Se baigner deux fois dans le même fleuve, enjeux & défis de la réécriture : des écrivains à l’épreuve
Tout livre […] se nourrit […] non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres, et peut-être que le génie n’est pas autre chose qu’un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme et finalement restitue sous une forme inédite […] l’énorme matière littéraire qui préexiste à lui1.
1Ce dossier, dirigé par Moez et Makki Rebai, est issu de communications présentées au colloque international « Pratiques et enjeux de la réécriture » qui s’est tenu les 20 et 21 février 2015 à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sfax (Tunisie). Composé de dix‑sept articles, un compte rendu et de deux contributions « varia », il a été publié dans le numéro 74 de la revue Littératures. Les différents contributeurs s’y proposent de repenser les conditions de la production d’une œuvre littéraire tout en mobilisant la notion de « réécriture » qui est à l’origine linguistique et que les travaux de Gérard Genette ont introduite dans le domaine de la poétique. Bakhtine dit que la réalité d’un texte est « altérée » (p. 12), car, dans tout texte, il y a un tissu d’autres textes cachés. La mémoire d’une œuvre est ainsi faite de connexions internes appelées « transtextualité » selon Genette et « dialogisme » chez Bakhtine. Cet ouvrage pose les jalons d’une réflexion sur la réécriture comme écriture, sans perdre de vue les défis et limites de ce genre de pratique.
Petite histoire de la réécriture
2Apparue dans les années soixante‑dix avec les réflexions de Jean Ricardou sur le Nouveau Roman2, celles d’Antoine Compagnon sur « la seconde main », Le Texte du roman de Julia Kristeva ou encore « le dialogisme » bakhtinien, la notion de réécriture compte à son actif une panoplie d’acceptions possibles que formalisera le génie de Genette avec les notions d’« hypertexte » et d’« hypotexte » (Palimpsestes, 1982). Réécrire ou (r)écrire, l’un et l’autre se disent et renvoient à une série de pratiques scripturales telles que la transposition, l’adaptation, l’imitation, la parodie, le pastiche, la copie, la traduction ou encore la correction. Nous admettons avec Barthes que « tout texte est un intertexte3 », que « l’œuvre littéraire s’inscrit dans une mémoire intertextuelle » (« Avant‑propos », p. 12) et qu’elle entretient avec les écrits qui la précèdent une relation impliquant à la fois proximité et distance. À essayer de saisir cette relation, on ne peut échapper dans un premier temps à la tautologie : réécrire c’est (r)écrire. « Elle est aussi un pléonasme » (Samia Kassab‑Charfi, p. 54) car toute « réécriture est partie prenante de l’écriture » (Isabelle Serça, p. 52). Polysémique, cette notion régit un ensemble de modalités d’écriture, le défi étant de « faire preuve d’inventivité » tout en s’inscrivant dans une tradition littéraire. La réécriture peut d’abord se manifester sous la forme d’imitation voire de plagiat, dans le cas où l’écrivain produit un texte inspiré d’un autre texte dont il reprend les personnages, les thèmes ou reproduit des passages, en en imitant éventuellement le style. On la reconnaît également quand un écrivain transforme un texte antérieur, accréditant son œuvre d’une part de légitimité provenant du modèle appelé l’hypotexte — n’oublions pas qu’un écrivain qui reprend son propre texte pour l’améliorer, le corriger,serait un « auto‑réécriveur ».
La littérature à l’épreuve des réécritures : enjeux & défis
Une Emma Bovary québécoise
3La première partie, « Les genres littéraires à l’épreuve de la réécriture », regroupe une série de communications sur la réécriture comme processus dans la narration et la poésie. Flaubert a inspiré deux des chercheurs. Sylvie Vignes envisage l’acte de réécrire comme appropriation à travers une étude pertinente des Aurores montréales4, une version québécoise de Madame Bovary de Monique Proulx.
4On le sait, Flaubert a réécrit un fait divers — l’histoire de Mme Delphine Delamarre, l’épouse infidèle d’un médecin de campagne. Les avatars d’Emma « se [sont] multipliés jusqu’au vertige, en France comme à l’étranger, jusqu’aux temps les plus modernes » (p. 23) ; la réappropriation faite par M. Proulx s’avère une des plus réussies. L’écrivaine puise dans le texte qu’elle admire tant, mais à sa manière. Contrairement à la focalisation interne typiquement flaubertienne, elle opte pour une focalisation plutôt externe. Si Diane est moins lucide qu’Emma c’est parce que M. Proulx choisit de raconter l’histoire d’une « Emma Bovary à la puissance deux » (p. 25) sans recourir ni au travestissement par « trivialisation5 » ni à la parodie, mais à ce que Genette appelle la « transposition thématique6 ». Bien qu’inspirée de Madame Bovary, la nouvelle de M. Proulx sacrifie certains éléments de son hypotexte. Contrairement à Emma, Diane n’est pas, par exemple, une lectrice mais plutôt une séductrice. Comme le souligne bien S. Vignes, cette reprise a le mérite de bien jouer la carte de la nouvelle brève avec « ses contraintes et ses effets spécifiques » (p. 29) ; elle illustre « l’infini pouvoir d’engendrement7 » de l’œuvre flaubertienne.
Hérodias de Flaubert, une fiction neutre ?
5Cette même idée traverse l’article « Hérodias et l’écriture subversive de Flaubert » de Régis Mikail‑Abud‑Filho qui examine le traitement du discours en faisant la lumière sur son aspect « contre-discursif8 ». Flaubert reprend les Évangiles de Matthieu (XIV : 6) et de Marc (VI : 22) narrant la décollation de Jean‑Baptiste ; la manière dont il réécrit cet épisode consiste toutefois en un « obscurcissement » (p. 33) qui s’étend sur une trentaine de pages. Pour cette raison, Genette remarque justement que, pour un lecteur non avisé, il serait difficile de comprendre pourquoi Salomé demande la tête d’Iaokanann9. La critique génétique a identifié dans ce texte un véritable projet de roman. Mais les ratures, les corrections et ce processus de « désécriture » (p. 32) font que Flaubert a choisi la forme courte de la nouvelle. Il faut rappeler que Hérodias a été considéré par certains lecteurs et critiques comme « illisible ». Genette y voit « une pratique ambiguë » (ibid) car
Le lecteur se trouve face à un travail plus subtil et le résultat de ce travail intertextuel consiste en une amplification stylistique et une réduction, un zoom sur un passage du Nouveau Testament10.
6Le sacrifice des discours bibliques et historiques est au profit de l’intrigue à laquelle Flaubert confère plus de vraisemblance faisant ainsi prévaloir « l’énonciation sur l’énoncé, le comment sur le pourquoi » (p. 34). En focalisant l’attention sur trois éléments, notamment la description du palais de Machaerrous comme un non‑lieu, le personnage d’Iaokanann et les concepts de religions littéralisés par Flaubert, Régis Mikail constate que le discours dans Hérodias n’est pas totalement subversif. Le remaniement de l’épisode biblique ne vise donc pas la contradiction ou l’ironie mais plutôt une réécriture neutre « non‑discursive », selon Rainer Warning11. En revanche, l’auteur de l’article rappelle avec justesse que le fait de réécrire un épisode biblique ne se résume aucunement en la volonté de l’enjoliver ; s’il y a réécriture, c’est qu’il y a détournement du sens originel, d’où la subversion.
Proust, auto-réécriveur ou l’œuvre qui raconte sa propre genèse
7En se basant sur une « micro‑lecture » et en privilégiant une approche génétique de l’œuvre de Proust, Isabelle Serça envisage la réécriture comme rectificatrice et donc inhérente à l’acte même d’écrire. Elle se penche sur une analyse fine des auto‑corrections forts nombreuses de Proust apportées au premier tome de La Recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann. Sa micro‑lecture tend à montrer que réécrire, dans le cas de Proust, ne s’entend pas dans le sens de « transposer » mais plutôt de « corriger ».
8Ayant recours au Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier, I. Serça constate que la correction proustienne pourrait fonctionner comme une figure de style : « l’épanorthose12 ». N’est-il pas d’ailleurs frappant que l’auteur de La Recherche ne fasse pas disparaître les ratures pour en proposer les corrections ? Les exemples analysés par l’auteur de l’article prouvent en effet le choix de faire coexister le corrigé et sa correction par le biais des fameuses parenthèses proustiennes. Surgit ainsi, à la surface, l’écriture en palimpseste sinon « sur plusieurs lignes à la manière des musiciens » (p. 50). Nous le voyons bien dans cet exemple :
Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil ne se montrait pas, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut entre ciel et terre ; un autre où une montagne de neige rose […]. (Dactylographie corrigé, NAF 16733 f° 151)
Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte qu’il fît gris dehors, on était sûr …entre ciel et terre (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office — à l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, […] allait rapporter pour le déjeuner)13 ; dans un autre une montagne de neige rose […] (« Combray », Du côté de chez Swann, t. I, 59)
9La parenthèse est un ajout gonflant la phrase qui l’accueille, nous pouvons y lire le récit de la genèse du texte mais aussi de la mémoire « dont elle est la trace » (p. 52), la cicatrice ou « les points de suture », pour reprendre les mots de Claude Simon.
« Comme de longs échos qui de loin se confondent14 » : Laforgue réécrit notre Baudelaire, son « Charles-Le-Grand »
10Dans son article « Le crépuscule palimpseste : quand Laforgue réécrit Baudelaire », Makki Rebai cherche à réhabiliter les Premiers poèmes de Jules Laforgue qu’il estime être tombés dans l’oubli. Cet article pointe du doigt, sans le vouloir peut‑être, un cas représentatif des limites de l’exercice de la réécriture. Laforgue, rappelons‑le, est un grand admirateur de Baudelaire. Une admiration qui, nous semble‑t‑il, quand bien même elle a inspiré le jeune poète, ne lui a pas permis de se défaire du modèle baudelairien.
11Le poème choisi par M. Rebai en est le meilleur exemple. Il s’agit du « Recueillement du soir », titre qui ne peut que nous rappeler sans doute le célèbre sonnet baudelairien « Le Crépuscule de soir ». La confrontation des deux poèmes révèle plusieurs points communs que Laforgue emprunte à Baudelaire notamment la fièvre qui s’empare de Paris, la prostitution, le calvaire de l’artiste... Mieux encore, un lecteur peu familier de la poésie de Baudelaire, arrive facilement à saisir certaines images qui viennent tout droit de l’intertexte. « La Prostitution qui s’allume dans les rues » donne chez Laforgue « Tout s’allume » et « La Prostitution met du fard sur sa joue » (p. 81). Les chauves‑souris qui « dérangent dans l’air bleu les valses des moustiques » rappellent cette fois‑ci la chauve-souris du premier « Spleen » « où l’Espérance comme une chauve-souris/ s’en va battant les murs de son aile timide/Et se cognant la tête à des plafonds pourris » (Les Fleurs du Mal, p. 75). Il en va de même pour l’image de la capitale parisienne qui hurle ainsi que l’idée de la bestialité.
12Il est indispensable d’avouer, sans prétendre se faire l’avocat du diable (loin s’en faut) ou nier le talent de Laforgue, que l’analyse de M. Rebai, qui ne s’arrête pas à l’inventaire des ressemblances entre les deux poèmes, nous éclaire beaucoup sur les limites de « l’exercice de la réécriture » (p. 78). On aurait bien tort évidemment de réduire le « Recueillement du soir » à une simple « répétition mécanique » du « Crépuscule » de Baudelaire. L’auteur de l’article s’efforce de le reconnaître en affirmant qu’« à défaut d’une voix poétique tout à fait personnelle, la réécriture de Baudelaire par Laforgue aura débouché sur un cri désespéré, mais ô combien libérateur » (p. 87).
13Crier pour se libérer, oui c’est possible (et heureusement !), mais fallait‑il articuler les choses après les avoir dites sur le mode du cri ? Telle est la question.
Réécrire le conte : délocaliser & « déranger » les cultures
14Toujours dans la logique de la réécriture comme processus d’appropriation, le bel article de Samia Kassab‑Charfi explore les modalités et intentions de la réécriture à partir de Mes Contes de Perrault (2014) de Tahar Ben Jelloun. Cette contribution soulève pertinemment, de manière très minutieuse, un sujet délicat inhérent à la (r)écriture à savoir « le cannibalisme culturel et linguistique » (p. 54). Un premier volet est consacré à ce qu’engage l’acte de réécrire comme rupture et « prise de distance avec le chronotype » (p. 55). Dans un second temps, S. Kassab‑Charfi interroge le comment du processus, avec les contraintes d’adaptabilité de la « culture rapportée » (ibid).
15Tahar Ben Jelloun réécrit les Contes de Perrault par le truchement du personnage de tante Fadela qui se charge de raconter les histoires. Un personnage que Ben Jelloun s’amuse à imaginer « raconter “Peau d’âne” ou “Barbe-bleue”, si elle avait su lire et écrire » (p. 57). Comment adapter les Contes de Perrault avec l’imaginaire et la culture arabo-musulmane ? Concrètement, T. Ben Jelloun garde la même batterie des noms : « Le Petit Chaperon rouge » devient « La petite à la burqa rouge », « Riquet à la houppe » « Hakim à la houppe ». Les transformations les plus spectaculaires sont plutôt externes et « touchent le projet politique inhérent à la démarche même de récriture » (p. 58). Alors qu’il n’est jamais question de négritude dans « La Belle au bois dormant » de Perrault, celle de T. Ben Jelloun compte au moins sept occurrences de « Noire » et de « Noir ». De fait, l’écrivain tâche de réinscrire les douleurs de l’esclavage dans l’histoire arabe soulignant en contrepoint la figure du Juif qui s’avère privilégié — clin d’œil aux nouvelles politiques marocaines à l’égard de sa communauté juive. Perrault, délocalisé, est sous la plume de T. Ben Jelloun remodelé à l’aune de la discrimination raciale ainsi que de l’intégrisme islamiste (l’histoire de la petite fille à la burqa avec le vieux barbu brutal au sexe minuscule ou le personnage de Barbe-bleue devenu le prototype de l’islamiste sanguinaire.) On aboutit à une « bâtardisation du conte » (p. 62) qui « possibilise » l’insertion de certains stéréotypes de la culture orientale ayant du mal à « digérer » la culture dite « étrangère » (p. 64‑65), comme le montre cet extrait du dernier conte intitulé « Les Souhaits inutiles ». On se trouve face à un personnage qui se demande
Tout de même, on n’est pas dans un conte des Mille et Une Nuits ?
— Non, mon cher, mais dans un conte de Charles Perrault !
— Désolé, mais cet homme n’est pas de chez nous. Jamais entendu parler de lui.
— Qu’importe, cesse de pinailler et prononce le premier de tes trois vœux. Si tu ne fais rien, le pauvre Charles souffrira dans sa tombe. Tant que l’on raconte ses histoires, il demeure vivant. Si d’aventure on se mettait à douter, il tomberait dans l’oubli. Tu sais, l’oubli, cette immense jarre où l’on jette ceux qui sont sans importance et dont personne ne se souvient. Sous la jarre, il y a le feu […] (Mes Contes de Perrault, p. 283).
16C’est sur cette note que se termine l’article de S. Kassab‑Charfi. Nous en profitons pour insister sur le fait que toute réécriture est porteuse d’un projet littéraire, politique et éthique. L’auteure l’a bien montré sans oublier le problème de « la fidélité » (p. 58) qui se pose de facto étant donné qu’« il y a du rapt dans la réécriture et ça serait faux d’y voir un acte pacifique » (p. 65). En revanche, c’est en paraphrasant ce que dit Derrida à propos de la langue que S. Kassab‑Charfi arrive à sa magnifique conclusion : « une œuvre, ça n’appartient pas » (p. 66) et « [sa] nation, c’est son lectorat […] » (ibid.) comme l’affirme avec beaucoup de justesse François Rastier dans son article « Multilinguisme et littérature15 ».
Réécriture, Mémoire des œuvres & construction du mythe
17Selon une extension progressive de la notion de réécriture, les trois contributions ressemblées dans la deuxième partie du dossier sous le titre « Écrire où réécrire l’Histoire » se lancent dans l’étude des rapports entre « production littéraire, ancrage historique et travail mémoriel » (avant‑propos, p. 14).
L’Histoire en histoires
18Selon Zoubida Belaghoueg, la réécriture de l’Histoire pour celui qui ne l’a pas vécue est bel et bien possible. Allant même plus loin, en puisant dans l’Histoire un écrivain peut même en devenir acteur. En ce sens, son article « Mémoire d’emprunt et pratiques mémorielles : Alexis Jenni et Jérôme Ferrari, l’Histoire par médiation » est une réflexion sur deux exemples significatifs de jeunes auteurs français qui ont écrit « une page de l’Histoire de la France et de sa guerre en Algérie » (p. 91). Alexis Jenni (né en 1963) et Jérôme Ferrari (né en 1968) successivement primés Goncourt l’un après l’autre (2011 et 2012) ont (r)écrit la guerre d’Algérie l’un à partir « d’un vieux cahier de journal retrouvé au fond d’un carton » (p. 92), et l’autre à partir d’« une vieille photo, la seule conservée par le personnage comme trace de son passé indicible » (ibid.). Il n’est pas inutile de rappeler ici les intrigues. En effet, le personnage anonyme de L’Art français de la guerre (2011) propose à Victorien Salagnon de lui raconter ses souvenirs, comme il est incapable de lire et d’écrire. En échange de l’écriture de son histoire, V. Salagnon apprendra au narrateur la peinture. Dans Où j’ai laissé mon âme (2011) et Le Sermon sur la chute de Rome (2012), J. Ferrari met la guerre en scène par le biais des personnages, André Degroce, Marcel et Andréani. L’Histoire se répète à chaque page, avec les histoires de chaque personnage qui reviennent comme « inventaire de souvenir » (p. 96) où coexistent vérité historique et fiction. Il s’agit là d’un point que les deux écrivains ont en commun, l’enjeu étant de mettre en fiction une histoire partagée par des individus « héritiers d’un passé animé par ses fantômes » (ibid.).
19Z. Belaghoueg remarque que l’écriture/la réécriture postcoloniale chez Ferrari et Jenni ne consiste pas en la narration d’une fatalité mais fait plutôt revivre le passé pour mieux interroger le futur. L’écriture devient par conséquent libération, quoique d’un passé non vécu par nos deux écrivains. La réécriture se pose sous le signe de l’engagement par devoir de conscience envers la mémoire commune et par besoin de compréhension afin de vaincre les traumas, malgré tout.
20Que reste-t-il à dire après la catastrophe ? Que peuvent les mots face l’indicible ? À ces questions que posent d’ailleurs Jenni et Ferrari, Alain Obamé Mezwi répond dans son article « Failles de Yanick Lahens : du mot au livre, une médiation de l’actualité ». Failles (2010) de l’écrivaine haïtienne Y. Lahens raconte les retrouvailles du chemin de l’écriture après ce que Dany Laferrière appelait « le moment Haïti » (p. 103), le séisme du 12 janvier 2010 en Haïti. A. O. Mezwi présente d’emblée le texte comme
une réécriture, une réponse, même partielle, aux discours d’une certaine presse qui voit dans le malheur haïtien une fatalité. Le récit réinvente le discours de la misère […] donne à l’évènement une nouvelle signification. En même temps c’est [la] fiction qui permet d’exorciser [la] souffrance, de faire ce que Baudelaire appelle une « alchimie de la douleur », d’« extraire la beauté du Mal ». (p. 111)
21Il s’agit certes de la réécriture d’une catastrophe naturelle mais c’est avant tout un témoignage touchant qui se proclame « une facture littéraire » et passe par « médiation culturelle16 ». Pour (r)écrire le séisme, Lahens rappelle l’histoire de son pays avec sa phrase qui revient comme un leitmotiv tout au long du roman, « l’Apocalypse a eu lieu tant de fois dans cette île17 ». Ce qui est remarquable, et que A. O. Mezwi souligne bien, ce sont les renvois que fait Lahens à d’autres textes sur la catastrophe, notamment Hiroshima mon amour de Marguerite Duras ou encore Allah n’est pas obligé d’Ahamadou Kourouma. Intersection donc, et comme par défaut, entre des catastrophes ayant eu lieu ailleurs et la réécriture du séisme qui a frappé Haïti. La traversée des continents et le croisement des malheurs permettent d’« acter la victoire de la parole poétique au cœur des ruines » (ibid.), de les dé‑hanter et de les habiter par les mots.
22Cette idée de la réécriture comme témoignage, nous la retrouvons aussi dans « Les “treizes roses” et la littérature mémorielle espagnole des années 2000 », un article de Samya Dahech consacré au « roman de la mémoire » devenu en Espagne un genre à part entière vu l’abondance des écrits‑témoignages. La chercheuse commence par rappeler que les treize roses sont « ces femmes dont la plupart étaient mineures, fusillées le 5 août 1939 par les autorités franquistes en réponse à l’assassinat d’un commandant de la Garde civile » (p. 114). L’originalité de sa contribution consiste en l’étude de la réécriture des faits historiques chez deux auteurs-journalistes : Carlos Fonscea Trece rosas rojas, (Treize rose rouge, publié en 2004) et le roman d’Angeles Lopez Martina, La rosa numero trece (Martina, la treizième rose, paru en 2006). C. Fonscea et A. L Martina s’inspirent tous les deux de témoignages, de travaux universitaires, des archives et des ouvrages historiques pour dénoncer ce massacre ainsi que le silence institutionnalisé par l’État. La mise en scène littéraire du calvaire de ces femmes passe par la (r)écriture romanesque de l’Histoire. Car « le mythe clandestin » se doit de sortir des ténèbres. Carlos Fonscea résume son projet en ces termes :
La mort de ces treize femmes [est devenue] partie intégrante de la mémoire collective des prisonnières de la prison de Ventas, qui la diffusèrent verbalement aux camarades internées dans la prison des mois, et même des années après. C’est ainsi que ce forgea la légende des « mineures » ou des « treize roses », qui s’incorpora à la réalité historique du patrimoine de ceux qui firent de cette histoire un exemple de la lutte des femmes contre le franquisme18.
23De fait, non seulement les écrivains peuvent réécrire les mythes (antiques, historiques et religieux) mais ils peuvent aussi en construire. Comment se fait‑il que des personnages comme Faust, Don Juan, L’huissier ou encore La Célestine deviennent un mythe et plus précisément une mythification de l’individu moderne ?
Du mythe littéraire au mythe de l’individu moderne
24La troisième partie de l’ouvrage est consacrée aux mythes aussi bien littéraires que religieux et qui ne cessent d’être réécrits. L’article de Kamel Feki « “L’Huissier” de Marcel Aymé : une satire de la magistrature sous Vichy » examine la parodie du jugement dernier dans une des dix nouvelles de Marcel Aymé publiées dans Le Passe‑muraille (1943). Renverser les représentations de l’épisode biblique permet à Aymé de dénoncer l’antisémitisme et le dysfonctionnement de la magistrature sous le régime de Vichy. Le chercheur s’attarde longuement sur la dimension subversive et satirique de la nouvelle. Or, il nous semble qu’il aurait fallu pousser davantage la réflexion et l’orienter vers le personnage de Malicorne afin de faire ressortir en quoi cette nouvelle serait constructive d’un mythe. Nous le savons, le texte d’Aymé a été adapté à l’écran en 1991 par Pierre Tchernia avec Michel Serrault dans le rôle de Malicorne. Il serait enrichissant de voir comment les adaptations cinématographiques contribuent à la construction des figures dites mythiques.
25L’ambition de tracer l’itinéraire du personnage devenant un mythe littéraire habite l’article de Daphné Vignon qui analyse des réécritures inspirées par les deux personnages de Faust et Don Juan. Elle reconstitue leur évolution généalogique sans pour autant faire l’inventaire de toutes les réécritures existantes. Ce n’est qu’à la fin de son article et seulement en guise d’ouverture qu’elle mentionne le Faust de Pessoa et le Don Juan ou l’art de la géométrie de Frisch. L’apport de sa communication consiste à nous rappeler l’importance de l’examen minutieux de l’historicité d’une figure littéraire qui, à force d’être appropriée et réappropriée, acquiert le statut du mythe19.
26Abordant à son tour la question de la migration d’un personnage littéraire vers le patrimoine culturel, mais dans une perspective mythocritique, Jéromine François explore deux reprises contemporaines de La Célestine de Fernando Rojas, un classique de la littérature espagnole devenu un mythe littéraire rivalisant avec le Don Quichotte de Cervantès. À travers La Tragédie fantastique de la gitane Célestine (1978) d’Alfonso Sastre et Le Manuscrit de pierre (2004) de Luis Garcia Jambrina, J. François articule étude mythocritique et approche hypertextuelle « pour appréhender au mieux le phénomène du mythe en littérature20 ». Ce faisant, elle mobilise le concept de « mythème » que l’on doit à Lévi‑Strauss et focalise son attention sur le « bricolage mythique21 » comme procédé de transformation « accompagnant le passage du mythe traditionnel, oral et immémorial, au mythe littéraire » (p. 151). La lecture comparative des deux re‑créations de La Célestine par A. Sastre et L‑G. Jambrina se servant du mythe comme support permet d’un côté l’interrogation du statut de la réécriture dans le champ littéraire ; d’un autre côté, au questionnement relatif au fonctionnement du littéraire viendra s’ajouter une réflexion générale sur « l’homme dont sont porteurs les mythes » (p. 158).
Portrait du « réécriveur » en peintre
27Deux articles composent la quatrième partie intitulée « L’écrivain au défi du peintre » et se proposent de montrer les liens étroitement liés entre la littérature et la peinture. Moez Rebai examine, dans une approche comparatiste, le topos du calvaire du peintre dans Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac, Le Portrait de l’écrivain russe Nicolas Gogol et Jonas ou l’artiste au travail de Camus. Une approche centrée sur « l’examen des relations d’intertextualité entre [l]es œuvres […] tout en cherchant à saisir comment “l’hétérogénéité de l’intertexte se fond dans l’originalité du texte22” » (p. 161‑162). Le chercheur part de la notion d’intertextualité telle que la conceptualise Julia Kristeva dans Seméiotikè, Recherches pour une sémanalyse : « tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte23 ». En effet, Frenhover de Balzac, le Jonas camusien et Tchartkov de Gogol sont le prototype de l’écrivain qui souffre et enfante son œuvre dans la douleur. Les trois écrivains se servent tour à tour de l’image du peintre comme « prétexte » (p. 163) pour effectuer « un détour littéraire » (ibid.) en la transposantdans le texte pour raconter des expériences personnelles. Ce faisant, M. Rebai marque une pause sur les techniques picturales dans Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac, ce grand connaisseur de la peinture, et souligne que le style pictural balzacien « brouille les frontières entre littérature et peinture » (ibid.). En revanche, il remarque avec justesse que l’érudition dont témoigne Balzac est absente du Portrait de N. Gogol qui « privilégie plutôt l’ouverture de sa nouvelle au genre fantastique » (p. 167). Gogol ne partage ainsi avec Balzac que la conception de l’artiste qui, de peur de perdre son talent, s’écarte de la société. Quant à Camus, la reprise de ce topos se fait dans « la neutralité [et] se lit surtout à travers l’effacement du héros » (p. 168), dont le destin est moins malheureux que Frenhofer, qui finit par mettre le feu dans son atelier et s’immoler avec ses tableaux, et Tcharkov devenant fou et mort après avoir brûlé son dernier manuscrit. Bien que la figure du peintre qui souffre en quête de la perfection soit au cœur des trois œuvres, M. Rebai a su prouver en quoi chaque texte se démarque des autres, tout en partageant le même hypotexte et le réinvestissant différemment.
28La question de la correspondance entre littérature et peinture est au cœur d’« Écriture, réécriture et art pictural dans Peintures de Victor Segalen », un article de Mohamed Ridha Bouguerra pour qui
l’acte de réécriture, dans l’acception première du terme, graphiquement s’entend, se donne pour mission de reproduire d’une façon ou d’une autre non un texte, mais une œuvre engendrée par les moyens des formes et des couleurs. C’est donc dans un sens bien particulier que j’ai abordé la problématique de la réécriture par la traduction. (p. 175).
29Il procède ainsi à une confrontation des Peintures de Segalen, sinologue et fin connaisseur de la Chine où il a séjourné entre 1909 et 1917, avec l’art pictural sous l’angle de la reprise‑traduction en prose poétique ou encore « trans‑création » (ibid.) de l’univers pictural chinois. Il faut rappeler que les Peintures de Segalen ne sont ni un traité esthétique ni un catalogue d’exposition mais plutôt une sorte de « peintures littéraires24 » influencées par le taoïsme. Segalen les présente comme suit : « ceci n’est pas écrit pour être lu, mais entendu. Ceci ne peut se suffire d’être entendu, mais veut être vu25 ». Par ailleurs, le poète reconnaît s’être inspiré de quelques textes historiques et de trois ou quatre peintures chinoises. À travers son analyse minutieuse de l’influence de l’art pictural chinois sur la (r)écriture segalenienne, le chercheur souligne l’originalité de ce genre de pratique qu’il appelle « la peinture des lettrés » (p. 179) et qui, selon François Cheng
visait à métamorphoser la peinture en art en quelque sorte plus complet, où se combinent qualité plastique de l’image et qualité musicale des vers, c’est‑à‑dire, plus en profondeur, dimension spatiale et dimension temporelle26.
30Une pratique pour le moins originale ayant un statut unique dans la littérature française et dont Henry Bouiller affirme
Avec Peintures, […], Segalen invente une nouvelle forme littéraire, un récit qui tient de la vision, de la description, et du discours […] Il est donc très difficile de ranger les proses de Peintures dans un genre bien défini. Ce sont des poèmes en prose d’un caractère si particulier qu’ils font éclater le cadre et les lois du genre27.
31Serait-ce là une preuve de la réécriture qui réussit à transcender son modèle pour devenir une « trans-création » ? Nous partageons avec l’auteur de l’article sa réponse affirmative car au‑delà de l’imitation, V. Segalen a touché du doigt « [cette] forme concrète d’accomplissement pour l’homme28 ».
Traduire, critiquer, réécrire ?
32Les frontières entre la traduction, la critique et la réécriture ne semblent pas bien précises comme nous le montre la cinquième partie du dossier, « Traduire, faire de la critique : réécrire ? ». Nous en revenons au fait que la polysémie de la réécriture pose problème.
33Dans « L’adaptation, de la traduction à la création originale : La Fête du cordonnier de Michel Vinaver », Rim Adhoum analyse la traduction de la pièce de théâtre The Shoemaker’s Holiday de Thomas Dekker par Michel Vinaver, en s’interrogeant aussi bien sur la différence entre « traduction » et « adaptation » que sur la frontière (si frontière il y a) entre (r)écriture et création originale. Elle constate la complexité de la notion d’« adaptation » qui a différentes significations ; Vinaver le fait d’ailleurs remarquer en disant
Ainsi écoutons-nous la musique de Bach, ainsi lisons‑nous Cervantès ou Shakespeare : nous actualisons les œuvres du passé, nous les approprions à notre présent ; ce faisant nous abolissons partiellement leurs intentions originelles et nous leur substituons les nôtres. Continuellement, nous « adaptons29 ».
34La contributrice entrecroise plusieurs définitions de l’adaptation et, pour mieux la distinguer de la traduction, elle se réfère à un grand spécialiste et praticien de la traduction à savoir Henri Meschonnic :
Je définirais la traduction la version qui privilégie en elle le texte à traduire et l’adaptation, celle qui privilégie (volontairement ou à son insu, peu importe) tout ce hors-texte fait des idées du traducteur sur le langage et sur la littérature, sur le possible et l’impossible (par quoi il se situe) et dont il fait le sous-texte qui envahit le texte à traduire30.
35En traducteur littéraliste mais aussi en co‑auteur, Vinaver s’explique ainsi à propos de la question de l’appropriation du texte :
S’approprier, oui. En pratique, j’ai fait d’abord un mot à mot. J’ai laissé reposer quelques semaines. Puis j’ai travaillé ce mot à mot de la manière dont je travaille le premier jet d’une pièce que j’écris. C’est un travail essentiellement sur la matière. La mettre en état de flottement, d’agitation, voir venir la cristallisation. Au cours de ce travail qui se fait par phase successives avec des périodes intermédiaires où la matière repose, je ne suis que rarement retourné à l’original, et je me suis peu posé la question de la fidélité31.
36Pour cette raison, R. Adhoum souligne que la traduction de Dekker par Vinaver donne
un texte hybride où ne s’entrelacent pas seulement la voix de l’auteur du texte source et du traducteur, comme c’est le cas dans toute traduction, mais aussi celle du nouvel auteur du texte d’arrivée. Ce dernier est donc un palimpseste de trois écrits. (p. 194)
37En mettant l’accent plutôt sur la dimension ludique, Marie Duret‑Pujol quant à elle s’intéresse à la traduction de la comédie d’Aristophane Les Grenouilles par Serge Valetti devenue Reviennent les lucioles (2012). L’enjeu n’étant pas d’analyser les modalités de transpositions ni d’interroger la pertinence des choix traductifs de Valetti, M. Duret-Pujol prend la comédie de Valetti pour ce qu’elle est. Car Valetti « se pose à l’écart des traductions académiques […] son enjeu avec ces reprises des comédies d’Aristophane est de mettre au premier plan le rire et l’efficacité comique » (p. 200). Constater en amont que, pour elle, ce qui compte vraiment c’est le texte en tant que tel plus que sa genèse, explique en aval le fait de focaliser son attention uniquement sur le comique dans la reprise.
38Peut-on (r)écrire en lisant ? Marta Sabado y répond d’une manière originale dans son article « L’écriture critique comme réécriture : Jean-Pierre Richard et les Microlectures ». En rapprochant « réecriture » et « travail critique », la chercheuse envisage l’écriture de J.‑P. Richard et plus précisément, ses Microlectures comme une réécriture du texte littéraire commenté. Son point de départ est la conception de Barthes qui « fai[t] du lecteur […] un producteur de texte » (p .209). Sa démarche consiste d’abord à poser les paramètres de la microlecture richardienne, « la lecture critique » (p. 210) selon Michel Charles. Elle se lance ensuite dans l’analyse de la double pratique de réécriture richardienne. D’une part, on trouve le critique « tailleur‑tisserand » (p. 212), pratiquant le découpage et le recollage. De l’autre, le critique‑compositeur qui ne découpe pas le texte mais « s’accouple avec lui » (ibid.) et que nous pouvons comprendre à la lumière de « l’autre de même » dont parle Genette.
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40Le dossier de Moez et Makki Rebai, au‑delà de la richesse des contributions qu’il rassemble, tient ses promesses en faisant « ressortir la grande diversité des acceptions de la notion de la réécriture, de ses modalités et de ses enjeux » (avant‑propos, p. 16). On l’aura bien compris, si a priori chacun des contributeurs aborde cette notion depuis une perspective qui lui est propre, ils semblent a posteriori être au moins d’accord sur la polysémie de la réécriture. Cet ouvrage constitue une bonne réflexion sur les modalités et enjeux de l’acte de (r)écrire qui mérite, à notre avis, toute l’attention et la finesse d’analyse dont certains auteurs ont fait belle preuve. Différents et variés sont les éclairages jetés sur le concept de la réécriture variable à la lumière des champs littéraires et textes supports qui la revisitent mais aussi en fonction de la manière dont chaque écrivain choisit de la pratiquer. Qu’il s’agisse de réécrire un fait historique (C .Fonscea) ou un conte (T. Ben Jelloun), de faire parler un tableau par traduction en prose poétique (V. Segalen) ou encore de lire‑critiquer en réécrivant (J.‑P. Richard), ce livre a le mérite de soulever une question fondamentale, notamment la non‑appartenance (Derrida) de l’œuvre littéraire, toujours en permanente circulation, étant de passage et de partage. Autrement dit, au‑delà de la simple imitation et de la seconde « petite main », nous nous devons d’admettre son rôle principal dans l’activation de la mémoire des œuvres et surtout dans la garantie de leur survie.