Le rire, le propre de l’homme (moderne) : de l’anthropologie à l’histoire culturelle
1Le rire est furieusement à la mode, et ce colloque en fournit encore une fois la preuve aujourd’hui : on ne compte pas les ouvrages collectifs, les numéros de revue, les essais philosophiques ou littéraires, les expositions artistiques consacrés à l’ironie, à la satire, à l’humour, ou encore à la caricature qu’un récent attentat survenu en France contre le journal satirique Charlie Hebdo, un certain 7 janvier 2015, a transformé en un très improbable symbole de l’identité nationale. Mais, justement, toutes ces excellentes réalisations se limitent souvent à l’un des aspects du rire, pour en détailler les spécificités culturelles, psychologiques ou esthétiques, alors que le principal mystère réside au contraire dans le lien invisible qui les relie tous entre eux. Chacun croit parler du rire, tel qu’en lui-même, alors qu’il s’arrête à l’une de ses provinces, voire de ses dépendances – comme si le rire était posé d’emblée comme une évidence qu’il serait inutile d’interroger.
2À rebours, j’ai toujours choisi de parler du « rire1 », pour souligner son caractère unique et primordial. Le rire est capital pour l’homme, il est en lui quelque chose d’anthropologiquement essentiel, sans lequel nos vies ne seraient même pas imaginables – je veux dire biologiquement possibles. Le rire n’est pas tout à fait le propre de l’homme – il déborde, par certaines de ses manifestations primitives, sur le règne animal : j’y reviendrai –, mais, à coup sûr, il lui est indispensable, sous des formes qui lui sont absolument exclusives, coextensives à son être. Au regard de cette vérité élémentaire, toute autre considération doit être tenue pour secondaire. Avant que je ne commence, il est donc indispensable que chacun de vous se représente lui-même, avec toute l’intensité dont sa mémoire est capable, en train de rire. Qu’il se rappelle la joie, l’émotion vive, le bonheur indicible, ou la violente libération de l’esprit qu’il a éprouvée ; qu’il en prenne la mesure, aussi pleinement qu’il le peut. Ce rire a pu naître d’un film, d’un sketch attrapé sur un média quelconque, d’une image imprévue, d’une conversation entre collègues ou amis, d’un mot échangé, en toute confiance du cœur, au creux d’une rencontre amoureuse, peu importe. Le rire est comme l’air que nous respirons, ou le sel qu’on ajoute à tout ce que nous mangeons (le sel, sal, c’est ainsi que les Romains nommaient justement l’esprit, le sens de l’ironie ou de la plaisanterie) : il est tellement mêlé à nos vies qu’on en oublie à quel point il est littéralement vital.
3Débarrassons-nous donc tout de suite du cliché inévitable sur la décadence du rire (l’évocation du rire est toujours nostalgique : on riait toujours mieux hier). On l’a vu, le rire a le vent en poupe. Il envahit les films, les journaux, les écrans de télévision, les publicités ; il s’insinue dans les réseaux sociaux et tous les moyens de communication suscités par la révolution du numérique ; sa sérialisation entraîne la prolifération de productions de plus en plus minimales et stéréotypées. Mais c’est le propre de nos cultures de masse. Plus les choses sont importantes, plus elles se banalisent ; leur banalité même est la meilleure preuve, et souvent la seule, de leur importance. Puisque j’en suis à ces généralités préalables, j’en profite aussi pour répondre à une objection éventuelle, d’englober sous le terme de rire des situations où il n’y a pas de rire physiquement effectif mais, dans le meilleur des cas, un vague sourire et, le plus souvent, un simple sentiment d’allégresse intérieure. L’objection ne me paraît pas très consistante. On sait bien que toute la sphère sentimentale, avec la palette très étendue de ses manifestations émotionnelles, est liée à l’instinct sexuel. Pour autant, on n’a aucune difficulté à parler d’amour pour des situations où il n’y a pas d’action ou de manifestation directement sexuelle. L’homme a en effet cette capacité de vivre sur le plan des représentations mentales ce qui, chez les autres animaux, exige une interaction physique. Je demande seulement qu’on accorde au rire la même capacité d’abstraction (de spiritualisation, si l’on veut), et je ne crois pas présenter ici une exigence exorbitante.
4Mon propos, sans doute démesuré pour la place dont je dispose, sera d’expliquer le lien essentiel qui, selon moi, réunit quatre ensembles de considérations habituellement disjoints : 1/ le rire considéré comme un phénomène proprement anthropologique, qui renvoie à l’évolution phylogénétique de l’espèce humaine. 2/ la dimension proprement esthétique de ce qu’il faut bien appeler un « art du rire », qui est d’ailleurs explicitement revendiqué à l’époque de la « modernité » (au xixe siècle). 3/ l’émergence d’une culture du rire spécifique et identifiée comme telles, au cœur de l’espace public des sociétés modernes. 4/ L’évolution de ce rire démocratique vers la logique consumériste et médiatique qui caractérise le monde globalisé d’aujourd’hui. Le programme est chargé : il faut se dépêcher d’avancer.
La scène primitive du rire
5Pour expliquer le fait anthropologique, ce « propre de l’homme » dont parle Rabelais, il faut commencer par ce que j’appelle la scène primitive du rire, que j’emprunte à l’un des motifs les plus traditionnels du comique populaire : le comique de l’ivrogne titubant. Je ne suis pas sûr que l’alcoolique, dans notre culture actuelle de l’empathie sociale et de la prévention sanitaire, fasse encore rire ; mais il a été pendant des siècles l’un des types comiques les plus universels : admettons-le encore ici, pour les besoins de la démonstration.
6Scène 1 : mon ivrogne croise mon chemin dans une rue obscure et déserte, à une heure avancée de la nuit. Je redoute qu’il m’interpelle et m’aborde, qu’il m’oblige à répondre à son éloquence pathétique et confuse ; par avance, j’ai un peu honte de vouloir m’en débarrasser tout en craignant d’avoir à le repousser, de devoir réagir à une agression. Bref, je hâte le pas ou je change de trottoir, avec l’air le plus affairé ou indifférent possible.
7Scène 2 : l’ivrogne marche, avec la même allure titubante et les mêmes gestes désordonnés, mais cette fois sur le boulevard, devant le cinéma où je fais la queue au milieu d’une foule joyeuse et bavarde. L’ivrogne attire un peu l’attention, puis un premier rire fuse, d’un groupe de jeunes (l’un d’eux lui adresse même une blague, à laquelle il répond de sa voix éraillée) ; puis survient un deuxième rire, et la scène se termine en hilarité générale, offrant une diversion bienvenue à l’ennui de l’attente.
8Quelle différence entre ces deux scènes (imaginaires), alors que l’ivrogne est le même et adopte un comportement strictement identique ? Dans la première, non seulement l’ivrogne est bien réel, mais je sais qu’il peut interférer avec moi et m’obliger à réagir : je suis donc attentif, peut-être même tendu, prêt d’avance à me comporter en fonction de ce qu’exigent les circonstances. Dans la deuxième, l’ivrogne est toujours aussi réel, mais je suis protégé par la foule ; tout se passe comme si une frontière invisible et infranchissable me séparait de lui ; je peux rire en toute sécurité, l’esprit totalement détendu ; de surcroît, l’échange vaguement blagueur entre le jeune et lui a instauré une sorte de complicité ludique – certes précaire et sujette à caution, mais qui m’exonère néanmoins, à mes propres yeux, du mépris agressif que pourrait comporter mon rire.
9Nous tenons là la condition indispensable au rire – à tous les rires. Le rire naît chez l’homme lorsqu’il a conscience d’être dans une situation où il ne risque aucune interaction dangereuseavec le réel. Il sait que le réel existe et que lui-même y tient une place mais, à certains moments, il a l’assurance de n’avoir absolument rien à en redouter : il s’ensuit un relâchement qui permet le rire. Or, il suffit d’observer des chiens, des chats, des mouches, des vaches (sans parler de toutes les bêtes sauvages) pour constater à quel point ce sentiment de sécurité et de détente est exceptionnel. L’animal est toujours aux aguets, tendu vers une agression imprévue. Il peut s’assoupir (il dort même beaucoup, pour récupérer de sa perpétuelle tension), mais il ne dort toujours que d’un œil. Soit il dort, soit il guette : à l’état d’éveil, il n’a jamais la liberté et la légèreté d’esprit qui permet le rire.
10L’homme sait que le monde existe, que lui-même en fait partie et qu’il doit y intervenir mais, dans certaines circonstances, il a l’assurance de ne rien avoir à en redouter. Le rire est la manifestation de sa capacité à se libérer partiellement de son environnement, à suspendre les mécanismes de surveillance et de contrôle qui enchaînent l’animal au monde extérieur et lui interdisent de relâcher son attention et, sauf exception, de s’abandonner au rire. L’homme est le seul être vivant à « lâcher prise », à oublier que le monde est fait de prédateurs et de menaces – ou plutôt, tout en le sachant, à en faire abstraction : c’est pourquoi le rire est (presque) « le propre de l’homme ».
11L’anthropologue Albert Piette va encore plus loin : il justifie la supériorité de l’homo sapiens non par ses capacités d’action, d’invention ou de réflexion, qu’on trouve toutes, à des degrés divers, chez certains animaux, mais au contraire par sa « distraction » d’esprit. Selon lui, l’homo sapiens est le seul « à injecter du repos dans l’action, à tempérer sa lucidité, à relâcher les enjeux des actions et des moments2 », et c’est précisément cette capacité au relâchement, son aptitude à vivre sur le « mode mineur3 » qui lui permet d’exercer sa puissance de pensée à des objets qu’il se choisit indépendamment de son milieu (naturel ou social). Pour Piette, qui est un anthropologue des religions, la croyance religieuse sert à cela, à interposer la croyance entre le réel et soi. Mais le rire y parvient aussi. Je tiens l’aptitude à la croyance (qui inclut la religion, mais aussi toutes nos fictions de masse) et le rire comme les deux manifestations complémentaires qu’a l’homme de mettre à distance le danger du monde réel. Deux manières complémentaires, mais aussi concurrentes. Le croyant met à distance le réel en imaginant qu’il y a au-dessus, une réalité supérieure (ou à côté, dans le cas des univers fictionnels) ; le rieur, lui, y parvient en décidant que cette réalité, ou toute autre, n’est pas aussi réelle que cela, ou du moins qu’il peut faire comme si. Il est impossible de croire et de rire en même temps : c’est d’ailleurs pourquoi, excepté des formes mixtes qui sont strictement réglementées et ritualisées, le rire et le religieux s’excluent l’un l’autre.
12L’analyse de ce rire humain me fournit l’occasion de clairement marquer ce qui le rapproche et le distingue des formes animales du rire. Car certains animaux rient, pour autant qu’on soit capable de repérer leur rire et de l’identifier comme tel. Les progrès de la science aidant, il arrivera peut-être un jour où nous apprendrons que les plantes elles-mêmes rient ; mais à ce jour, nous savons seulement que, d’une part, le chatouillement déclenche le rire chez les primates et sans doute d’autres espèces (les rats, notamment), d’autre part, qu’il existe aussi, apparemment chez les seuls primates, un rire accompagnant des phases de jeu.
13Pourquoi le chatouillement fait-il rire ? Probablement parce qu’il concerne des zones corporelles sensibles et vulnérables, celles qui, dans la nature sauvage, sont les plus visées par les prédateurs (par exemple le cou ou le ventre). L’homme ou l’animal, tout en sachant qu’il a affaire à un geste non agressif, garde la mémoire instinctive d’un danger possible, et cette inquiétude sourde et à moitié jouée engendre une excitation qui provoque le rire. Retenons-le : le rire naît d’une angoisse détournée, l’homme qui rit des chatouilles prend inconsciemment plaisir à se faire peur. Nous retrouvons ici la notion d’interaction non dangereuse : Le rire du chatouillement naît dans des zones corporelles plus particulièrement menacées. C’est pourquoi, dans l’adolescence, les filles traduisent souvent par des rires de chatouillement leur inquiétude à l’égard des jeux d’approche érotique des garçons. Pour la même raison, il semble que les filles éprouvent plutôt comme une souffrance les chatouilles, parce qu’elles ressentent davantage leur potentiel d’agression sexuelle.
14Par ailleurs, les primates, surtout les jeunes, font des mimiques ou poussent des cris assimilables à des rires lorsqu’ils se livrent à des jeux à l’intérieur du groupe : ces rires ont alors pour fonction essentielle de signaler une intention non agressive, de traduire leurs intentions ludiques pour que les confrontations simulées ne dégénèrent pas en véritables combats – même si l’on peut supposer que les cris traduisent aussi l’excitation communicative des joueurs et en intensifient le plaisir. Imaginons donc deux petits singes, qui, en toute insouciance, se poursuivent de branche en branche ou taquinent un adulte lassé mais complaisant. Grâce à cette agitation libre et désordonnée, ils éprouvent leur énergie, ils font jouer leurs muscles ou leur intelligence animale, ils prennent joyeusement conscience, en même temps, de leur corps et du monde, ils émettent des cris d’excitation qu’on assimile à des rires. Le jeu est exactement cela : le moyen de jouir de sa propre force par rapport à son environnement sans craindre jamais que ce dernier ne se retourne contre soi. Il permet de développer sans risque son agressivité naturelle, indispensable pour la préservation de l’espèce : les zoologues ont observé que les jeunes mâles jouaient davantage que les jeunes femelles.
15Je reviens maintenant aux hommes. Lorsque je ris d’un ivrogne qui titube, il s’agit toujours d’un sentiment d’interaction non dangereuse avec le réel, d’une angoisse face à un danger potentiel que le rire permet d’évacuer brutalement. Mais, cette fois, c’est qu’à une situation d’interaction avec le réel s’est substituée une relation de représentation : c’est ce rire de représentation qui, à la différence du rire d’interaction, est spécifiquement humain. Si l’envie de rire s’est déclenchée face à l’ivrogne, c’est que quelque chose en moi a décidé que cet individu n’était qu’un spectacle offert à ma vue, que j’étais pour ainsi dire convié comme spectateur, que j’étais un sujet regardant et que le monde n’était qu’un objet offert à mes regards. Mon rire jaillit parce que je me représente le monde et que je prends conscience de cette représentation du monde dont je me constitue le spectateur. Je ris d’avoir conscience d’être une conscience à l’écart du monde – présente au monde mais s’en extrayant par la pensée pour mieux se le représenter : cette capacité de se représenter à soi-même ses propres représentations mentales désigne ce qu’on nommait naguère simplement la conscience ; les sciences cognitives appellent désormais « méta-représentations4 » ces représentations de représentations, que seuls les hommes seraient capables de concevoir.
16De fait, c’est ce rire de représentation auquel sont consacrées, sans qu’elles en aient toujours la conscience très nette, la plupart des théories du rire. Or c’est leur principale faiblesse. Même si je n’ai le temps de que de la signaler ici, il faut rappeler qu’il existe aussi chez l’homme le rire ludique des primates. Sauf chez les enfants, il ne se manifeste plus dans des phases de jeu physique, mais au détour d’une conversation, au cours d’un échange interpersonnel où deux consciences, se connaissant mutuellement comme telles, communiquent. Allons plus loin : dans la vie quotidienne, on rit infiniment plus souvent en situation d’interaction sociale (entre amis, en famille, au travail, etc.) qu’en position de spectateur extérieur. Très majoritairement, le rire a une fonction essentiellement communicationnelle (assez analogue à la fonction phatique du langage, selon Jakobson) : il sert aux hommes à se signaler mutuellement, pendant l’acte de communication, qu’ils n’ont aucune intention hostile. Le rire est, de ce point de vue, la part d’animalité corporelle que l’homme ajoute à la communication linguistique.
Du rire à l’art.
17Cependant, pour comprendre l’artialisation du rire qui constitue la deuxième étape de mon exposé, il faut désormais en rester au rire de représentation. Le rieur décide donc que cette réalité qu’il a sous les yeux n’est qu’un spectacle offert pour son plaisir, que le réel présent doit être ramené au statut d’objet représenté, mis à sa disposition de sujet. Son rire manifeste la conscience qu’il a du processus de représentation. Or cette conscience de la représentation n’est rien d’autre que la conscience du fait culturel – en tant que la culture désigne l’ensemble des pratiques et des productions symboliques. Voici ma principale proposition théorique, résumée en une formule : au commencement de la culture était le rire. Il est vrai que, généralement, on explique la naissance de l’art par la désacralisation et la laïcisation progressives des pratiques religieuses. Mais les deux phénomènes sont complémentaires, on l’a vu. Laissons donc aller notre imagination. Au début, il y a des prières rituelles, des objets propitiatoires, des dessins magiques ; puis on y croit de moins en moins, on se met à rire, on continue à prier, à modeler, à dessiner, mais en riant sous cape ou ouvertement, et on invente l’art, qui devient sérieux. En effet, comme on ne peut se contenter de rire, on a progressivement réinvesti l’art de significations sérieuses. L’œuvre d’art, pure représentation, n’aurait dû que susciter le rire ; mais on décide qu’elle est autre chose qu’une pure représentation ; la représentation est alors dotée elle-même, en tant qu’objet représentant, d’une présence concrète et immanente, qui ne renvoie plus qu’à elle-même. L’émotion peut à nouveau s’ajouter ou se substituer au rire. Rapportée à la littérature, cette hypothèse implique, par exemple, que la comédie n’est pas une tragédie dégradée mais que, au contraire, la tragédie est une comédie dont on aurait progressivement refoulé le rire pour y instiller de la crainte et de la pitié : et, en effet, pour autant qu’on puisse le savoir, c’est sans doute ce qui s’est passé dans la Grèce antique, à partir des rites dionysiaques. L’art et la littérature sont le développement prodigieusement divers et complexe d’une aptitude anthropologique dont, selon moi, le rire offre la matrice originelle.
18Il reste cependant un problème, qui est de taille : comment passer de l’explosion du rire, qui marque l’expulsion bruyante du danger et l’évidement de toute chose sérieuse, à la plénitude et à la consistance de l’émotion artistique ? Il y a là un paradoxe dont la formulation puis l’élucidation apparaissent progressivement au xixe siècle et que je résumerai ici en trois étapes incarnées par ceux qui sont à mes yeux les trois principaux théoriciens modernes du rire après les philosophes antiques : Kant, Baudelaire et Freud.
19Pour mesurer le paradoxe, il faut partir du philosophe qui a fourni à la fin du xviiie siècle la clé psychologique du rire, Emmanuel Kant : « Le rire est un affect procédant de la manière dont la tension d’une attente se trouve soudain réduite à néant5 ». La formule est originale et décisive, constamment reprise, nuancée, améliorée au cours du xixe siècle. Mais on ne reviendra pas sur cette idée d’anéantissement brutal, qui explique les manifestations physiologiques du rire (cette impression de dégonflement spasmodique, si souvent décrite). Le rire purge l’esprit : c’est d’ailleurs pourquoi Kant refusait au rire, comme à la musique et pour la même raison, le statut d’art à part entière : il ne s’agit pour lui que de deux arts d’agrément, qui procurent un bien être essentiellement organique.
20C’est justement ce vide qui ne satisfait pas. Si le rire « vide » l’esprit, on sent bien que, par ailleurs, il le remplit de mille choses puissantes et fortes, qui le comblent sur les plans émotionnel et imaginatif. Tout rieur sait que, au moment où il rit, il est traversé de puissants affects, d’images éblouissantes, de fantaisies étourdissantes, d’élans empathiques, qui ne peuvent absolument pas être ramenés à un pur anéantissement. De là de multiples propositions théoriques, tout au long du xixe siècle, pour rendre compte de cette puissance paradoxale du rire. Mais je les passe pour en venir au livre qui marque l’aboutissement de cet effort théorique : je songe, bien sûr, au petit essai de 1905, Le mot d’esprit et ses relations avec l’inconscient de Freud. Pour Freud, il y a bien anéantissement de quelque chose, grâce au rire : mais c’est l’anéantissement d’un effort continu d’inhibition, si bien que, du même coup, l’anéantissement permet, simultanément, la libération de l’inconscient. Le rire fonctionne comme la brusque destruction d’une digue intérieure, qui permet au rieur d’être voluptueusement submergé par une vague de fantasmes, de pulsions agressives, de fulgurances émotionnelles : Le rire vide et remplit en même temps, et c’est cette ambivalence structurelle, très paradoxale, qui explique sa proximité avec la sphère artistique.
21Pour la comprendre de façon plus précise, je veux m’arrêter, juste un instant, sur l’une des innombrables remarques lumineuses que contient l’essai de Freud.
22Tout d’abord, note Freud, « [i]l ne peut y avoir qu’avantage à ce que l’investissement qui […] est destiné à être libéré soit préalablement renforcé, poussé vers le haut6 ». Le rire est d’autant plus fort que les forces s’exerçant contre la digue de l’esprit sont importantes et pressantes. C’est le principe du ballon de baudruche : plus il est gonflé, plus il expose violemment. Avant l’explosion du rire, il faut renforcer la tension à l’intérieur du futur rieur, accroître son attention : ainsi fonctionne l’histoire drôle, où, dans un premier temps, on accumule les détails énigmatiques et les circonstances intrigantes avant la brusque résolution de l’attente par la plaisanterie finale. Plus généralement, c’est le rôle de tout ce qui vient provisoirement empêcher la compréhension immédiate, en suscitant un effet de suspens que le rire vient résoudre brusquement. Cependant, ajoute aussitôt Freud, pour qu’il y ait effectivement explosion, il ne faut surtout pas que l’énergie libérée soit immédiatement réinvestie, recyclée – auquel cas elle ne serait plus disponible pour le rire : « Il faut impérativement éviter que cette dernière [l’énergie accumulée], une fois libérée, trouve une autre utilisation psychique, au lieu de s’offrir à la décharge motrice7 ». Par exemple, il ne faut pas que l’énigme présentée dans le mot d’esprit soit trop mystérieuse, mobilise excessivement l’attention et l’intelligence, car la tension ainsi recréée interdirait le déclenchement du rire.
23C’est ici le point capital, qui nous intéresse directement, pour deux raisons.
24La première concerne l’état de ce que je nomme le « rire paradoxal », par analogie au « sommeil paradoxal » du dormeur qui s’agite et paraît éveillé alors qu’il dort le plus profondément. Il est des moments où l’incongruité offerte à l’esprit est si forte qu’elle devrait provoquer un rire le plus puissant qui soit. Mais, à partir d’un certain niveau, l’effet de sidération est si fort, la sollicitation de l’esprit si puissante face à ce qui lui apparaît comme un mystère insoluble que l’énergie est immédiatement recyclée par l’effort de compréhension et d’imagination. Ce rire paradoxal est très proche de ce que Flaubert, un des grands amoureux du rire au xixe siècle, a nommé « le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire » – qui, ajoutait-il était pour lui « ce qui [lui faisait] le plus envie comme écrivain8 ».
25J’ai consacré un livre, Le Veau de Flaubert9, à expliquer le très célèbre incipit de Madame Bovary : « nous étions assis à l’étude lorsque le proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois ». Que vient faire ce « nous » dans ce chef-d’œuvre de l’impersonnalité littéraire ? Un « nous » proliférant qui est toujours dans les parages immédiats du « nouveau »(systématiquement italiqué), dans les toutes premières pages, puis qui disparaît ensuite totalement. En fait, on sait que Flaubert était obsédé par la bovinité. Lui-même se disait veau ou vache, et toujours ruminant. L’écrivain ou l’artiste est un ruminant ; il s’assimile le réel pour le transformer lentement en texte ou en œuvre d’art. Or, dans le roman, l’incarnation de cette intelligente bestialité du ruminant est Charles Bovary, ce brave Charles, à l’opposé de Homais, qui est le bourgeois imbécile remplit de ses fausses certitudes et où l’on devine le mot « homme ». Madame Bovary est un drame de la bovinité. La meilleure preuve en est que Léon, le deuxième amant d’Emma et celui qui la poussera à l’endettement puis au suicide, l’abandonne pour épouser une demoiselle « Lebœuf », ou que le maire d’Yonville, témoin de la tragédie d’Emma, est M. « Tuvache » le bien nommé. Bref, l’incipit de Madame Bovary, il faut le lire ainsi : « nous étions assis à l’étude lorsque le proviseur entra, suivi d’un nous-veau habillé en bourgeois ». Charles, c’est « nous », les hommes, et nous renvoyant l’image de notre bovinité, que les condisciples de Charles, dans leur bêtise de bourgeois, enfants mais déjà sûrs de leur supériorité, sont incapables de reconnaître dans ce veau de Charles. Et ils rient parce qu’un veau habillé en bourgeois, forcément, cela attire l’attention. Mais, évidemment, ce calembour matriciel de Madame Bovary, même s’il est une pure blague à l’image de toutes les plaisanteries de potache que Flaubert accumule dans sa correspondance, ne fait pas rire ; il donne à rêver, il suscite l’imagination, il est même d’une tristesse infinie pour l’image qu’il donne du sort individuel de Charles et de la condition humaine en général.
26Voilà ce que j’appelle le « rire paradoxal », et Flaubert le « comique qui ne fait pas rire ». En second lieu, cet exemple permet en outre de comprendre l’étroite parenté entre le rire et l’art. Dans les deux cas, il y a l’irruption d’un l’étonnement, face à ce qui relève de l’invention et que Baudelaire nomme le « comique absolu ». Baudelaire, dans son essai De l’essence du rire (1855), assigne en effet au rire la mission artistique la plus haute qu’on ait jamais songé lui confier. En se donnant explicitement pour objet le comique « dans les arts plastiques » (et notamment dans cette invention du xixe siècle romantique qu’est la caricature), le poète est le premier à entreprendre de penser, à la fois théoriquement et pratiquement, ce que doit être une esthétique du rire : il mérite donc une courte halte.
27Passons vite sur ses prémisses métaphysiques et psychologiques de son essai de 1855, qui sont attendues et banales à son époque. Baudelaire reprend à son compte l’idée du rire de supériorité, qui, d’Aristote à Bergson en passant par Descartes ou Hobbes, est une constante de la pensée occidentale. Le rieur rit de se sentir supérieur. Mais encore faut-il s’entendre sur l’objet de ce sentiment de supériorité : c’est ici seulement que commence la thèse originale de Baudelaire, sous la forme d’une alternative capitale. De deux choses l’une, donc. Soit l’homme s’estime supérieur aux autres hommes : il rit alors d’imaginer ses semblables plus bêtes, plus vicieux qu’il ne se conçoit lui-même. Ce rire est le comique d’enlaidissement selon Aristote, le comique d’avant la modernité, que Baudelaire nomme « comique ordinaire », qui a le défaut majeur de prétendre montrer le chemin de la morale, d’avoir honte de lui-même et de mettre au service du sérieux. Baudelaire appelle donc indifféremment le comique ordinaire « comique significatif », dont les deux représentants les plus illustres du « comique ordinaire » sont Molière et Voltaire. Soit l’homme se pense supérieur, non aux autres hommes, mais à la nature elle-même. Il prouve alors cette supériorité en refusant d’imiter la nature ; mais, en partant d’éléments naturels qu’il assemble à sa guise, il aboutit, grâce à sa puissance imaginative, à de vraies créations. Ce comique-là – qu’il appelle d’abord « grotesque » comme Hugo puis, pour mieux dire, « comique absolu » – combine le fantastique et la fantaisie, la puissance du rêve et la force du rire. Le comique absolu manifeste le désir de l’homme de s’extraire des contraintes naturelles et sa volonté de libre création. Le rire n’est plus une simple composante de l’esthétique, auquel cas il serait loisible à des critiques ayant fait le choix du sérieux de l’ignorer ; il constitue la substance même de l’art, du moins lorsque celui-ci atteint la région du génie et de l’absolu : « L’essence très relevée du comique absolu en fait l’apanage des artistes supérieurs qui ont en eux la réceptibilité suffisante de toute idée absolue10 ». Il faut prendre très au sérieux cette formule, cette équivalence posée entre le rire et l’art. Mais, contrairement à Baudelaire, je ne pense pas que le « comique absolu » fasse forcément rire ; je crois au contraire que le « comique absolu » peut être réinvesti et recyclé en émotion artistique, et que c’est ce détournement de l’énergie comique qui explique son extraordinaire fécondité esthétique et littéraire mais qui, du même coup, le rend très difficile à repérer et à analyser.
Culture du rire et démocratie.
28Il est maintenant nécessaire de passer de la théorie esthétique à l’histoire sociale. Car une telle artialisation du rire n’a été possible que dans une société (la France postrévolutionnaire) où il existait déjà une culture comique reconnue et identifiable par tous. Bien sûr, tous les êtres humains ont la capacité anthropologique de rire, dans les multiples circonstances de la vie ordinaire. Mais il ne faut pas confondre cette socialité du rire, essentiellement fondée sur le rire d’interaction, et une culture du rire qui s’est dotée d’instances propres, de professionnels spécialisés, d’une tradition artistique stable et transmissible. Notons-le au passage : l’une des principales faiblesses de toutes les théories philosophiques du rire (par exemple Le Rire de Bergson) est de prendre tous leurs exemples dans la culture comique (littérature, théâtre, cinéma) pour en tirer des leçons très générales sur la dynamique psychique du rire. Elles le font par commodité : ces exemples sont indubitablement comiques (puisqu’ils ont été inventés pour provoquer l’hilarité du public) et très vite repérables par le lecteur (ce qui épargne de longs développements). Mais leurs conclusions sont par avance invalidées, si elles oublient que ces exemples appartiennent à un répertoire comique bien connu de tous, que le rire découle de cette reconnaissance culturelle du comique et que, sans elle, rien ne prouve qu’une situation similaire serait susceptible de provoquer le rire.
29Ainsi, il n’est pas de situation risible du quotidien plus banalement invoquée, comme l’exemple-type du comique involontaire, que l’anecdote (présumée hilarante !) de l’homme glissant sur une peau de banane. Mais où est la banalité ? D’abord, je ne crois pas que la chute inopinée d’un(e) inconnu(e), dans la vie réelle, fasse souvent rire : le risque de s’être fait mal et la situation un peu humiliante où se retrouve la personne à terre suscitent l’empathie d’autant plus que l’interruption du cours normal des choses est une source a priori d’inquiétude (pourquoi cette chute ? Un malaise ? Un accident ? Une altercation ?). Ensuite, je n’ai jamais vu qui que ce soit glisser sur une peau de banane : on n’en trouve guère sur la voie publique et je doute qu’elle suffirait à faire chuter un individu adulte. En réalité, nous croyons tous évoquer un épisode de la vie réelle alors que la glissade sur peau de banane n’est qu’un gag de cinéma ou de bande dessinée, qui s’est solidement installé dans notre mémoire collective depuis que la banane venue des colonies ou d’Amérique latine a fait massivement irruption dans les magasins occidentaux : grosso modo, dans la première moitié du xxe siècle. Pour ma part, j’ai en tête la page de Tintin au pays des Soviets, qui a paru dans le Petit Vingtième en 1930et où le valeureux reporter jetait une peau de banane sous les pas d’un méchant communiste. La peau de banane n’est qu’un mythe comique, dont chacun est pourtant prêt à attester la réalité. En revanche, j’ai très souvent glissé et vu glisser sur des rochers recouverts d’algues, au bord de la mer ; mais je n’ai jamais songé à rire dans de telles circonstances.
30De même, si l’on rit (si facilement !) à un spectacle comique, c’est d’abord que le public est expressément venu pour rire et le sait bien. Bien naturellement, il en veut pour son argent : il ne lui faut donc pas beaucoup pour enclencher le mécanisme organique dont il attend une jouissance attendue (rappelons-nous Kant). L’exercice délicat auxquelles doivent se livrer l’humoriste ou l’auteur de comédie est alors de satisfaire une attente tout en préservant l’effet de surprise indispensable à l’explosion du rire. Très concrètement, la difficulté de l’invention comique réside dans la double obligation, potentiellement contradictoire, d’apporter du nouveau à l’intérieur d’un parcours balisé par les mécanismes de reconnaissance : d’où l’importance de recourir à des scènes-types (l’ivresse, l’adultère, le quiproquo, le mensonge, etc.) ou à des « emplois » de comédie traditionnels (le barbon, la fausse ingénue, la soubrette et le serviteur forts en gueule, le naïf, etc.). Dans les faits, la marge réelle d’innovation est ainsi très faible pour un auteur comique, qui est obligé pour être efficace de recourir à un fonds commun très stable, quitte à en renouveler l’habillage, à l’actualiser ou à l’adapter en le singularisant.
31J’en viens donc à la question historique, c’est-à-dire à l’analyse des conditions socio-historiques qui expliquent l’émergence et l’épanouissement d’une culture du rire. Sur ce point et en négligeant provisoirement les singularités liées aux spécificités nationales, l’étude désormais classique de Jürgen Habermas11 sur la naissance de l’espace public fournit un cadre théorique très convaincant pour expliquer l’émergence culturelle du rire. Dans son traité, Habermas pose deux distinctions fondamentales. D’une part entre le domaine public, qui correspond strictement à l’espace réservé à l’autorité publique de l’État (civil ou militaire, laïque ou religieux), et le domaine privé où, indépendamment des circuits et des organes du pouvoir, les individus échangent et communiquent. D’autre part, à l’intérieur même du domaine privé, Habermas sépare la sphère privée (doublement privée, donc), qui englobe à la fois les transactions économiques entre les personnes et le cercle familial ou intime, et ce qu’il appelle la sphère publique, dont l’objet a d’abord été selon lui le débat intellectuel et « littéraire » (disons plus largement culturel) et qui a ensuite évolué en sphère publique politique. On le voit, la sphère publique est en réalité une composante du domaine privé et elle implique que se soit développé, en dehors du contrôle vertical qu’exercent les détenteurs de l’autorité, un tissu assez dense de libres relations horizontales entre les individus.
32Or, le domaine public, qui a en charge l’exercice de l’autorité et de la contrainte, ne peut absolument pas admettre le rire. Le roi, le guerrier, le prêtre ne rient pas ; par nécessité fonctionnelle, ils sont rigoureusement cantonnés au sérieux, au moins dans l’exercice de leur charge officielle. Le rire n’a donc le droit et la possibilité de se déployer que dans les limites du domaine privé : soit à l’intérieur de la sphère privée (familiale et intime : mais j’ai dit que je laissais ici de côté cette forme du rire), soit dans le cadre de la sphère publique. Nous en arrivons à un premier constat, qui vaut d’ailleurs pour toutes les périodes historiques : l’épanouissement d’une culture du rire (forte et permanente) implique la formation préalable d’un espace public, assez puissant et autonome pour créer ses propres codes culturels et favoriser le déploiement de l’esprit de non-sérieux, mais sans mettre en danger le sérieux du pouvoir.
33Habermas en vient ensuite à un deuxième principe, qui vaut également pour le rire : un espace public structuré n’est possible que dans le cadre des villes, où la population est assez dense pour permettre un système relationnel qui échappe aux réseaux étroits de la sphère intime. Dans une ville, le rire est aussi une simple nécessité fonctionnelle : les rencontres y sont si nombreuses que, si on ne riait pas à tout propos et sans raison, les interactions deviendraient vite dangereuses et violentes : on passerait son temps à se battre et la vie y serait littéralement impossible. On le vérifie d’ailleurs à l’usage : l’esprit français, censé caractériser à l’étranger notre mentalité nationale (un mélange d’ironie et de frivolité), est en fait la marque du Parisien (qu’on a longtemps opposé, sans autre précision géographique, à la pesanteur ou à la naïveté supposées du « provincial »), l’humour anglais est celui du Londonien, le New-yorkais oppose son esprit délié au reste des États-Unis (où seul l’habitant de Cisco [San Francisco] est censé soutenir la comparaison), le rire québécois est plus précisément montréalais, etc. Le rieur est donc, le plus souvent, l’habitant de la grande ville.
34Or, partout, les villes naissent lorsque les activités économiques deviennent plus denses, que les échanges commerciaux se densifient et nécessitent de fortes concentrations humaines. Elles se développent lorsque les marchands, les artisans et l’ensemble des métiers nécessaires à la pérennité du groupe s’organisent progressivement, dans une relative indépendance à l’égard des personnes et des organes qui détiennent l’autorité politique ou spirituelle (les châteaux des seigneurs et les abbayes, au Moyen Âge). En Europe, ce processus aboutit à l’émergence de la société bourgeoise urbaine, où, toujours selon Habermas, prend corps l’espace public. Réciproquement, l’espace public, et par voie de conséquence la culture du rire, supposent le développement de la société marchande. On le vérifie depuis l’Antiquité : les cultures nationales où le comique est notablement développé correspondent toujours à des États où le commerce occupe une place prépondérante (par rapport à l’armée ou à la religion). On rit plus à Athènes ou à Corinthe, deux cités marchandes et ouvertes sur la mer, qu’à Sparte. On rit beaucoup, de façon générale, dans les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité, où l’agriculture et le commerce irriguent la vie économique : c’est vrai notamment pour la Palestine juive puis dans les communautés de la Diaspora, qui sont marquées non seulement par une très forte culture sacerdotale, mais aussi par une longue tradition d’intégration aux sociétés et aux économies urbaines. L’humour juif est souvent, à juste titre, considéré comme une réaction collective à la ségrégation, aux persécutions voire, depuis la Seconde Guerre mondiale, à la Shoah. Mais ce rire de réaction à la souffrance collective serait impossible si l’humour n’avait été depuis longtemps une composante structurelle de la judéité.
35En Europe occidentale, on sait que le processus d’embourgeoisement urbain est enclenché dès le XIIe siècle et accéléré à partir de la Renaissance ; géographiquement, ce sont, parmi les principales puissances européennes, les États italiens puis, surtout, l’Angleterre et la France qui ont été les premiers à offrir les conditions socio-économiques de la culture du rire – à la différence des pays encore trop exclusivement dominés par la féodalité rurale ou par l’autorité théocratique. Puis, comme l’analyse encore très bien Habermas, la vocation de cet espace public culturel sera de se transformer en espace politique, c’est-à-dire de créer les conditions d’un fonctionnement libéral et parlementaire qui permette aux nouvelles élites sociales de conquérir le pouvoir, donc de revendiquer pour elles-mêmes l’autorité publique de l’État (et le sérieux qui en est l’attribut distinctif). Mais cette évolution n’a été ni rapide ni identique – ce qui explique les différences très sensibles entre le rire français de l’âge classique, fondé sur la satire et l’ironie, et l’humour qui s’épanouit en Angleterre dès le xviiie siècle12. Or, à bien des égards, l’opposition entre le rire satirique et le rire humoristique structure la culture du rire depuis deux siècles : il ne n’est donc pas inutile d’en dire deux mots.
36Le rire français est plutôt un rire satirique. La France a connu, depuis le xviie siècle, un développement de la sphère publique culturelle à bien des égards comparable à l’Angleterre. En revanche, non seulement elle n’a pas suivi la même évolution libérale, mais elle a vu au contraire l’instauration d’une monarchie absolue de droit divin qui a renforcé le pouvoir de l’État. La contradiction est ici évidente entre l’épanouissement social de cette sphère publique et l’impuissance politique dans laquelle on la maintient. Dans ces conditions, le rire a été doté d’une fonction à la fois de compensation et de contestation, qui explique la nature ouvertement idéologique de la tradition satirique française à l’âge classique : il est l’arme d’un combat politique qui ne peut se mener sur le terrain institutionnel qui devrait être le sien.
37La satire n’est d’ailleurs pas toujours du côté des contestataires, loin de là. Dans la France monarchique moderne, la soumission à l’autorité ou la croyance religieuse ne suffit plus au pouvoir royal, qui a désormais besoin de l’adhésion raisonnée du public. La norme juridico-légale doit être acceptée, intériorisée, transmise à l’intérieur du corps social – du moins à tous ceux qui contribuent peu ou prou à son application. C’est le règne de la raison. Or, cet ordre nouveau assigne au rire une mission capitale – capitale, mais ambiguë– : l’imposition de ce que j’appellerai de manière oxymorique un régime de soumission volontaire. Le sujet est toujours soumis à un pouvoir dont il reconnaît l’autorité supérieure : le temps de la démocratie n’est pas encore venu. Mais sa soumission doit être confortée par son adhésion morale, non pas nécessairement au pouvoir lui-même (la religion et les armes continuent à y pouvoir), mais au système juridico-moral sur lequel il prend appui. Le citoyen doit donc jouir d’une certaine dose de liberté et d’esprit critique, au moins de manière virtuelle et provisoire, pour que paradoxalement il ait la capacité d’y renoncer, et que son renoncement dûment acté rende encore plus inébranlable l’État monarchique. De là cette pratique du rire tempéré, dont la grande comédie moliéresque offre la forme la plus aboutie. De surcroît, à l’âge classique, l’aristocratie nobiliaire est la première lésée dans cette mise sous tutelle de l’espace public, dans la mesure où l’instauration d’un pouvoir centralisé se fait d’abord au détriment des anciennes prérogatives politiques de la noblesse ; elle sera donc aussi la première à recourir aux ressources du rire, dont elle fait à la fois un instrument de résistance et un signe de distinction. C’est pourquoi le rire français, au xviiie siècle, est profondément lié à la culture de l’aristocratie et que l’esprit y devient l’une des composantes principales de ce nouvel ethos aristocratique13.
38Au contraire (j’en viens maintenant à l’humour), l’Angleterre a entamé dès la fin du xviie siècle un long processus de libéralisation politique. Or ce nouveau fonctionnement de la vie publique transforme de manière radicale et irréversible le rôle social, donc la signification du rire. Dans un régime autoritaire, le rire contestataire est une arme au service d’un combat de guérilla. Il sert à attaquer, en faisant le plus de mal mais en prenant le moins de risques possible : la satire est l’instrument de l’attaque, l’ironie celui de la défense. D’où la malignité souriante, mais terriblement efficace sur le fond, de l’esprit voltairien : on ne pactise pas avec l’ennemi avec lequel on a engagé une guerre sans merci. Au contraire, dès lors que l’individu est libre d’intervenir dans le débat public, de faire ses choix en toute conscience et responsabilité, de participer selon des procédures collectivement admises aux orientations générales du groupe, c’est à lui-même qu’il doit infliger la punition du rire si tout ne va pas comme il le souhaiterait. Mais on est évidemment beaucoup plus indulgent avec soi-même qu’avec autrui : il se mêle toujours à ce rire d’autodérision une bonne dose d’affection, de sentimentalité navrée et secrètement souriante. Le rire n’est plus une arme, mais plutôt une automédication, qui doit doucement indiquer la bonne voie. Du moins, lorsque le rieur s’en prend aux défauts supposés de la société à laquelle il est intégré, il prend soin de ne pas s’en désolidariser, d’accepter sa part de responsabilité. Le rire manifeste alors la lucidité complice à l’intérieur du groupe, une intelligence joyeuse et par avance attendrie : le rire a été touché par la grâce de l’humour.
39L’humour n’est en effet rien d’autre que la forme qu’adopte naturellement le rire dans une société libérale. Le citoyen libre a désormais les moyens de contester sérieusement le pouvoir, selon les règles du débat démocratique ; s’il veut continuer à rire, c’est en s’appliquant son rire à soi-même (à son comportement individuel ou social), en marge du combat politique et sans désigner une cible qui soit extérieure à lui. C’est pourquoi l’humour est réputé indéfinissable. Car l’humour n’est pas une catégorie ou un procédé du risible, au même titre que le comique, la satire ou l’ironie. Techniquement, on doit même reconnaître que l’humour repose sur les mêmes mécanismes d’indirection, d’inversion ou d’atténuation, que l’ironie : à cette réserve près que l’humoriste ironise sur lui-même. Ce qui implique, néanmoins, une différence capitale : car l’humoriste, contrairement à l’ironisé ordinaire, n’est évidemment pas dupe de lui-même et c’est précisément dans cet entre-deux, dans cette demi-ironie, exigeant en fait une profonde conscience de soi, que réside la spécificité de l’humour. Ce qui est vrai de l’Angleterre l’est davantage encore des États-Unis, qui se sont conçus dès leur création comme une démocratie et où l’humour « yankee » des origines a immédiatement été cultivé comme la marque la plus reconnaissable du génie national, avant d’être massivement exporté par le biais des industries médiatiques de notre monde globalisé14.
Culture du rire et civilisation médiatique.
40En effet, l’évolution pluriséculaire des sociétés occidentales vers la démocratie libérale a eu pour corollaire l’apparition, le développement puis l’industrialisation de la sphère médiatique : j’en viens ici à ma quatrième et dernière étape. L’entrée dans l’ère médiatique marque une inflexion capitale – la plus importante, peut-être – dans la longue histoire du rire, au moins depuis la sortie du système théocratique, à la fin du moyen âge. Elle se traduit, aujourd’hui, par le déluge d’humoristes et de comiques en tout genre à la radio, à la télévision et sur internet. Mais le phénomène n’est absolument pas nouveau et l’essentiel est ailleurs.
41Tout média a pour fonction de construire et de véhiculer la représentation du monde, de standardiser l’ensemble des stéréotypes, des images et des idéologies grâce auquel nous avons l’illusion d’appréhender spontanément le réel. Il impose, à l’insu des contemporains eux-mêmes, une logique de la représentation à laquelle personne ne peut désormais se soustraire : entre le monde et le public s’insinue insidieusement l’intervention du média chargé de mettre en forme et en scène cette réalité pour en offrir le reflet à ses lecteurs. Or, on se rappelle que le rire naît anthropologiquement de la conscience de la représentation : toute action médiatique est donc, par nature, virtuellement comique. Ou, pour le dire d’une formule encore plus simple : l’action médiatique est la version moderne (standardisée, systématisée, industrialisée) de mécanisme anthropologique primitif propre au rire.
42Plus exactement, il existe deux phénomènes médiatiques opposés, ou plutôt complémentaires. Le premier – désignons-le du mot de pathétisme – doit donner au lecteur une illusion d’immédiateté, de présence concrète et charnelle à l’événement et joue sur l’exacerbation des réactions émotionnelles d’indignation ou d’empathie : il vise à faire passer la représentation médiatique pour une réalité effectivement présente. Le deuxième phénomène, à l’inverse, en dévoilant le processus de représentation, tend à réduire la société toute entière à un vaste spectacle, dont le média se donne pour mission de dénoncer comiquement la facticité, qu’il tourne en dérision et dont il dégonfle le sérieux apparent à coup de blagues et d’effets ironiques de distanciation. De là ce rire proprement médiatique qui, aujourd’hui, envahit les radios, les télévisions, les réseaux sociaux.
43C’est pourquoi la forme matricielle du rire médiatique est la parodie. La parodie offre un redoublement joyeux du monde représenté par le média. Elle implique au préalable que les rieurs l’aient reconnu et aient eu plaisir à le faire, parce qu’il appartient à leur univers familier et rassurant. D’autre part, la première fonction du média, en tant qu’il participe d’une culture de flot, est de se rendre indispensable et d’assurer la continuité du flux médiatique : la parodie a aussi pour mission de familiariser le public avec cette présence médiatique et de la faire paraître inoffensive, voire séduisante. Il est donc encore plus simple et plus efficace de court-circuiter le processus, et de substituer à la parodie du réel l’auto-parodie du média, qui exploite alors directement à son profit le mécanisme de représentation médiatique. Le glissement vers l’auto-parodie est visible dans la culture audio-visuelle contemporaine. Mais, dès l’origine, le rire médiatique a obéi à un processus général d’auto-parodisation. Au xixe siècle, les titres innombrables de la « petite presse », comme on nommait de cette manière gentiment dédaigneuse la presse satirique, était remplis, quasiment en totalité, d’auto-parodies : de pastiches croisés, d’interpellations comiques d’un journal à l’autre, d’imitations ironiques de la grande presse, de mystifications à peine déguisées, etc. Aujourd’hui, l’auto-parodie est au cœur de la culture de masse – même lorsque sont censés régner le suspens, l’aventure, la peur. Les westerns les plus conventionnels, les séquences les plus trépidantes d’un Superman ou de l’énième remake de la Guerre des étoiles, comportent toujours un signal auto-parodique, parce qu’on sait désormais que cet instant de sincérité et de complicité avec le public, en apparence au détriment de la fiction, renforce en réalité l’emprise émotionnelle, donc le succès du film.
44En effet, il faut parler argent : c’est même sans doute la vraie nouveauté du rire dans nos sociétés de consommation. C’est pourquoi l’exclusion de la question économique de la plupart des théories du rire contemporain (à l’exception notable de celles inspirées par la dénonciation de la société du spectacle, par Guy Debord15) est, selon moi, ce qui les disqualifie par avance. Car l’univers protéiforme du comique constitue sans doute aujourd’hui, et de très loin, l’industrie culturelle la plus importante de toutes, à condition de le considérer de façon globale. Depuis les sociologues de l’École de Francfort, la définition des industries culturelles correspond aux différentes sortes de produits et d’outils de production (la presse, le cinéma, la télévision, etc.). Mais les pratiques culturelles sont transversales et multi-médiales, renvoyant plus à des dispositions ou à des attentes anthropologiques générales (la fiction, le jeu, l’information, le voyage, la dépense physique, etc.) qu’à des catégories d’objets concrets. Or, grâce à son polymorphisme, le rire est vital pour nos économies de consommation : non seulement sa place est prépondérante au vu de la masse très diversifiée des productions comiques et du marché qu’elles représentent toutes ensemble, mais, par sa capacité indirecte à favoriser et à cristalliser l’activité économique en général, il est devenu, sans que personne en ait d’ailleurs une claire conscience, la condition sine qua non du consumérisme de masse.
45Je passe vite sur le plus évident : la liste de toutes les pratiques culturelles dont l’objectif principal et explicite est le rire du public. La plus ancienne est constituée par la sphère du spectacle vivant, avec toutes ses variantes (le théâtre, le music-hall, le café-théâtre, le stand-up). Il faut bien sûr y ajouter la sphère médiatique (la presse imprimée, le cinéma, la radio, la télévision, internet). Quels que soient les types de production ou les supports médiatiques, à partir du xixe siècle, faire rire (par tous les moyens) devient en soi une spécialité professionnelle, jugée digne de performances artistiques et rétribuée comme telle. Â l’âge classique, le seul spectacle toléré avait été celui de la comédie, où le rire était circonscrit à l’espace de la fiction : on espérait du comédien qu’il provoquât l’hilarité, mais il était d’abord payé pour jouer son rôle à l’intérieur de l’intrigue. En dehors du théâtre, l’esprit ou l’humour pouvaient agrémenter la vie sociale, pimenter la littérature, mais le rire, d’ailleurs sévèrement limité par les règles de savoir-vivre, ne pouvait constituer une activité professionnelle à part entière. À l’ère industrielle, la culture exploite directement le mécanisme du rire, de façon exclusive et sans filtre. On achète les « journaux pour rire » du xixe siècle, on assiste au spectacle du fantaisiste ou de l’humoriste avec le seul objectif d’atteindre la jouissance du rire, d’éprouver le relâchement physique et psychologique qu’il provoque. En comparaison, on ne voit guère que le spectacle érotique (le striptease de cabaret ou le film pornographique) à se fixer pour seul but la satisfaction d’un plaisir purement organique.
46À cette donnée structurelle, s’ajoute une raison qui touche à l’économie du rire. Car la rentabilité du rire médiatique ne se mesure pas tant au succès du spectacle comique qu’à ses effets collatéraux. Pour l’humoriste de scène, seules comptent encore, financièrement parlant, les recettes de ses spectacles. Au contraire, la fonction de l’humoriste médiatique est celle d’un produit d’appel (ou d’un animateur) dans les supermarchés : il attire la clientèle (l’audience) sur l’ensemble du média et de ses programmes : c’est pourquoi le recrutement des meilleures vedettes du métier constitue un enjeu stratégique pour une station de radio ou une chaîne de télévision, en la faisant bénéficier d’une aura de bonne humeur dont les retombées se mesurent dans les audiences et les recettes publicitaires. Le phénomène existait déjà au xixe siècle. Je reviens un instant à la masse énorme des milliers de journaux de la petite presse, au xixe siècle. Elle a ses artistes et ses entrepreneurs de génie (Philippon, Daumier, Nadar, etc.) ; mais le gros de la production est fait de la même ironie creuse et bavarde, des blagues sempiternelles sur les femmes ou sur les bourgeois, de la ronde interminable des auto-parodies et des canulars éventés. Or ce fatras apparemment improductif, qui s’est accumulé et a grossi de façon presque continuelle pendant près d’un demi-siècle, ne servait pas seulement à faire vendre les journaux ; surtout, il a inlassablement popularisé l’esprit parisien avec ses boulevards et ses théâtres, mais encore, ses commerces de luxe, ses cafés, ses restaurants, ses célèbres passages : ce qu’on nomme aujourd’hui la « modernité » et qui a fait de Paris la « capitale du xixe siècle ». Cette centralité de Paris, avec toutes ses retombées économiques, est indissociable du parfum de bonne humeur insolente dont est imprégnée toute représentation de la capitale et dont la « petite presse » fait la constante promotion, à l’insu des lecteurs comme des journalistes eux-mêmes.
47Telle est la véritable fonction de l’« industrie du rire », à l’ère des médias de masse : celle d’une industrie publicitaire à très grande échelle, invisible mais omniprésente et économiquement irremplaçable. C’est le rire (un mélange de désinvolture, de fantaisie, de moquerie) qui a toujours fait la réputation de toutes les grandes villes commerçantes (Venise, Londres, Paris, New-York, etc.). Car le rire fait vendre et fait consommer : on le vérifie encore à sa place dans l’univers de la communication commerciale. À l’exception du secteur du luxe, où la somme à dépenser exige de la solennité, il n’est guère de publicité sans un grain d’humour ou de comique. Des explications de bon sens viennent immédiatement à l’esprit, pour justifier cette fonction publicitaire du rire : il faut amadouer le chaland, sur-jouer la sincérité en se moquant de soi. Mais ce ne sont que les aspects partiels et limités d’une vérité beaucoup plus profonde. L’anthropologue Albert Piette nommait « reposité » la capacité de l’homme à « laisser aller », à ne pas craindre son environnement : nous avons vu que le rire était l’une des manifestations les plus primitives de cette aptitude au relâchement. Or, cette disposition d’esprit est également celle qu’on attend du consommateur : arrêter d’agir ou de penser en fonction de ses propres objectifs, s’arrêter, tourner son regard vers tout ce qu’il doit consommer, ne rien craindre surtout de cet univers dédié à la vente où il est plongé, se détendre lui-même, puis détendre les cordons de sa bourse et acheter : le rire est le mécanisme qui précède l’achat, efface la violence implicite de la transaction marchande.
48Le consumérisme capitaliste repose sur l’exploitation à très grande échelle de ce besoin anthropologique de relâchement face à l’environnement. Le rire, omniprésent dans la communication médiatique aussi bien que dans les messages publicitaires, est le catalyseur indispensable à cette tacite adhésion à la logique économique, en faisant baigner l’ensemble de la société (voire du monde globalisé) dans une bienfaisante euphorie consommatrice, qui endort la vigilance individuelle : la « reposité » de l’anthropologie est devenue simple passivité sociale, mais le rire n’a rien perdu de son efficacité au change – au contraire. En somme, le rire dévoilerait la primitivité du libéralisme : cette conclusion, il faut l’avouer, est vertigineuse.