouter de la valeur à un objet destiné à passer de l’anodin au culte. Cela peut aussi bien concerner un meuble « spécial » de maison close ou un vulgaire sac de jute dès lors qu’il est orné de décorations de Paul Gauguin.
10On peut rapidement identifier quelques causes de l’opacité des œuvres de Willette au sein des collections publiques et privées. Tout d’abord le manque d’attention porté par Willette à son propre travail. L’artiste a parfois eu du mal, de son vivant, à remettre la main sur ses dessins laissés à l’imprimeur comme solde de son labeur ou vendus par des directeurs de presse peu scrupuleux. Willette lui-même n’a pas organisé la préservation de sa production. Il a réalisé une telle quantité de motifs (dessins, affiches, estampes de tout ordre) que l’estimation accordée à son travail s’en est trouvée dévaluée de départ, en plus de la disqualification a priori dont souffre le dessin de presse. Cela revient à constater que la valeur d’exposition est biaisée dès l’explosion de l’ère médiatique : les œuvres de presse sont méprisées au moment même où leurs auteurs accèdent à une popularité première du genre auprès de publics multiples. Mais cette gloire, « éphémère », repose-t-elle sur de « bonnes » raisons (esthétiques) ou sur la nouveauté, le sensationnel ou le sulfureux d’un scandale sans lendemain ? Ne reposerait-elle pas encore sur la violence d’une attaque ad hominem ou l’inscription ponctuelle d’un motif dans le goût du jour ? On pourrait dès lors parler d’« auto-combustion » dans l’art de la reproduction puisque le matériel premier est destiné à être cassé (pierre lithographique ou papier Gillot) : il s’agit presque ici de « sur-éphémère ». Les « calques », papiers « cristal », « Gillot » ou « procédés », les différentes épreuves de l’imprimeur avant tirage définitif, sont autant de matériaux d’une extrême fragilité, tout à la fois sans valeur marchande et inestimable pour l’amateur ou le chercheur.
11Il n’existe aujourd’hui, sauf erreur, pas de « grand » musée de la presse en France ou d’imprimerie qui aurait été conservée telle quelle3. Un défi épistémologique et méthodologique est posé par les journaux devenus rarissimes, le caractère d’unicité accolé à ces sources jouissant au départ du statut de multiple et par la fragilité matérielle correspondant à leurs piètres moyens financiers. Citons, pour des dessinateurs montmartrois comme Willette, des titres comme la Gazette de Montmartre et des Batignolles, des feuilles de cabaret comme L’Âne rouge ou encore les parutions dirigées par l’artiste lui-même comme ce Passé4 dont nous ne connaissons aujourd’hui que la maquette, sans doute unique puisque l’on n’en trouve aucune trace au Dépôt légal.
12Le manque d’attention porté par ses descendants doit également entrer en ligne de compte. La famille joue un rôle considérable dans la pérennité des fonds. La valeur et la cote d’un artiste peuvent tenir à la cohésion d’un ensemble, légué par la suite à l’État sous forme de donation. Des fonds d’atelier entiers ont été légués, ce qui constitue l’une des premières causes de la non-conservation des œuvres d’un dessinateur satirique, toujours renvoyé au piètre sérieux de sa production et à la stricte inscription de celle-ci dans un contexte immédiat censé lui retirer toute valeur ou intelligibilité à long terme. Circonstance aggravante, Willette n’a pas été vraiment collectionné de son vivant, et n’est dès lors pas entré dans les grandes collections privées – sans doute a-t-il trop produit pour cela.
13La conservation des archives de presse pose des soucis souvent sous-estimés de ceux qui n’ont pas eu l’occasion de les manier, de les travailler ou de les manipuler, que ce soit en terme d’exemplaire au numéro (fragile et volumineux à la fois) ou des reliures compilant des semestres ou des années entières (très lourdes et souvent exposées aux dégâts du temps). Il faut se souvenir de l’époque où les collections de la Bibliothèque nationale étaient à Versailles, et de leur longue indisponibilité à la consultation des chercheurs, pour des raisons encore mal connues. J’ai eu, pour ma part, la chance de bénéficier d’un véritable « press-book » réalisé par un ami de Willette, Louis Beuve, et partiellement conservé par la famille qui lui accordait manifestement une valeur sentimentale.
14Cela détermine une hypothèse de travail : les conditions dans lesquelles ces objets sont parvenus jusqu’à nous ne seraient-elle pas aussi intéressantes que les objets eux-mêmes ? Ici, une telle somme montre un artiste, Willette, plus narcissiquement attentif à la visibilité de sa propre image publique qu’au parcours ou au destin de ses œuvres. De même faudrait-il évoquer le problème de la falsification artistique. D’après plusieurs articles de presse, Willette aurait effectivement été l’un des artistes les plus copiés de façon malveillante, à des fins mercantiles. À quelques décennies d’intervalle, une telle inflation aboutit à la réapparition de plusieurs versions d’un même motif dont on ne sait plus si elles sont les étapes d’une quête esthétique ou le reflet d’une exploitation éhontée d’un succès. Dans ce dernier cas, faut-il pour autant détruire ces vestiges, comme l’artiste s’employait lui-même à le faire ? Retrouver trace des dessins les plus copiés peut en effet constituer pour l’historien un indice inespéré d’une diffusion à propos de laquelle on ne sait que fort peu de choses.
15La combinaison comporte donc trois dimensions : d’abord le problème du multiple, celui de la production en série du dessin de presse. Ensuite celui de l’art populaire, doté de peu de valeur au moment de sa création-production. La conjonction de ces deux premiers facteurs fait de ce type de production un ensemble fragile, de fait, à la fois par l’écart entre sa valeur marchande et sa force performative, ainsi que par la vulnérabilité d’un support papier aggravée par les vicissitudes inhérentes aux modes de diffusion. Le fait d’être sériel, d’être éphémère détermine un manque de considération a priori. À cela s’ajoute le destin singulier d’un créateur obsédé par la reconnaissance immédiate. Cette vocation alimentaire initie un processus de désaveu construit par l’artiste lui-même, en proie à une curieuse propension à devenir l’artisan de sa propre déchéance sur le long terme.
16Nous avons trouvé mention de possibles bons points scolaires qui auraient été exécutés par Willette peu avant 1914. Or, les institutions dévolues à l’histoire et au matériel scolaire n’ont pas répondu (ou pu répondre) à notre annonce. Pourquoi ? Peut-être n’ont-elles pas ces pièces en leur possession. Mais ces hypothétiques bons points sont-ils recensés comme étant signés de Willette ? Au-delà du statut et de la fragilité physique d’une pièce, de la recension d’un objet, l’obstacle est bien son identification qui, dès lors, pourrait « tomber » dans la notion de « patrimoine éphémère », non plus seulement par son essence provisoire mais par sa sortie de toute nomenclature… Un peu comme ces objets trouvés de la rue des Morillons qui perdent parfois une part de leur statut en l’absence de propriétaire.
17Se pose alors le problème de l’inventaire de ce type d’objet corrélé à une signature d’artiste. Le volume de pièces concerné est à ce point considérable qu’il ne recoupe pas forcément les critères d’un musée artistique dont la notion première repose sur l’originalité d’une œuvre, sa valeur artistique ou sa signature. Le catalogage dépend forcément du biais par lequel on classe. Le professionnalisme des acteurs de l’archive ou du classement des pièces n’est pas forcément en adéquation avec les différents champs disciplinaires.
18Il ne s’agit pas d’affiner les critères de recherche mais de reconceptualiser ou redéfinir la pièce conservée : parle-t-on d’une valeur d’archive ou d’une valeur originale ou esthétique ? Ce qui domine la conservation des documents iconographiques, c’est surtout la considération esthétique dominée par l’approche des formations artistiques.
19Des artistes comme Willette ont, comme on l’a vu, réifié une part de leur production : cette dimension particulière est-elle visible dans les inventaires des Musées de France ? Cette conservation spécifique d’objets sériels serait-elle mieux prise en compte par les petits musées privés ? Ces musées auraient-ils au contraire une moins grande rigueur dans l’inventaire ?
20Enfin, la conservation des pièces issues du passé n’est pas uniforme et recoupe plusieurs registres : l’inventaire des œuvres et des collections (pièces inaliénables) ; la documentation ou fonds documentaire (fonds photographiques, multiples tels que l’affiche ou le tract, soit autant de pièces estampillées comme de la documentation et qui ne sont pas censées être inaliénables) ; les archives ou fonds archivistique ; les bibliothèques.
21Une telle classification est-elle adéquate pour appréhender l’aspect protéiforme de l’œuvre d’un Willette et dès lors recourir aux fonds patrimoniaux publics afin d’alimenter une exposition rétrospective d’envergure ? Ce caractère hybride de l’œuvre de l’artiste pose le problème de l’angle d’une recherche qui lui est consacrée, ce qui représente l’exact inverse de l’ambition rétrospective annoncée. C’est également ce qui rend impossible la constitution d’un catalogue exhaustif, faute de pouvoir (et de vouloir ?) le faire. Pour les historiens de l’art, notre dessinateur est un « petit maître ». Le mince intérêt esthétique ne justifie donc en rien le caractère fastidieux et démesuré d’une telle nomenclature. En revanche, pour l’historien, Willette est l’une des trois ou quatre signatures satiriques les plus connues de son temps. Il représente alors la possibilité d’étudier une propagation de l’art satirique vers la culture de masse, et donc les caractères d’un décloisonnement au regard du champ médiatique du premier xixe siècle. Cela revient à dire qu’il peut exister une corrélation entre la toute-puissance de l’histoire de l’art dans la conservation muséale et le piètre état des collections de presse ainsi que leur faible disponibilité pour un usage historien. En des termes plus explicites, il se peut que l’on ait trouvé plus judicieux de mettre l’accent, au cours des cinquante dernières années, sur l’achat de pièces relativement rares visant à compléter les collections du Cabinet des estampes que de veiller à la mise à jour et à disposition des collections de presse issues du dépôt légal. Force est de constater que les archives satiriques de presse présentent des défis particuliers pour le chercheur.
Les obstacles spécifiques posés par les archives de presse satirique
22Le premier écueil des collections de presse satirique se pose par les difficultés de recension de l’ensemble des titres parus depuis la Restauration. Il est significatif que l’apport le plus éclairant en la matière soit venu des fiches d’un dessinateur au savoir encyclopédique, François Solo5. Avant lui, l’effort pionnier d’un Jean Wattelet pour proposer un embryon de catalogue posait déjà le problème de la définition des rubriques : quelle différence peut-on trouver entre la presse satirique, humoristique, caricaturale, de cabaret etc.6 ?
23Le problème de classement pose directement celui de la conservation et des approximations possibles : un journal risque d’être exclu des catalogues par confusion avec l’un de ses ancêtres ou épigones. Ces quelques constats sont bien connus des historiens de la presse, mais lorsque l’homonymie (complète ou relative, certains titres pouvant être des pastiches légèrement dérivés d’un titre connu) s’applique à des pièces hors dépôt légal, l’objet-journal risque de disparaître sans qu’il n’y ait pour autant de destruction physique. Cela s’ajoute au caractère « jetable » a priori du périodique, même si le journal satirique est, de fait, plus pérenne qu’on ne pourrait le penser. Son prix, la valeur des images au xixe siècle, le souvenir qui est attaché à la presse de cabaret concourent à la consacrer comme un objet de collection. La conservation de la presse engagée, son affichage dans la sphère privé d’un prolétariat lettré (premiers syndicalistes, ouvriers typographes, surveillants d’internat) peuvent également nuancer son espérance de vie. Mais tous ces aspects ont un revers : le collectionneur peut être tenté de découper le journal illustré pour coller ou encadrer une image, tout comme le militant peut arracher une couverture pour la placarder. Tout recueil comporte une part d’exclusion, de sélection donc de destruction, qui s’ajoute à l’usure naturelle dégradant des pièces fragiles, dès l’origine, par la médiocre qualité matérielle de leur papier. Moins éphémère que ses cousins hebdomadaires ou quotidiens (le « jetable » par excellence), la presse satirique sécrète une part spécifique d’auto-combustion, laquelle accroît la rareté de certains périodiques tout en les excluant du patrimoine connu des caricatures imprimées. Consommées de façon plus ou moins furtive lors de leur parution, celles-ci survivent de la même façon.
24Encore cette presse satirique est-elle loin d’être homogène. Là où certains journaux peinent à imprimer leur édition unique d’une semaine sur l’autre, la célèbre Assiette au beurre propose à ses riches amateurs, autour de 1900, des exemplaires imprimés sur papier de luxe. Le numéro 126 par exemple, daté du 29 août 1903 et intitulé « L’Appareil », connaît un tirage de tête confidentiel : « dix exemplaires sur papier Vergé d’Arches », signé par les auteurs Gaston de Pawlowski pour les textes, F. Launay pour les dessins7. Un tel souci de différencier la publication n’est pas isolé : un numéro spécial à 1 franc sur le thème d’une revue de café-concert peut ainsi faire la une du Courrier français, agrémenté d’une invitation pour une personne en cas d’abonnement, laquelle pourra acquérir le programme (souvent contresigné). Jules Roques pousse même jusqu’à faire imprimer des programmes sur beau papier (sanguine sur papier raisin), qui s’ajoute au tirage de luxe. Les numéros spéciaux, tout comme les programmes, peuvent présenter un encart détachable en couleur, en illustration de la couverture (pour le journal) et du spectacle (pour le programme).
25De même peut-on lire, le 23 janvier 1897, dans le journal Le Rire, l’annonce d’un tirage « de luxe » numéroté sur beau papier proposé à 2 000 exemplaires. Le numéro suivant, en date du 23 novembre 1899, passe au format livre : tiré en in-quarto, sur Japon pour le texte et sur Chine pour les illustrations, son tirage « grand luxe » est à cent exemplaires avec cinq doubles pages en couleur8. Cette exception est le numéro spécial de Willette « V’la les Englishs ! », qui a bénéficié de plusieurs retirages compte tenu du scandale provoqué. Le directeur de publication, Félix Juven, semble donc miser donc sur l’effet polémique pour publier des objets de collection, pariant sur le double effet du souvenir de l’incident et de la rareté du produit mis en vente. Il s’agit donc là de l’exact contraire de l’éphémère, puisque l’on produit un objet rare, destiné à la collection donc à survivre dans le temps. Mais en même temps que ce tirage spécifique, le dessinateur Adolphe Willette évoque dans ses notes personnelles un scandale ayant provoqué « six, sept tirages successifs, je ne sais »9.
26Ces tirages des exemplaires de presse sont-ils identiques ? Rien n’est moins vrai. L’exposition de L’Isle-Adam nous a ainsi permis de constater de visu des différences notables entre des exemplaires du Rire estampillés de la même date, écarts chromatiques impressionnants qui ne pouvaient pas être la conséquence de la seule usure du temps. De même, Le Courrier français présente des variations de formats : étourderie du préposé au massicot ou écart d’un tirage à l’autre ? Il faudrait une confrontation systématique des dissemblances constatées, ambition inatteignable qui met un peu plus en exergue les disparités d’un corpus extrêmement complexe.
27Ce même Courrier français décline à l’envi toute une gamme d’objets dérivés qui sont destinés à participer du journal, sans forcément faire corps avec lui. Le périodique publie ainsi des encarts publicitaires détachables – souvent signés de l’affichiste Chéret, de Willette, de Louis Morin – qui se veulent autant des objets de bibliophilie que de presse. Un des coups de génie de Jules Roques sera d’analyser le succès passé de La Caricature (d’Albert Robida), afin d’offrir, à partir de 1892 des encarts lithographiés polychromes insérés dans les exemplaires du Courrier français livrés aux abonnés, sans augmentation de prix. Roques va jusqu’à faire une revue de café-concert de ses mésaventures judiciaires, représentée aux Ambassadeurs en 1895. Ce programme dépliant se retrouve inséré en hors texte sur papier « choisi » en supplément du titre en juillet 1895.
28La rencontre n’est pourtant pas neuve puisque, dès 1886, Roques s’institue impresario, inaugure les concerts de la Tour Eiffel, inonde Paris d’affichettes d’Yvette Gilbert et collabore avec les Ambassadeurs ou l’Alcazar d’été dont il relate régulièrement les améliorations techniques et les spectacles. La confusion des genres est totale puisque Le Courrier français promeut les spectacles des salles concernées et que lesdits spectacles recyclent les couvertures du Courrier français pour illustrer leur programme.
29Toute une batterie matérielle se développe donc autour de l’objet journal. Cela aboutit à un « para corpus » parallèle à celui de la presse illustrée, encore plus éphémère que cette dernière ou conservé séparément, ce qui revient en partie au même. Gardons Willette comme fil rouge et appliquons les mêmes usages à la presse de cabaret, fourmillant de cartons illustrés d’invitation à des soirées ponctuelles, d’images en tout genre… Comptant une bonne dizaine d’établissements ou de fêtes pour lesquelles notre artiste a pu produire des images non périodiques (mais pas forcément sans rapport avec le journal du lieu), on aura compris l’ampleur de l’hétérogénéité. Ce caractère disparate rejoint la notion d’éphémère, tant les usages diffèrent en fonction des lieux, des personnes, des moments.
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30Ce bref panorama rétrospectif de la production d’un dessinateur caricaturiste comme Willette résume assez bien la disparité d’une production placée au cœur de la culture de masse en cours d’élaboration. Bohème, dessinateur consacré ou honni suivant les crises ou les clivages de l’opinion publique, affichiste publicitaire, peintre en quête de reconnaissance ou promoteur failli de journaux, Willette laisse derrière lui une somme qui est le contraire d’une œuvre, tant l’hétérogénéité la domine. L’art au sens noble (son tableau le Parce Domine demeure le manifeste implicite de la jeunesse artiste du Montmartre fin-de-siècle), cohabite avec le satirique, le cultuel (comme cette bannière processionnelle dédiée à Saint-François exécutée à la fin de sa vie), le décoratif (carton de tapisserie pour les Gobelins, décorations murales pour l’Hôtel de ville de Paris, panneaux peints pour plusieurs cabarets), la production publicitaire (affiches, boîtes de bonbons ou de camembert) ou même avec l’inclassable comme des tambourins décorés, des chars de carnaval ou des costumes… Pourtant, en s’auto-portraiturant à califourchon sur vingt-quatre tomes du Courrier français10, en multipliant les supports pour améliorer sa reconnaissance publique, bref, en cherchant les honneurs, l’artiste semble obnubilé par la notion d’« œuvre » et la postérité du dessinateur d’actualité qu’il est devenu. Il le regrette d’ailleurs à la fin de sa vie, déplorant de s’être aventuré dans ce qu’il voit désormais comme les ornières du dessin satirique. Il comprend (ou fait mine de s’en apercevoir) que la vogue du « Pierrot-Lunaire » qu’il a contribué à asseoir avec Jules Laforgue et Chéret dans les années 1880, après le passage des clowns Hanlon-Lee, constituait peut-être un filon trop vite abandonné. Mais il omet de préciser le caractère à la fois régulier et rémunérateur du contrat qu’il a passé avec Roques (directeur du Courrier français), phénomène fort rare pour un illustrateur de presse (seuls Forain, Le Petit, Steinlen, Caran d’Ache ou Abel Faivre, peut-être Sem, Bac ou Albert Guillaume semblent en avoir eux-aussi bénéficié). C’est lorsqu’il tente de se revendiquer artiste au sens « respectable » du terme, après la guerre, que notre artiste tente de recoller les morceaux de ce qu’il pense encore pouvoir faire le socle acceptable d’une postérité11.
31Dessinant dans l’instant des motifs sur les supports les plus divers, adepte du canular, Willette n’en est pas moins l’une des signatures les plus contrefaites. Cet aperçu permet donc de problématiser la notion de « patrimoine éphémère » non plus seulement en questionnant l’épithète (le statut de l’objet, sa destination, les usages qui en sont faits) mais aussi la notion même de « patrimonial ». Le peu d’estime dans laquelle sont tenus certains types d’objets ou de sources remet en cause, de fait, leur statut d’œuvres d’art et contribue à menacer leur pérennité. « Notre salon, s’exclamait le peintre satiriste Jean-Louis Forain, ce sont les kiosques12 ! » L’artiste prétendait de cette façon mettre l’accent sur l’impact direct et soudain des caricatures sur le passant, se démarquant dès lors d’un art « exposé » induisant une sélection du public par le prisme de la cimaise, mais également une cote marchande et une ambition patrimoniale.
32Si la rue offre par essence à l’historien un champ d’investigation fluctuant, l’« esthétique de la rue », pour reprendre l’heureuse expression de Gustave Kahn13, réfléchit quant à elle un ensemble d’ombres et de sensations immédiates dont la fugitivité est l’essence même de l’éphémère.