L’anticléricalisme de Gauguin ou le substrat de l’argot plastique d’un maître de la modernité
Vous me faites plaisir, un grand plaisir, en avouant que vous aviez cru à tort que mes compositions comme celles de Puvis de Chavannes partaient d’une idée, à priori, abstraite que je cherchais à vivifier par une représentation plastique… et que ma lettre vous l’avait un peu expliqué. Non à tort puisque j’agis consciemment selon ma nature intellectuelle, j’agis un peu comme la Bible dont la doctrine (surtout concernant le Christ) s’énonce sous une forme symbolique présentant un double aspect ; une forme qui d’abord matérialise l’Idée pure pour la rendre plus sensible, affectant l’allure du surnaturalisme ; c’est le sens littéral, superficiel, figuratif, mystérieux d’une parabole ; et puis le second aspect donnant l’Esprit de celle‑ci. C’est le sens non plus figuratif ; mais figuré, explicite de cette parabole1.
1La présence d’une écriture visuelle, d’un argot plastique, propre à la caricature, est un aspect méconnu de l’œuvre de Gauguin. L’artiste a très peu isolé cet élément en des créations autonomes mais l’a inséré dans ses créations2. Cet argot visuel consiste en de bons mots imagés, résultant d’un tempérament gouailleur, d’un anticléricalisme extrêmement virulent, englobant catholiques et protestants, d’une révolte contre l’injustice faite aux artistes, et plus généralement contre les dominants. Ce goût pour la grossièreté se traduit très souvent en blasphèmes, dont l’arrière‑plan religieux n’est pas un athéisme ni même un agnosticisme, à proprement parler. Gauguin, personnalité complexe, est non seulement sensible au climat mystique et religieux qui imprègne le tournant du siècle mais en nourrit son œuvre. C’est du reste autour de la période nabie que s’exprime de la manière la plus outrancière son usage de la blague anticléricale, une forme courante de la blague, omniprésente dans les ateliers de peintres, que les frères Goncourt disent dans Manette Salomon « formule légère et gamine du blasphème, [la] grande forme moderne, impie et charivarique, du doute universel et du pyrrhonisme national »3. Gauguin fait en outre partie de ces artistes ayant opéré une réception active des positions baudelairiennes sur la caricature, ses écrits en attestent. Car Gauguin a beaucoup écrit, des lettres, des textes polémiques, dont un texte contre l’Église catholique, publié sous deux versions4, des essais sur l’art, des recueils de souvenirs émaillés de considérations esthétiques, notamment à la fin de sa vie, lorsque, empêché par la maladie, il ne peut plus peindre. Le tout sans aucune distance critique, répété et souvent remanié. Et, lorsque Gauguin affirme à n’en plus finir dans Avant et Après, faisant du Magritte avant l’heure, « Ceci n’est pas un livre »5, c’est bien tout le contraire ou plutôt tout autre chose qu’il faut comprendre de cet auteur abusant de la première personne, puis de la troisième personne, toujours pour parler de lui : Gauguin veut être vu dans ses écrits comme il voudrait être lu dans sa peinture.
De l’anticléricalisme tous azimuts et des excès
…et autres balivernes religieuses6
2L’anticléricalisme de Gauguin trouve ses fondements dans les échecs et humiliations que l’homme subit bien avant ses revers d’artiste, plutôt tardifs, puisqu’il ne se consacre pleinement à la peinture qu’en 1887, à l’âge de 37 ans. Il a auparavant été marin un peu plus de cinq ans, puis, à partir de 1871 et durant une dizaine d’années, courtier en bourse à Paris et enfin négociant en tissus à Copenhague, où vit la famille de son épouse, Mette, seule femme légitime de sa vie. Si l’anticléricalisme catholique de Gauguin est, pour beaucoup, à mettre sur le compte de sa scolarité, en tant qu’orphelin de père, au petit séminaire de La Chapelle‑Saint‑Mesmin, puis à Orléans, au lycée Pothier, deux écoles jésuites lui ayant « appris dès le jeune âge à haïr l’hypocrisie, les fausses vertus, la délation (Semper tres) »7, son rejet des protestants est lié à sa mésentente avec Mette. Mette appartient à la bourgeoisie protestante, très rigoriste de Copenhague, qui n’accepte pas Gauguin et ne facilite pas ses affaires. Elle est, de plus, peu sensible à l’art, et surtout sans confiance dans le destin artistique de son mari. L’union va évidemment mal tourner après que Gauguin décide de vivre en artiste, en 1885, partant pour Paris avec l’un de ses fils, faute de pouvoir nourrir la famille entière8. Sa femme lui reproche sans cesse de ne pas assumer ses obligations financières. À dire vrai, Gauguin est dans l’impossibilité de le faire, il vit dans la misère. Ce sera son lot jusqu’à sa mort, hormis une période de flambe, fin 1893, où il dilapide l’héritage de son oncle9.
3Le thème de la lutte apparaît dans la correspondance avec les vaches maigres, pour ne plus en disparaître ; il reviendra très souvent dans les manuscrits. Les récriminations de sa femme, son insuccès financier vont alimenter une rancœur toujours plus forte de Gauguin envers le Danemark, la bourgeoisie, les protestants, le mariage et ses obligations morales et financières. La lecture de la correspondance laisse transparaitre une mauvaise foi partagée et une animosité qui se mue, des deux côtés, en une haine féroce, doublée, chez Mette, de mépris. Dans l’un de ses derniers écrits, Gauguin, qui n’a pourtant plus de contacts avec sa famille, en est encore à ressasser : « Je hais profondément le Danemark. Son climat. Ses habitants. »10
4Les premiers propos sur l’art datent de la même époque, du début de l’année 1885, donc. Gauguin écrit à son ami Émile Schuffenecker, artiste et courtier, qu’il a connu à la banque :
Et pour moi, le grand artiste est la formule de la plus grande intelligence, à lui arrivent les sentiments, les traductions les plus délicates et par suite les plus invisibles du cerveau11.
5C’est aussi l’époque où apparaît la grossièreté, encore rare à cette époque : « En attendant, je suis sans le sou, emmerdé jusqu’au cou … »12, dit‑il dans la même lettre. Peu avant qu’il ne tienne au même Schuffenecker des propos anticléricaux, dirigés à la fois contre les catholiques et les protestants, ces derniers estimés responsables de son désastre commercial au Danemark :
Ici j’ai été sapé en dessous par quelques bigotes protestantes, on sait que je suis un impie, aussi on voudrait me faire tomber. Les Jésuites sont de la St Jean auprès des religieux protestants…13
6La figure du martyre survient peu après : « Il faut avouer que nous sommes les martyrs de la peinture », écrit‑il aussi à Schuffenecker14.
7En 1886, sur les conseils du peintre Armand Jobbé‑Duval qui lui vante une Bretagne préservée des méfaits de la civilisation, où l’on peut faire de l’art en vivant à bon marché, Gauguin se décide pour l’aventure bretonne, écrivant à Félix Bracquemond ; « Je pars vendredi soir de Paris et m’en vais faire de l’art dans un trou »15. Lors de ce premier séjour à Pont‑Aven, il fait la connaissance d’Émile Bernard. De retour à Paris, en novembre de la même année, il rencontre Vincent van Gogh. Dès lors Gauguin, passe d’un lieu à l’autre, d’une rencontre à l’autre, gagne l’estime de ses pairs, d’une partie de la critique, sans pourtant arriver à vendre ses œuvres. Cela le fait enrager, basculer à petits bruits dans la mégalomanie, ce dont rend très bien compte sa correspondance, plus encore que ses écrits.
8À l’automne 1887, après avoir embarqué avec le peintre Charles Laval pour le Panama, puis pour la Martinique, Gauguin vit de nouveau à Paris. À l’été 1888, il rejoint la Bretagne, où il devient le centre des peintres regroupés à Pont‑Aven. Il parle pour la première fois d’une double nature, écrivant à sa femme : « Il faut te souvenir qu’il y a deux natures en moi : l’Indien et la sensitive »16. Sous l'influence d’Émile Bernard, sa manière évolue, il « cloisonne », il devient synthétiste, c’est‑à‑dire symboliste en peinture. Il cherche son inspiration dans l'art exotique, les vitraux médiévaux et les estampes japonaises. Il fraye aussi avec un certain mysticisme, très présent chez ces peintres qui voient dans le catholicisme une source d’inspiration et de spiritualité. Sa Vision du sermon date de cette époque. Ses propos sur l’art s’affirment. Il écrit alors à Schuffenecker :
…Un conseil : ne copiez pas trop d’après nature. L’art est une abstraction, tirez‑la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la création qu’au résultat, c’est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin maître : créer17.
9Il se voit en prophète, disant que sa bande augmente18.
10Fin octobre 1888, Gauguin rejoint van Gogh à Arles, qui l’a invité comme chef d’atelier19. Les deux artistes peignent et discutent d’art sans relâche. Cependant, ils entrent dans un conflit personnel et artistique, qui culmine quand Gauguin fixe sur la toile Van Gogh peignant des tournesols. Devant le tableau, Van Gogh, s’exclame : « C'est bien moi, mais devenu fou »20. Leur cohabitation tourne mal et se termine sur le fameux épisode de l'oreille coupée, le 23 décembre 1888. Un mois plus tôt, Gauguin tient les premiers propos véritablement excessifs, quasi maniaques dans sa correspondance avec Schuffenecker :
Vous pourrez demander à Pissarro si je ne suis pas doué. L’hygiène et le coït, ceci bien réglé, avec le travail indépendant, un homme s’en tire… Calmez‑vous mangez bien, baisez bien, travaillez dito, et vous mourrez heureux21.
11Cela ne va pas s’arranger et Gauguin parlera de plus en plus souvent de lui à la troisième personne, compensant la misère, l’insuccès, les déceptions par la mégalomanie, des propos outranciers et grossiers, beaucoup de blasphèmes et des excès croissants :
On le sait bien, direz-vous !! Il est bon de le dire encore, sans cesse, toujours... Comme les inondations, la Morale nous écrase, étouffe la liberté, en haine de fraternité. Morale du cul, morale religieuse, morale patriotique, morale du soldat, du gendarme... Le devoir en l’exercice de ses fonctions, le Code militaire, dreyfusard ou non dreyfusard. La morale de Drumont, de Déroulède. La morale de l’instruction publique, de la censure. La morale esthétique ; du critique assurément. La morale de la magistrature, etc. Mon recueil n’y changera rien, mais... ça soulage.22
12Ces propos, Gauguin les tient à Atanoua, l’île des Marquises où il passe les deux dernières années de sa vie. Ils témoignent de l’impuissance d’un peintre qui s’est enfoncé dans la colère, et n’en finit pas de le faire savoir. À sa manière, grossière, gouailleuse, verbeuse. Pourtant, Gauguin a vite été persuadé de son génie : « Je suis un grand peintre et je le sais », écrit‑il au printemps 1892 à sa femme23.
13C’est précisément cette tension que l’on va retrouver à l’époque nabie, cryptée sous la forme d’un argot plastique très anticlérical.
Gauguin et la caricature
Les artistes ne font pas de caricatures24
14Car, l’essentiel de l’activité caricaturale de Gauguin n’est pas à trouver dans une œuvre isolée, comme les planches produites pour les feuilles océaniennes, Les Guêpes ou le très éphémère Le Sourire25, mais intégré dans son œuvre gravé, peint et sculpté, à commencer par quelques‑unes des 27 planches de Avant Après, telles Les saintes images, Foutaises religieuses ou encore Les ailes sont lourdes. Le tout est primitif (fig. 1) La charge réside là essentiellement dans le décalage entre les titres, clairement blasphématoires et le sujet de la représentation, à peine soumis à la déformation. Dans ce même manuscrit Avant et Après, où Gauguin rassemble ses souvenirs et précise ses positions, cédant sans doute à une reconstruction mémorielle, en partie calculée - « Gauguin s’est ingénié à se composer une légende »26 -, se trouvent ses propos les plus éclairants sur la caricature et surtout sur un refus de séparer celle‑ci du champ artistique :
Croquis japonais, estampes d’Hokusaï, lithographies de Daumier, cruelles observations de Forain, groupés en un album, non par hasard, de par ma bonne volonté tout à fait intentionnée. J’y joins une photographie d’une peinture de Giotto. Parce que d’apparences différentes je veux en démontrer les liens de parenté. Les conventions imposées par les critiques (ceux qui classent) ou par la foule ignorante, classeraient ces différentes manifestations d’art parmi les caricatures ou choses d’art léger. Les artistes ne font pas de caricatures. Suivant le bœuf gras, un mousquetaire reste un chienlit. Voltaire a écrit Candide. Daumier a modelé Robert Macaire. Dans Sagesse, Gaspard ne me fait pas rire. Louis Veuillot méprise. Forain aussi. Chez ce guerrier d’Hokusaï, Saint‑Michel de Raphaël se japonise, de lui encore un dessin. Michel‑Ange se devine. Michel‑Ange le grand caricaturiste ! Lui et Rembrandt se donnent la main. Hokusaï dessine franchement. Dessiner franchement, c’est ne pas mentir à soi‑même. De cette petite Exposition, Giotto est le morceau capital.27
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Fig. 1 Paul Gauguin, Les saintes images, planche de Avant après
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15Gauguin établit, à la suite, un panthéon baudelairien de caricaturistes, comme il le fait, au fil des pages, pour les peintres avec Giotto, Michel‑Ange, Holbein, Vélasquez, Ingres, Delacroix, Puvis de Chavannes, Degas, Redon, Cézanne, Pissarro et Manet, se reconnaissant comme modèles « Raphaël, Léonard de Vinci, Rembrandt, etc. Les maîtres »28 : « Trois caricaturistes : Gavarni élégamment plaisante ; Daumier sculpte l’ironie ; Forain distille la vengeance »29. Les deux premiers sont parmi ceux retenus par Baudelaire dans son article « Quelques caricaturistes français », dont le sous‑titre égrène les noms de Carle Vernet, Pigal, Charlet, Daumier, Grandville, Gavarni, Trimolet, Traviès et Jacque30. Gauguin fait, en effet, partie de ces artistes ayant opéré une réception des positions baudelairiennes. Dans Oviri, mélange de théorie et de souvenirs, Gauguin plagie Baudelaire ou plutôt en synthétise la pensée :
J’estime que l’art est toujours sérieux quel qu’en soit le sujet ; la caricature cesse d’être caricature du moment même où cela devient de l’art.31
16Enfin, Gauguin lit des revues satiriques, prenant la défense du Courrier français dans ses Racontars de rapins, « une revue sérieuse, dogmatisant à loisir »32, fondant Le Sourire, une feuille satirique ayant principalement pour cible les autorités tahitiennes, paraissant d’août 1899 à avril 190033. À ses heures perdues, il s’exerce à la charge caricaturale, à vrai dire surtout dans ses dessins préparatoires, qu’il se refusait à montrer, disant « Mes dessins ! que nenni : ce sont mes lettres, mes secrets. L’homme public, l’homme intime »34. Ceux‑ci ont, en effet, tout de la caricature, trait aiguisé, réduction schématique, déformation, symboles et légendes35. Ils représentent les traces d’un trait caricatural, disséminé dans l’œuvre, alors que Gauguin applique à la lettre le concept d’argot plastique développé par Baudelaire à propos de la célébrissime poire de Daumier, ersatz de Louis‑Philippe :
On a fait des expériences analogues sur la tête de Jésus et sur celle de l’Apollon, et je crois qu’on est parvenu à ramener l’une des deux à la ressemblance d’un crapaud. Cela ne prouvait absolument rien. Le symbole avait été trouvé par une analogie complaisante. Le symbole dès lors suffisait. Avec cette espèce d’argot plastique, on était le maître de dire et de faire comprendre au peuple tout ce qu’on voulait.36
La lutte de l’artiste
Dans mon portrait par Carrière, je ressemble à Delacroix37.
17Lorsque Albert Aurier, jeune critique d’art, choisit la Vision du sermon (1888) (Fig. 2) en appui à son article‑manifeste, publié au printemps 1891 dans le Mercure de France, il conforte Gauguin comme chef de fil du synthétisme. Gauguin a d’ailleurs travaillé dans ce sens par l’entremise d’Émile Bernard38, et l’article va s’intituler « Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin »39. L’article prend, en fait, le relais d’un premier manifeste, publié par l’écrivain Jean Moréas dans le Figaro, le 18 février 1886, qui fixait l’identité du symbolisme non seulement pour ses composantes littéraire et poétique mais pour l’ensemble des expressions regroupées dans ce mouvement : « Nous avons déjà proposé la dénomination de symbolisme comme seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l'esprit créateur »40. C’est peu de dire que dans ce microcosme où peintres et écrivains sont soumis aux mêmes influences philosophiques, la concurrence entre lettres et art est vive41. Gauguin le sait bien, auquel les écrivains font un accueil très mitigé lors de sa première apparition au café de la Côte d’or, en 1889, un établissement du côté de l’Odéon où ceux-ci tiennent salon42. Bien plus tard, en 1902, il écrira, rancunier : «… je me suis efforcé de prouver que les peintres en aucun cas n’ont besoin de l’appui et de l’instruction des hommes de lettres »43. Ceci, après avoir mis au point une sémantique visuelle très singulière.
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Fig. 2 Paul Gauguin, La vision du sermon, 1888, huile sur toile, 73 x 92 cm, Edimbourg, Scottish National Gallery of Modern Art
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18Albert Aurier construit, de fait, toute son argumentation à partir de la Vision du Sermon. La peinture était primitivement destinée à devenir un tableau d’église. Elle est toutefois successivement refusée par le curé de Pont‑Aven, puis par celui du village voisin de Nizon44. Gauguin est alors imprégné de théories mystiques et ésotériques, notamment les théories de Emanuel Swedenborg, et sensible au virage catholique des artistes qui l’entourent. Bien qu’hostile à l’aspect institutionnel du catholicisme, « la caste sacerdotale qui se nomme l’Église catholique »45, ainsi qu’à une exégèse littérale des Écritures46, il est fasciné par les « superstitions du catholicisme », ce qui dans sa bouche est connoté positivement47. La Vision du sermon est la première œuvre d’une drôle de série religieuse.
19L’œuvre, tout d’abord mal reçue, refusée donc par les curés, puis boudée au Salon des XX de 1889 à Bruxelles, est canonisée dans les cercles littéraires dès 189148. Son lien au texte d’Aurier y est sans doute pour beaucoup mais ne peut expliquer une fascination durable, fortement déterminée par la place réservée au regardeur, obligé de voir à travers des personnages, butant aussi sur une série de déviances figuratives49. Et parmi ces déviances, certaines sont très salées, pour ne pas dire salaces.
20Aurier a donné une assez longue description de l’œuvre50, littéraire et émotionnelle, selon les habitudes de l’époque, ainsi qu’assez distanciée vis‑à‑vis de la religion, parlant ainsi de « deux géants de légende » et « d’extraordinaires contes un peu fantastiques »51. La description porte cependant assez peu sur les éléments figuratifs mais s’arrête sur le thème, lui‑même. Il est vrai que celui‑ci est loin d’être anodin : se confronter au Père, ainsi que le fait Jacob avec Dieu, est aussi se poser en fils de Dieu et Gauguin, qui aime à se voir en prophète, est sensible à cette idée.
21Avec ce thème, Gauguin aspire aussi à s’inscrire dans une filiation picturale, inaugurée pour ce qui est de la modernité par Delacroix avec sa fresque de Saint‑Sulpice. (Fig. 3) Comme d’autres peintres, Gustave Moreau, Maurice Denis et Odilon Redon, notamment, il se confronte à Delacroix, à cette œuvre ultime du maître, qui en a fait un manifeste de sa relation à la peinture. Gauguin s’approprie l’œuvre à ses fins propres, reprenant, comme les autres, les arbres et les jeux de lumières pour structurer son récit. Il est pourtant le seul à se saisir d’un détail, celui du chapeau.
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Fig. 3 Eugène Delacroix, La lutte de Jacob et l’ange, 1855-1861, fresque, Paris, Église Saint-Sulpice, chapelle des Saints-Anges
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22Élément dissonant dans la fresque de Delacroix, le chapeau posé à l’avant‑plan est littéralement parlant. Objet bavard s’il en est, il tient plusieurs discours, certains argotiques. Le vieux peintre commence par se tirer à lui même son chapeau pour être parvenu à achever un labeur interminable (sept ans, tout de même) ; fatigué de s’interroger sur sa filiation – est-il le fils de celui dont il porte le nom ou bien de Talleyrand ? –, il met son chapeau sur ses origines ; il exprime également sa dette aux paysagistes de Barbizon coiffés de ce couvre-chef, dont il vient, par ailleurs, de se démarquer avec son paysage tout à la fois sacré et moderne. Le chapeau circonscrit enfin la place du peintre52. Avec cette toile, Delacroix questionne son identité d’homme et de peintre, jouant sans doute aussi sur son nom de De‑la‑croix, lorsque comme ici, il détourne la peinture religieuse – il n’y a jamais autant de déviances chez Delacroix que dans sa peinture religieuse.
23Le chapeau, ce sera chez Gauguin les coiffes des Bretonnes, qui regardent – ou du moins assistent à – un combat livré contre un ange, cette fois assumé comme maléfique. Si les ailes étaient étrangement sombres chez Delacroix, la robe de l’ange a chez Gauguin la couleur bleue53 des mauvais anges et une agressivité tout à fait déplacée, et pour tout dire très inhabituelle dans l’iconographie de la lutte. L’ange est par exception la figure mobilisée dans le processus identificatoire, et non plus, comme chez Delacroix, le personnage de Jacob54. Avec ses ailes éployées, l’ange s’impose au regardeur, ou plus exactement aux Bretonnes de dos, par lesquelles le regardeur est invité à transiter.
24L’œil de l’ange, qui chez Delacroix invite de biais le regardeur à entrer dans l’image, est ici déplacé dans l’arbre, très précisément dans la feuille plantée à la racine de la branche inférieure. L’ange de Gauguin ne regarde personne, au sens propre, comme au sens figuré, il est la seule affaire du peintre, si ce n’est celui-ci. Si l’on suit Swedenborg, ce théosophe auquel Gauguin prêtait crédit, l’ange serait en train de voir avec « les yeux de [son] homme intérieur ». Gauguin est coutumier de cette insertion de détails polysémiques, de ces images potentielles, comme les nomme Dario Gamboni55, et qui sont aussi des déviances figuratives.
25L’arbre japonisant strie résolument la toile, délimitant nettement les sphères fictionnelles, la scène du combat n’existant, selon les dires de Gauguin, « que dans l’imagination des gens en prière »56. Comme l’avait fait Delacroix avec ses chênes, Gauguin dépose un rai de lumière le long du tronc de son pommier. Il éclaire, par ailleurs, copieusement les couvre‑chefs des Bretonnes, dont la masse bien supérieure aux effets laissés au sol par Delacroix, et bien au‑delà de la logique perspective, augmente la part de réel. L’artiste insiste surtout sur le nœud de la coiffe placée le plus au centre de l’image57, qui dessine des jumelles de théâtre et mime les ailes de l’ange.
26Des jumelles de théâtre, qui évoquent la conception théâtrale du monde de Schopenhauer, un philosophe adulé par les symbolistes, mais que l’on peut aussi voir comme un hommage à un autre maître de la modernité, Edouard Manet. Dans le Bar des Folies‑Bergère (1881‑82), dernière œuvre majeure de Manet, une spectatrice du balcon regarde on ne sait quoi avec des jumelles (Fig. 4). Manet est l’un des premiers à avoir encouragé Gauguin, alors qu’il ne peignait qu’en amateur. De lui, Gauguin dit qu’il est de ceux que rien ne gêne – chez lui, un compliment suprême58. À propos du Bar, Gauguin tient des propos assez curieux, disant rencontrer souvent La Joconde aux Folies‑Bergère et regretter que la plupart des peintres parisiens ne parussent voir dans Paris que des prétextes à affiches et à caricatures59. Gauguin est épris de filiation.
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Fig. 4 Edouard Manet, Un bar aux Folies-Bergère, 1881-82, huile sur toile, 96 cm x 130 cm, Londres, Courtauld Institute
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27S’il se reconnaît au travers de ces citations comme le fils spirituel des maîtres qui l’ont précédé, Gauguin n’en entend pas moins mener son aventure et énoncer ses propres modalités d’accès à l’image. Il l’affiche très nettement en révisant le titre primitif de l’œuvre Apparition en Vision du sermon60. Nous sommes à un autre niveau du regard, la lutte est déplacée dans un espace, duquel on se tient à distance. La feuille‑œil, sorte de judas indiquant une présence à l’arrière, fait symétriquement basculer l’histoire biblique en deçà du tableau, derrière le rideau de peinture, là où se trouve son créateur. Gauguin entend faire plier le patriarche, le Dieu de la peinture, c’est lui. Il nous demande de le constater en suivant les « ailes voyantes » de la coiffe de la Bretonne. Cette coiffe est d’ailleurs le véritable équivalent du chapeau de Delacroix. Comme celui‑ci, elle est polysémique mais elle est en plus polymorphe. Et si l’on inclut les jumelles de Manet, elle est même multi‑référentielle.
28Le judas‑œil caché dans l’arbre61 atteste également que le peintre n’a pas été sans remarquer l’aspect griffu du feuillage chez Delacroix62. De cet indice fauve comme de la léonté (la peau de lion) du Jacob de Delacroix, Gauguin fait une vache, qui a beaucoup fait gloser, notamment en raison de son jeu de jambes rappelant celui des lutteurs63. Une vache pouvant être regardée comme une adaptation au contexte breton ; à moins qu’il ne faille se tourner du côté des mots et comprendre que Gauguin est un Judas qui, avec son tableau farceur, nous fait une vacherie. Sans compter que la vache est un motif caricatural courant, exprimant le fait de manger de la vache enragée, le lot de beaucoup d’artistes, celui de Gauguin, à l’origine de sa mise en scène dans les Vachalcades de Montmartre64.
29D’autres éléments sont singuliers dans cette œuvre, qui ne doivent rien à Delacroix ni à personne d’autre : l’usage des couleurs, dont la très remarquée couleur rouge65, la première des couleurs que Gauguin ait employée arbitrairement et que l’on dit empruntée aux estampes japonaises66 ; mais également le jaune – moins remarqué - des ailes de l’ange et qui tâche les coiffes des Bretonnes ; ce personnage dissonant, aussi, dans le coin droit du tableau, le prêtre, dont on suppose qu’il s’agit d’un repeint67 ; la Bretonne aux lèvres rouges, de l’autre côté, à gauche, qui serait Madeleine, la sœur d’Émile Bernard, dont Gauguin est épris68.
Le Christ démis
Ce n’est donc pas le Christ fabuleux qu’il faut frapper mais plus haut, plus loin dans l’histoire : Dieu69.
30La répétition de ces éléments dans d’autres peintures trouble, conforte un sens, l’annule ou le réoriente70. La première de ces peintures est Le Christ jaune, le « Christ papou » (1889), tel l’écrit Octave Mirbeau dans l’Echo de Paris, en 189171 (Fig. 5). Gauguin crée l’œuvre lors de son troisième séjour breton, peu de temps après son séjour à Arles auprès de Van Gogh72. Plusieurs éléments de cette œuvre très commentée sont déjà présents dans la Vision du sermon : les deux Bretonnes à gauche73 ; la structuration de l’image par un tronc ; le personnage à droite de l’image ; la couleur jaune ; la vache ainsi que le perizonium (le pagne du Christ).
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Fig. 5 Paul Gauguin, Le Christ Jaune, 1889, huile sur toile, 92 x 73 cm, Buffalo, Albright-Knox Art Gallery
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31Aucun de ces éléments, six, en tout, n’est repris tel quel. Les Bretonnes portent à présent un autre costume et adoptent une pose différente ; le tronc du pommier oblique est remplacé par un méchant bout de bois ayant servi à fabriquer une croix bien droite ; le prêtre s’est transformé en Bretonne, du seul fait de sa coiffe74 ; la vache se dessine à présent sur le tablier de la Bretonne de face ; la couleur jaune est ici accordée aux collines de Golgotha et au corps du Christ ; la forme du périzonium est tout droit dérivée du nœud « voyant » de la coiffe centrale.
32D’ailleurs, la coiffe nouvellement introduite, à droite dans Le Christ jaune, est à ce point tourbillonnante qu’elle semble faire bouger le voile qui en dépasse. Ce voile reprend, en fait, le masque qui se détachait, telle une empreinte, sur la coiffe de la Bretonne la plus proche du regardeur dans la Vision du sermon, tout à fait à droite75. Gauguin commence à poser le masque. Il prétend avoir enseigné le jaune à Van Gogh, disant sans modestie : « À Vincent je dois quelque chose, c’est, avec la conscience de lui avoir été utile, l’affermissement de mes idées picturales antérieures »76. Et ailleurs : «Tandis, que plus tard d’après mes conseils et mon enseignement, il [Van Gogh] procéda tout autrement. Il fit des soleils jaunes sur fond jaune, etc… »77. Sans doute le choix du rouge, dont Gauguin devient fou après avoir peint aux côtés de Van Gogh – « moi j’adorais le rouge »78 – signe‑t‑il une compétition. Gauguin veut toujours gagner, se démarquer et dira toujours davantage ne rien devoir à personne.
33L’usage de la couleur jaune, la plus forte de la composition, et qui détermine le titre, pose ici une équivalence entre le Christ et les collines, entre le sacrifice et Gauguin, puisqu’il faut reconnaître Gauguin dans ce Christ79. Un Christ auquel Gauguin ne croit pas vraiment ou qu’il n’est pas prêt à accepter tel que le présente le christianisme, un Jésus qu’il affirme historiquement introuvable80 et qu’ils (l’Église catholique) « arrivèrent à fabriquer (en quelque sorte un homme de paille) né en ce temps, du nom de Jésus aussi, avec sa croix aussi, non plus celle de l’équinoxe, mais comme instrument de supplice. »81
34Ne voit‑on pas, du reste, un personnage franchir le parapet pour rejoindre les Bretonnes, se soustrayant ainsi à la messe ? Ceci, parallèlement à la féminisation d’un autre prêtre, tout de même. À moins que ce ne soit l’un de ces missionnaires protestants, alors actifs en Bretagne, sortant de l’espace profane et prenant littéralement le large ? Ils apparaissent ainsi sur les photographies d’époque82. Et que Gauguin en profite pour jeter en dehors de l’image Van Gogh, qu’il désigne dans ses écrits comme « le jeune prêtre »83 prenant la suite de son père, pasteur, et dont il dit dans ses mémoires : « La Bible brûlait ce cerveau de Hollandais »84.
35En reprenant le nœud voyant de la Vision du sermon, le périzonium nous ramène, quoi qu’il en soit, à l’ange : une première fois à travers les pseudo-jumelles formées par ce nœud et qui focalisent la scène de combat ; une seconde fois par sa similarité formelle avec les ailes de l’ange. Le tissu du périzonium est légèrement bleu et non blanc, contre toute logique, puisqu’il est éclairé et non dans l’ombre, comme le sont les coiffes des Bretonnes se recueillant au pied de la croix et sur lesquelles sont projetées des ombres. Bleu, de la couleur du mauvais ange de la Vision du sermon, auquel s’identifie Gauguin.
36Gauguin en « remet une couche » dans le Portrait de l’artiste au Christ jaune (1890), quant à l’identification christique, c’est un lieu commun, mais à nouveau avec le jaune et le bleu, ainsi qu’avec le périzonium (Fig. 6). Seuls quelques contours permettent ici de distinguer le jaune du corps du Christ de celui des collines, formant désormais une seule et unique entité, alors que les arbres rougeoyants paraissent imbibés du sang du crucifié. Pour peindre son autoportrait, Gauguin s’est placé devant un miroir avec derrière lui le tableau du Christ jaune85. Le Christ est donc inversé et, par conséquent, le périzonium l’est aussi. Surtout, ce périzonium est dénoué. Dénoué, au sens littéral et au sens figuré. Au sens figuré, car il s’agit du dénouement de ce qui s’apparente à une suite narrative, où il convient de valider l’identification, l’équivalence entre les différents sujets de la représentation, le Christ, Gauguin et la peinture. Au sens littéral, car Gauguin pose la question de sa filiation divine, et invite le spectateur à regarder et à juger par lui‑même.
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Fig. 6 Paul Gauguin, Portrait de l’artiste au Christ Jaune, 1890, huile sur toile, 37 x 45 cm, Paris, Musée d’Orsay
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37Détail du périzonium dénoué que l’on pourrait, au reste, rapprocher de La lutte de Jacob avec l’ange de Delacroix, où la lance à terre pointe les testicules de l’ange – du substitut divin, donc – pour en éprouver la filiation, alors que le vieux maître ne sait toujours pas quel est son géniteur. Une filiation divine qui serait chez Gauguin indiquée avec une trivialité, alors socialement beaucoup mieux tolérée qu’elle ne l’est aujourd’hui – on ne reculait devant aucun bon mot, fût‑il en image. Les peintres de Pont‑Aven étaient connus pour être des farceurs86 et Gauguin était, à l’évidence, très culotté. Certains historiens de l’art ont pressenti cet aspect satirique87, et, pour ceux qui en douteraient, Gauguin a placé un indice « sérieux » avec son Pot autoportrait en forme de tête de grotesque dans le prolongement de son visage88, manière pour Gauguin de signifier son ironie ainsi que sa maîtrise des formes mouvantes et changeantes – le propre de la grotesque. Le peintre, qui a encore plus manifestement prêté ses traits au Christ dans cette peinture que dans Le Christ jaune, est vêtu de bleu ; du même bleu foncé que la robe de l’ange dans la Vision du sermon – Gauguin ne (se) refuse aucune incarnation divine.
38Fidèle à sa compréhension de la doctrine théosophe, dont il retient le principe d’inversion et de superposition des contenus89, Gauguin va encore plus loin. Il annule la dévotion au Christ en remplaçant les Bretonnes du Christ jaune par un autoportrait en forme d’idole, manière de dire que s’il en est un qu’il faut aduler, c’est lui90. Et de se demander si Gauguin ne fait pas ici comme Delacroix et ne joue pas sur son nom, en nous présentant un « coquin de Gauguin goguenard » ? Un nom dont il dit à plusieurs reprises être fier, écrivant à sa femme Mette, en mars 1891 : « Peut-être comprendras‑tu un jour quel homme tu as donné pour père à tes enfants. Je suis fier de mon nom »91. Un père, fils de Dieu, qui « est » et qui « en a » ?
Prolongements argotiques
Tout dans mon œuvre est calculé, médité longuement92.
39Ce bleu, Gauguin s’en vêt dès lors dans tous ces autoportraits, en alternance avec le jaune. Cela, jusque dans un autoportrait plus tardif, dit Autoportrait à la palette (1893‑94) (Fig. 7), créé pour Charles Morice, éditeur de Noa‑Noa et qui rédigera sa biographie93. Dans cette peinture réalisée d’après un cliché photographique94, Gauguin se paie le luxe de s’afficher en vrai chef de file avec une toque en astrakan, une cape de mage et une palette de peintre, rendant plus excentrique encore la tenue qu’il adoptait dans la réalité95. Une cape bleu foncé, une palette où la couleur, au centre, est jaune, le tout sur un fond rouge, les couleurs de la Vision du sermon.
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Fig. 7 Paul Gauguin, Autoportrait à la palette, 1893-94, huile sur toile, 92 x 73 cm, collection particulière
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40L’arbre de la Vision du sermon est, pour sa part, présent de temps à autre dans des œuvres de la même époque, toujours avec la fonction de préciser la place du spectateur, comme dans La Baignade (1889) (Fig. 8), une œuvre cette fois liée à Cézanne, « un sacré peintre »96, qui s’est fait maître du motif97 ; liée aussi à Gauguin lui‑même, puisque celui-ci recadre un tableau antérieur, Deux baigneuses (1887) (Fig. 9), qui serait une recherche sur la féminité et le péché de chair98.
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Fig. 8 Paul Gauguin, La baignade, 1889, huile sur toile, 34,5 x 45 cm, collection particulière
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Fig. 9 Paul Gauguin, Deux Baigneuses, 1887, huile sur toile, 87 x 70 cm, Buenos Aires, Museo Nacional de Bellas Artes
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41Dans La Baignade, l’arbre renverse à nouveau la perspective : le regardeur ne se trouve plus simplement face à une scène de bain, comme chez Cézanne, mais derrière une figure dont il partage le regard, comme dans la Vision du sermon. À lui, se présente donc une image dissociée ou si l’on préfère deux sujets, la peinture en elle‑même (l’image complète) et ce que voit la figure du premier plan (la baigneuse regardée sous un autre angle). Cette seconde image reste latente et demande à être activée par le regardeur, qui est quasiment obligé de regarder en deux temps, un peu comme pour le Bar des Folies‑Bergère de Manet, où le regard doit chercher les différents registres de la représentation.
42Un arbre, dont Gauguin prend soin de souligner le nœud générant une branche montante. Un nœud absent dans l’œuvre‑mère, Deux baigneuses. Sur le mode généalogique, Gauguin prend sa place dans une filiation de peintres, dont Cézanne est cette fois le précédent maillon, et où il se cite lui-même. Et Gauguin de (presque) nous dire « regarder le nœud de cette branche » - et libre à qui veut de valider le calembour.
43Dans Le Christ au jardin des oliviers (1889) (Fig. 10), Gauguin, amer et déprimé, s’identifie au Christ souffrant99 :
C’est mon portrait que j’ai fait là… Mais cela veut représenter aussi l’écrasement d’un idéal, une douleur aussi divine qu’humaine, Jésus abandonné de tous, ses disciples le quittant, un cadre aussi triste que son âme.100
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Fig. 10 Paul Gauguin, Le Christ au jardin des oliviers, 1889, huile sur toile, 73 x 92 cm, West Palm Beach, Norton Gallery of Art
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44Deux types d’arbres, qualifiés de « bizarres » par le journaliste Jules Huret101 sont présents : celui du premier plan, s’élevant tout droit et ceux courbés de l’arrière‑plan, formant le bois, dont la valeur est essentiellement décorative. L’arbre isolé délimite l’espace séparant Gauguin de ses disciples et affirme son statut de maître et non de suiveur, un rôle qu’il n’a de cesse d’affirmer à l’époque des Nabis. Et son biographe de liquider, quelque temps après, la querelle sur l’existence de l’École de Pont‑Aven : « Il n’y avait pas d’École ; pourtant il y avait un maître et des disciples »102. Une phrase que n’aurait pas reniée Gauguin, qui exécrait autant les écoles que les Églises.
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Pour la masse, je serai un rébus103.
45Que penser de tout ceci, de cet ange devenu maléfique, d’un œil pour le moins curieux et peut-être mauvais – Gauguin disait avoir le mauvais œil104 –, d’une vache surdéterminée, d’un représentant du culte féminisé, du prêtre qui prend le large, de ces bien curieuses jumelles, d’un périzonium blasphémé, tout à fait insolite dans l’histoire de l’art105, des arbres bizarres ou encore d’un nœud revendicatif, etc… Surtout que cela ne va pas s’arrêter là et que l’on verra plus tard, en Polynésie, des Annonciations et des Nativités très douteuses. Il est bien possible que l’attrait de Gauguin pour le blasphème ait dépassé le contexte d’une époque très ambiguë vis‑à‑vis du christianisme, et ait dénoté une envie terrible d’en finir avec Dieu.
46À qui s’adressent, au reste, ces déviances figuratives, cet argot plastique ? Est‑il même destiné à être compris ? Ne marque‑t‑il pas cette tension entre le désir d’être reconnu et la peur d’être démasqué – le masque, un autre topos visuel et écrit de l’œuvre ? Gauguin, s’exprimant sur la réception de ses peintures, plagie Isaïe, à moins que ce ne soit Luc106, à sa manière, blasphématoire :
Et là‑bas, dans le tas, quelqu’un me crie : “Pourquoi peindre, pour qui peignez‑vous (– pour vous tous seul –) ?” Je suis collé : tremblant je me sauve.107
47A‑t‑il, du reste, vraiment cherché une reconnaissance qui aurait été en‑dessous de ses ambitions ? De son désir de divinité surpuissante : « La Gloire ! quel vain mot, quelle vaine récompense », écrit‑il à Schuffenecker, à l’été 1894.108
48Toujours est‑il qu’une certaine persistance de la hiérarchie des genres a jusqu’à présent empêché la prise en compte de cet élément caricatural, consistant chez Gauguin en détails, en déviances figuratives qui heurtent le regard et l’entendement, et dont le sens relève d’un verbe argotique, dont l’anticléricalisme est le substrat. Ce verbe argotique contredit le sujet iconographique (le sujet manifeste de l’œuvre) au point de créer un second sujet iconographique. Ce sujet double devient un sujet trouble frayant avec le trivial, voire le vulgaire, pour le moins étranger à la perception dramatique que nous avons de la modernité esthétique, et partant de Gauguin.
49Revenons un instant sur le panthéon caricatural néo‑baudelairien de Gauguin. C’est assurément à la Daumier que Gauguin sculpte dans les vêtements du Christ et habille l’ange de Jacob, et à la Forain qu’il travestit un prêtre et en faire fuir un autre. Pour le reste, la relation est incertaine. Mais cette façon parfaitement maîtrisée de glisser un argot plastique, tellement visible qu’on ne le voit plus confirme Gauguin dans sa position de Maître.