Du « gaz de paradis des poëtes anglais » au « sourire de force ». Sur les traces du gaz hilarant dans la littérature du XIXe siècle (France et Angleterre)
1Dans le XVIIIe siècle finissant, le poète anglais Robert Southey fait l’expérience d’un « new pleasure for which language has no name»1 : le gaz hilarant. Cette définition, axée sur les sensations agréables générées par l’inhalation, ainsi que sur leur caractère novateur, inscrit son auteur au nombre des enthousiastes qui voient dans le gaz hilarant une émanation du progrès ouvrant la voie vers des états de conscience et des modes de sensation encore inexplorés. Pourtant, ce même gaz, lorsqu’il fait l’objet d’expérimentations quelques années plus tard par des scientifiques français, génère chez eux « sensations pénibles, constriction douloureuse des tempes, angoisse de la suffocation, malaise prolongé »2. Si cette différence peut avoir des fondements scientifiques, elle n’en demeure pas moins révélatrice des diverses réceptions du gaz hilarant selon les époques et les pays, les discours à son propos oscillant entre l’enthousiasme et la méfiance, et glissant progressivement du premier vers la seconde. C’est notamment le cas du discours littéraire, qui, s’il considère d’abord le gaz comme un adjuvant à la création, le reconfigure ensuite en symbole d’un progrès menaçant et d’une perte de contrôle de soi. Bien loin d’être purement anecdotique, l’étude du traitement littéraire du gaz hilarant révèle donc des enjeux importants, tant au niveau des hésitations suscitées par les avancées scientifiques que de l’ambivalence d’un rire qui, de libéré, devient contraint.
Humphry Davy et le cercle des poètes farfelus
2Le protoxyde d’azote, ou oxyde nitreux, est identifié pour la première fois en 1772 par John Priestley, qui le baptise « Dephlogistic Nitrous Air ». Le nom de ce gaz est cependant davantage associé à celui d’un autre chimiste anglais, Humphry Davy3, qui, vers 1800, l’étudie de manière détaillée, tant au niveau de ses propriétés physiques et chimiques que de ses effets lorsqu’il est inhalé. Davy découvre ainsi les propriétés euphorisantes du gaz, mais également ses vertus anesthésiantes, synthétisées en une phrase prémonitoire : « As nitrous oxide in its extensive operation appears capable of destroying physical pain, it may probably be used with advantage during surgical operations in which no great effusion of blood takes place »4. Cette suggestion, extrêmement novatrice pour l’époque et combien prometteuse, passe cependant quasi inaperçue, noyée dans les près de six cents pages que Davy consacre au protoxyde d’azote5. Le chimiste explore essentiellement les effets du gaz sur la conscience de soi et les perceptions, dans une perspective scientifique, philosophique, mais aussi récréative. Pendant quatorze mois, il multiplie les expériences, augmentant toujours les doses de gaz et la longueur des expositions, et prenant note avec précision de ses observations. Lors d’une séance particulièrement intense, le 26 décembre 1799, Davy passe une heure et quart dans une boîte hermétiquement close dans laquelle est introduite une dose d’oxyde nitreux toutes les cinq minutes, puis il inspire encore le contenu de plusieurs sacs de soie emplis de gaz. Il expérimente alors un véritable état de conscience altéré :
A thrilling extending from the chest to the extremities was almost immediately produced. I felt a sense of tangible extension highly pleasurable in every limb; my visible impressions were dazzling and apparently magnified, I heard distinctly every sound in the room and was perfectly aware of my situation. By degrees as the pleasurable sensations increased, I lost all connection with external things; trains of vivid visible images rapidly passed through my mind and were connected with words in such a manner, as to produce perceptions perfectly novel. I existed in a world of newly connected and newly modified ideas. I theorised; I imagined that I made discoveries. When I was awakened from this semi-delirious trance by Dr Kinglake, who took the bag from my mouth, Indignation and pride were the first feelings produced by the sight of the persons about me. My emotions were enthusiastic and sublime; and for a minute I walked round the room perfectly regardless of what was said to me. As I recovered my former state of mind, I felt an inclination to communicate the discoveries I had made during the experiment. I endeavoured to recall the ideas, they were feeble and indistinct; one collection of terms, however, presented itself: and with the most intense belief and prophetic manner, I exclaimed to Dr Kinglake, “Nothing exists but thoughts! – the universe is composed of impressions, ideas, pleasures and pains!”.6
3Davy décrit tout d’abord un état d’hyperesthésie concentré sur les perceptions visuelles et auditives (« my visible impressions were dazzling and apparently magnified, I heard distinctly every sound in the room»). Cet état est graduellement remplacé par une fermeture des sens au monde extérieur (« I lost all connection with external things »), à la suite de laquelle l’expérimentateur semble tourner son regard en lui-même et devenir un système, un univers à lui tout seul. Ce nouveau monde est caractérisé par la perception interne, par le primat du sujet sur tout stimulus externe. Il s’agit d’un univers créatif, où l’image et le verbe s’unissent en des associations nouvelles, à leur tour génératrices d’idées originales (« trains of vivid visible images rapidly passed through my mind and were connected with words in such a manner, as to produce perceptions perfectly novel »). Ce verbe fécondant, sorte de fiat créateur, s’oppose à la pauvreté du vocabulaire à laquelle se heurte Davy dès que les effets du gaz s’amenuisent. Les idées – si vivaces, si novatrices lors de la transe – s’estompent très rapidement et semblent échapper à la mise en mots. Ne reste au chimiste que cette révélation, sorte de profession de foi idéaliste et quasi phénoménologique, selon laquelle « Nothing exists but thoughts ! – the universe is composed of impressions, ideas, pleasures and pains ! » Dans cette perspective, l’homme, ses idées et ses perceptions constituent le principe d’organisation d’un monde qui n’existe que pour et à travers lui.
4Cette primauté de l’expérience humaine, cette projection de soi sur le monde, entre en résonance avec l’esthétique romantique alors naissante. On aurait pu attendre que l’intuition esthétique du chimiste soit pleinement exploitée par son ami, le père du romantisme anglais, Samuel Taylor Coleridge, dans le témoignage de ses expériences avec le gaz hilarant reproduit dans le livre de Davy7. Coleridge s’y montre cependant davantage scientifique que poète, se contentant de rapprocher les effets du gaz de ce que l’on éprouve en entrant dans une pièce chaude après une promenade dans la neige8. Pourtant, dans une lettre adressée à Davy, il évoque un passage lu dans un ouvrage allemand relatant le cas d’un jeune homme sujet à des crises durant lesquelles il développe des capacités intellectuelles insoupçonnées. Traduisant directement du texte allemand, Coleridge décrit « a power of mind, a regularity, a logic, an eloquence, wholly unknown to him in his state of health ». Si le poète mentionne le cas, c’est qu’il le trouve « analogous to those facts exhibited by the respiration of the nitrous Oxyde »9. Comme le chimiste, Coleridge voit donc dans l’exacerbation des capacités intellectuelles et langagières une conséquence attendue de l’inhalation d’oxyde nitreux.
5Cette relation entre gaz hilarant et pénétration d’esprit devient rapidement une forme de lieu commun, au point de faire l’objet de plusieurs caricatures, dont une signée Robert Seymour en 1829. La scène représente un homme alangui qui déclame des vers apparemment inspirés par le gaz hilarant et soigneusement pris en note par un secrétaire, tandis qu’un autre individu vient d’inhaler le contenu d’un sac de gaz et semble déjà en ressentir les effets. À gauche de la composition, un troisième homme semble expliquer la scène à un nouveau venu, explication que reprend la légende de l’illustration :
This is not the Laughing, but the Hippocrene or Poetic Gas, Sir. The Gentleman you see inspired here is throwing out the rough materials for an Heroic Poem. We have various sorts as the Terrific much in request, the Simple by which all the new Songs are done, and many others.10
Robert Seymour, « Poetry », gravure à l’eau forte coloriée, London : Thomas McLean, 1829.
The Wellcome Library, London.
6Dans la caricature de Seymour, le gaz hilarant acquiert avec humour ses lettres de noblesse en devenant « gaz poétique ». Plus encore, il accède au niveau mythologique en étant décrit comme l’équivalent moderne de la source Hippocrène, source – au sens propre et figuré – de la création artistique dans la tradition antique comme dans le romantisme anglais. Le progrès scientifique semble donc avoir réussi à mécaniser et à systématiser le phénomène jusqu’alors mystérieux de l’inspiration, le caricaturiste jouant bien évidemment sur le double sens du mot : il suffit dorénavant d’inspirer pour être inspiré. L’aspirantpoète n’a même plus à orienter le flux de sa pensée en fonction d’un style ou d’un genre particuliers : différentes formules de gaz fournissent d’office différentes formes poétiques (héroïques, terrifiantes, simples, etc.). Cette mise en scène permet au caricaturiste de rire des ambitions démesurées de ces scientifiques qui pensent parvenir à mettre le talent en bombonne, mais également de critiquer la production littéraire de son époque, jugée suffisamment répétitive pour être le produit d’un processus d’automatisation – et donc de réplication – de l’acte créateur.
De la France et du risque d’y mourir de rire
7Rapidement, le gaz s’échappe des seuls cercles scientifiques et littéraires pour gagner les salons et les foires britanniques où il devient le divertissement à la mode. L’engouement est tel que la pratique menace bientôt de se muer en problème de santé publique et doit être réglementée. À la fin du siècle, une revue française, La Revue des revues, rend compte de cette mode passagère, mais dévastatrice :
Aussi le gaz hilarant (laughing gas) eut-il pendant longtemps un succès immense. Tout le monde voulut en connaître les effets. Ce fut une véritable manie qui se changea en épidémie. La « gazomanie » fit de nombreuses victimes. Il y eut des cas de folie et de mort subites et les autorités durent intervenir pour réprimer cette ébriété funeste.11
8Si la « gazomanie » touche l’Angleterre de plein fouet, elle ne semble atteindre la France que dans une moindre mesure. Dans son Aide-mémoire de chimie, Pierre-Antoine Faure désigne d’ailleurs le protoxyde d’azote du nom spécifique de « gaz de paradis des poëtes anglais »12. Une nouvelle de Charles Newill13 intitulée « Le Club des hilarants » (1859) illustre ce particularisme britannique. Ce texte, qui se veut une collection de lieux communs sur les Anglais, relate les aventures du président d’un club clandestin d’amateurs de gaz hilarant, le Captain Pycraft, traqué par un jeune policier, John Christie.
9Cette nouvelle est intéressante à plus d’un titre. Premièrement, elle témoigne précisément de l’inscription du gaz hilarant dans le paradigme des activités typiquement anglaises. Deuxièmement, elle illustre le déplacement de la prise de gaz de la sphère scientifique à la sphère privée, et de l’avancée scientifique unanimement saluée à la clandestinité opiniâtre. Enfin, elle souligne le discrédit du gaz lui-même, qui passe du statut d’accélérateur des facultés humaines à celui de paradis artificiel débilitant. En effet, Newill s’écarte des descriptions enthousiastes rapportées par Davy et son cercle au profit d’un compte-rendu plus mitigé, où le gaz produit toujours l’hilarité, mais une hilarité hors de contrôle, déshonorante et vaguement menaçante. Cette défiance à l’égard du protoxyde d’azote rappelle celle que suscite l’usage d’autres altérateurs de conscience, comme le haschich dont Théophile Gautier décrit les effets dans sa nouvelle « Le Club des hachichins ». Sans être forcément dans un rapport d’intertextualité, les récits de Newill et Gautier présentent de nombreuses similitudes : outre leurs titres – « Le Club des hilarants » et « Le Club des hachichins » – tous deux insistent sur l’ambiguïté de l’état induit par ces substances, où la peur côtoie le rire.
10Chez les deux auteurs, l’expérience stupéfiante laisse une large place au rire. Les effets du gaz hilarant chez Newill rappellent le mot d’ordre lancé par l’apparition mi-homme mi-mandragore Daucus-Carota dans la nouvelle de Gautier : « C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire ! »14. Ainsi, le rire du Captain Pycraft, faisant sonner haut « les gigotements, les cris, les hoquets, les grondements sourds, les ricanements de clarinette »15, entre en écho avec le rire éclatant qui secoue Gautier et les figures nées de son imagination : « la formidable hilarité allait toujours croissant, le vacarme augmentait d’intensité, les planchers et les murailles de la maison se soulevaient et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués par ce rire frénétique, irrésistible, implacable »16.
11L’inquiétante implacabilité de cette scène de liesse réactive la sourde menace contenue dans l’expression figée, et donc banalisée, « mourir de rire », soulignant ainsi la face anxiogène de l’hilarité. L’un des chapitres de la nouvelle de Gautier s’intitule d’ailleurs « Le Kief [du nom de la « période bienheureuse du haschisch »17] tourne au cauchemar »18 et relate le glissement de l’expérience narcotique vers l’angoisse. Dans la nouvelle de Newill, cette dimension effrayante n’est pas directement expérimentée par les rieurs, mais par le policier John Christie, qui se voit sujet à une forme d’hallucination. Lors de son entrée par effraction dans la maison où se réunit le club, Christie se retrouve dans un vestibule plongé dans l’obscurité qui semble soudainement s’animer de « la plus terrifiante fantasmagorie » : de petites flammes s’allument dans l’air, des grognements emplissent la pièce, une voix d’outre-tombe susurre « Coquin de shérif ! » au jeune homme paniqué qui, cherchant à reprendre son équilibre, pose sa main sur un corps chaud et velu lequel, comble de l’horreur, lui mord le doigt. L’explication rationnelle à ces phénomènes ne tarde pas à s’imposer: John Christie se trouve dans une ménagerie privée où il a été confronté « à une jeune panthère de Java, à un superbe perroquet brésilien et à une guenon d’Afrique »19. Cette explication permet d’évacuer le fantastique ou la folie de la scène, mais n’annule pas entièrement son aspect fantasmagorique, hallucinatoire. Le fait même que cette vision concerne un non-initié contribue à faire du club un lieu malsain, qui soumet quiconque en franchit la porte à un dérèglement contagieux de ses perceptions. Il s’en faut de peu pour que Christie finisse « idiot ou fou »20. Newill prend d’ailleurs soin de préciser que le gaz a été interdit parce qu’il « meublait d’une manière effrayante les salles de Bedlam »21, du nom du célèbre hôpital psychiatrique de Londres.
12Plus encore que le spectre de la peur ou de la folie, c’est celui de la mort qui hante les deux textes. Chez Gautier, la prédiction de Daucus-Carota - « C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire ! » - menace de se réaliser dans une scène d’une animalité teintée d’érotisme :
La frénésie joyeuse était à son plus haut point ; on n’entendait plus que des soupirs convulsifs, des gloussements inarticulés. Le rire avait perdu son timbre et tournait au grognement, le spasme succédait au plaisir ; le refrain de Daucus-Carota allait devenir vrai.
Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé à terre avec cette molle lourdeur de l’ivresse qui rend les chutes peu dangereuses.22
13Comme les hachichins de Gautier, le Captain de Newill, après son formidable éclat de rire, s’effondre : « après dix minutes de rires et de contorsions, [il] roula sur le parquet, immobile et muet comme un polichinelle brisé »23. L’image commune de l’homme qui roule sur le sol signale l’indignité de l’acte, tandis que la marionnette brisée suggère la dépendance d’un être qui n’est plus maître de lui-même, qui ne tire plus les ficelles.
14Ces références plus ou moins explicites à la perte de contrôle, à la folie et à la mort contribuent à jeter un voile sombre sur la prise du gaz hilarant. Il ne s’agit plus d’un passe-temps de gentlemen, mais d’un vice de forcenés qui s’exerce dans des lieux chargés de mystère et d’angoisse. L’expérience hallucinatoire en elle-même n’est plus synonyme de libération du potentiel créatif, mais de peur paralysante et débilitante.
La dentisterie américaine et ses dangers
15La dimension anxiogène du gaz hilarant sera à nouveau pleinement exploitée en France à la fin du siècle. La compréhension de ce regain d’intérêt implique cependant de renouer avec les pouvoirs analgésiques du gaz et, pour ce faire, de se livrer à un rapide détour hors de la zone géographique définie, le temps d’une brève escapade américaine. Malgré l’intuition de Davy en 1799 déjà, ce n’est que quarante ans plus tard – en 1844 précisément – que les vertus anesthésiantes du protoxyde d’azote sont redécouvertes par le dentiste américain Horace Wells. Lors d’une démonstration festive des effets du gaz24, Wells constate qu’un des participants se blesse, sans même en être conscient. Il décide alors de se faire arracher une dent après avoir inhalé du gaz et ne ressent aucune douleur. Fort de sa découverte, il organise une démonstration devant des étudiants en médecine de Boston. Mais la démonstration est un échec : le patient hurle de douleur et Wells, ridiculisé, se donne la mort quelques jours plus tard. Cet épisode tragique a été mis en vers par Antoine-Gaspard Bellin dans son Poème didactique consacré à l’Exposition universelle de 1867. Bellin précise – détail historique ou poétique ? – que le trépas du dentiste est adouci par l’utilisation du fameux gaz qui a fait son malheur :
De ton grand aperçu n’ayant rien récolté
Que pour ta triste fin l’insensibilité :
Car le gaz hilarant, qui baignait ton visage,
Te voila de la mort le révoltant passage25
16L’intuition de Wells ne disparaît cependant pas avec lui. Reprise par d’autres, elle est validée et le gaz hilarant s’impose comme anesthésiant aux États-Unis, puis en Europe. Son usage se généralise en dentisterie et provoque des réactions enthousiastes, à l’image de celle du journaliste Victor Meunier, qui témoigne « de l’arrachement des dents comme occasion de jouissance »26.
L’insupportable vaporisation de l’être
17Si le gaz hilarant fait le bonheur des praticiens dentaires et de leurs patients, il continue cependant à participer d’un imaginaire plus sombre, renforcé par ses effets analgésiques maintenant reconnus. Cet usage est particulièrement sensible dans certains textes de la fin du siècle qui font intervenir le protoxyde d’azote pour exprimer l’angoisse d’un néant, d’une perte de contrôle dans laquelle l’homme se trouve dépossédé de son identité propre. C’est notamment le cas de Durtal, le personnage principal du roman La Cathédrale de Huysmans (1898). Lorsqu’on lui propose de se rendre pour un court séjour dans un monastère, Durtal sent confusément qu’une acceptation de sa part équivaudrait à une forme d’engagement envers Dieu d’embrasser durablement une vie contemplative, perspective qui le plonge dans des abîmes de crainte et de perplexité. Pour tenter de décrire « la sensation [qui l’habite] d’une syncope intérieure, d’une âme qui, dans un corps resté debout, s’évanouissait peu à peu, de fatigue et de peur »27, il évoque le gaz hilarant :
Avez-vous […] absorbé du protoxyde d’azote, de ce gaz qui endort et qui sert, en chirurgie, pour les opérations de courte durée ? Non ; eh bien, on a la tête qui bourdonne et au moment où un fracas de grandes eaux commence, l’on perd connaissance ; c’est cela que j’éprouve ; seulement ces phénomènes se passent non dans mon crâne, mais dans mon âme qui est débile et engourdie, prête à se trouver mal…28
18L’on est loin du bien-être euphorique, des perceptions renouvelées et des intuitions géniales décrits par Davy. Le gaz devient l’expression d’une perte de repères, d’une dissolution anxiogène du soi dans un tumulte de perceptions faussées.
19Cette thématique du gaz menant à un fatal oubli de soi fait l’objet d’une nouvelle signée Jules Hosch, « Le Docteur Quid » (1878). Ce court texte, sous-titré « conte pathologique », relate les tentatives du fameux docteur pour découvrir le « Nombre », rapport de taille, de force, d’harmonie régissant le monde entier. Le docteur cherche à établir ce rapport, afin d’aboutir à une connaissance absolue et mathématique de l’univers. Alors que Quid réfléchit à son impossible équation, il brise sans s’en apercevoir une cornue contenant du protoxyde d’azote, lequel se répand dans l’atmosphère :
Lentement le gaz filtra à travers la fissure des parois et monta tout droit dans les fosses nasales du docteur Quid.
Celui-ci ne tarda pas à se ressentir de ses vertus anesthésiques. Ses paupières churent lourdement comme des chassis sic démontés, sa tête s’affaissa sur les pointes de son faux-col et il tomba dans un état soporeux affectant les formes de la plus profonde léthargie.29
20Il n’est plus question ni de rire – le gaz hilarant n’est d’ailleurs jamais mentionné sous ce nom – ni de sensations agréables : le protoxyde d’azote n’apparaît que comme un anesthésiant, dont les effets sont par ailleurs exagérés pour les besoins du récit, puisqu’ils sont décrits comme permanents. À son réveil, le docteur demeure victime d’une forme d’anesthésie cérébrale généralisée : tout ce qui l’entoure devient matière à des interrogations sans fin auxquelles il ne peut trouver la réponse. Rendu fou par ces doutes harcelants, le docteur, « comme dominé par une puissance occulte »30, se pend dans son laboratoire. Dans ses tout derniers instants, son esprit s’éclaircit et la solution ultime, le principe absolu d’organisation du monde, lui apparaît clairement. Mais il ne lui est pas donné d’en profiter : le texte se clôt sur la description du cadavre projetant une ombre en forme de point d’interrogation sur le mur.
21Cette nouvelle entre en relation avec les différentes étapes du discours autour du gaz hilarant tel qu’esquissé jusqu’à présent. Le rêve d’accéder à un mode de perception amélioré, permettant d’appréhender l’ensemble des relations entre soi et le monde, évoque ainsi les écrits de Davy. Dans les deux cas, un bref accès à cette connaissance suprême est possible par l’emploi du gaz hilarant. Mais ce savoir ne se révèle que pour mieux se dérober, résultant en un insupportable vide, celui du langage chez Davy, celui de la mort chez Quid. Si les deux textes se rapprochent sur ce point, ils se distinguent par les effets plaisants du gaz, affirmés par Davy, inexistants chez Hosch. Comme chez Huysmans, le protoxyde d’azote inhalé par le docteur Quid n’a d’autre effet que de faire perdre à l’homme la conscience de lui-même. Le suicide du praticien, qui semble induit par la substance, rappelle en cela la dépendance mortifère du Captain Pycraft, réduit à un pantin par les effets débilitants du protoxyde d’azote. Enfin, le rêve d’une mathématisation complète de l’univers qui en expulserait la part de mystère, ainsi que l’échec qui s’ensuit, fait écho à la condamnation par Robert Seymour d’une automatisation du processus créatif prétendument rendue possible par l’inhalation de gaz hilarant. Seymour et Hosch s’allient donc dans une mise en lumière des limites du progrès et de la science et du risque de dépoétisation qu’ils feraient courir au monde.
22La même idée se retrouve – et ce sera la dernière étape de notre itinéraire – chez Villiers de l’Isle-Adam, qui fait du gaz hilarant l’une des composantes de sa fameuse « machine à gloire ». Il s’agit d’une invention capable de garantir le succès de n’importe quelle production théâtrale par tout un arsenal de moyens techniques dissimulés dans la salle, dont des conduites de gaz hilarant31 visant à garantir l’hilarité. Cette fois-ci, la mécanisation n’est plus du côté de la production littéraire, mais de la réception. Privé de sa capacité de jugement, forcé à l’adhésion, le public ne peut qu’acclamer des œuvres dont la qualité, dès lors, importe peu. C’est donc à cette même dépoétisation du monde que nous assistons, double dépoétisation puisque la machine remplace l’émotion authentique et que le talent devient superflu. Villiers va plus loin encore : il n’est même pas nécessaire que le gaz affecte l’ensemble du public. L’invention tient en effet compte de la tendance des spectateurs à se fondre dans la masse, à se rallier à l’opinion majoritaire. Il suffit dès lors pour la machine de lancer le mouvement, de feindre le triomphe, pour que le public suive.
23Le spectateur devient alors partie intégrante de la machine et se trouve, de ce fait, déshumanisé. Bien entendu, l’attaque de Villiers porte davantage sur le conformisme du public et sur une science positiviste visant un idéal mesquin que sur le gaz hilarant en lui-même. Il est cependant intéressant de remarquer que ce dernier n’est plus considéré comme appartenant au domaine de la création, de la clairvoyance et d’un certain élitisme, mais, bien au contraire, évoque la contrainte, la dépendance et la déshumanisation de masse. Cette idée est encore accentuée par un appendice de la machine permettant aux auteurs qui y mettent le prix de s’assurer une gloire passée :
La Machine peut obtenir des résultats rétroactifs. En effet, des conduits de gaz hilarants, habilement distribués dans les cimetières de premier ordre, doivent, chaque soir, faire sourire, de force, les aïeux dans leurs tombeaux.32
24« Faire sourire de force » : voilà donc le dernier pouvoir que la fin-de-siècle française reconnaît à ce qui fut le « gaz de paradis des poëtes anglais ».