Le Neveu de Rameau connaît la musique
1Jean-Philippe Rameau (1683-1764), théoricien (Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels,1722) et compositeur de musique, avait effectivement un neveu. Né en 1716 et mort en 1777, Jean-François Rameau enseignait le clavecin et le chant, et menait une vie de bohème. Son personnage fantasque a inspiré Diderot dans le Neveu de Rameau, texte qui condense les polémiques musicales qui ont agité le siècle aux alentours de 17501. C’est un opéra du compositeur italien Jean-Baptiste Pergolèse – La serva padrona (La servante maîtresse), 1733 – qui suscite, l’histoire la retiendra sous cette dénomination, « La querelle des Bouffons ». S’opposant désormais aux ramistes, des compositeurs français (Dauvergne, Monsigny, Philidor) introduisent une forme de « légèreté » dans l’opéra classique (ou « tragédie lyrique ») : l’opéra-comique français (le terme de « bouffe » apparaissant sous la plume d’Offenbach au xixe siècle) vient de naître, directement « importé » d’Italie (l’opera buffa, opéra léger, fut créé à Rome au xviie siècle, à l’instigation du cardinal Rospigliosi). L’intérêt de Diderot pour la musique se manifeste dans un certain nombre de textes, qui vont de traités à caractère scientifique (Mémoires sur différents sujets de mathématiques, 1748) à des écrits de facture plus « littéraire » comme le Neveu de Rameau2, Les Bijoux indiscrets3, La Religieuse (1780).Diderot déploie sa réflexion esthétique dans des textes qui empruntent au dialogue – Entretiens sur le Fils naturel4 – comme à des considérations philosophiques, tels la Lettre sur les sourds et muets5, et certains articles de l’Encyclopédie (dont l’article « Beau », 1752).
Musique, théâtre et pantomime
2Pourquoi avoir choisi de se prononcer sur la place de la musique et de la pantomime dans Le neveu de Rameau de Diderot ? C’est que le Neveu, selon les auteurs, traduit non seulement les enjeux musicaux, artistiques et théoriques de l’époque, mais introduit, à travers la description de la pantomime dans l’opéra-comique, une catégorie décisive pour l’esthétique musicale : celle de mimesis. Soulignons que le textese présente comme un dialogue entre « Moi » et « Lui », sans que l’on sache avec certitude si « Moi » est Diderot (philosophe) et « Lui », Jean-François Rameau, musicien qui fournit au texte son pré-texte. La question n’est pas anodine, comme en témoignent certains auteurs : comment « jouer », en effet, le Neveu de Rameau6? Un seul acteur peut-il respectivement endosser le rôle de « Moi » et de « Lui », au motif que Diderot, in fine, se dédouble, et attribue au neveu des propos qu’il aurait pu tenir lui-même ? D’après C. Duflo (Diderot philosophe, Champion Classiques, 2013), Diderot, dans le Neveu, dialogue avec lui-même, le neveu n’apparaissant que comme un personnage conceptuel, bien qu’il ait réellement existé. Dans cette perspective, la pantomime est essentiellement sociale : Diderot analyse ici les ressorts de la comédie humaine plus qu’il n’élabore une réflexion esthétique en tant que telle. Les auteurs de Musique et pantomime dans le Neveu de Rameau, en revanche,veulent souligner la dimension « représentative » du Neveu, autrement dit s’intéressent aux procédés mimétiques mis en œuvre par « Lui ». De ce point de vue, il faut insister sur ce qui interrompt le dialogue, et n’est-ce pas ce que fait Diderot lorsqu’il décrit la pantomime à laquelle se livre le neveu ? Dans certains développements, en effet, « Moi » relate avec force détails la pantomime de « Lui » : « Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son gosier quelques-uns des airs de l’Isle des fous7, du Peintre amoureux de son modèle8, du Maréchal-Ferrant9, de La Plaideuse10, et de temps en temps il s’écrit en levant les mains et les yeux au ciel : « Si cela est beau, mordieu ! si cela est beau ! Comment peut-on porter à sa tête une paire d’oreilles et faire pareille question ? Il commençait à entrer en passion et à chanter tout bas. Il élevait le ton à mesure qu’il se passionnait davantage ; vinrent ensuite les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps ». On le voit, le neveu exécute un chant en fugue, imitant tantôt la basse, tantôt la mélodie, reproduit de façon comique les divers instruments, gonflant ses joues pour rendre le son du cor et du basson, prenant un son éclatant et nasillard pour le hautbois. Mais il se prononce aussi sur le rapport de la voix articulée à la musique, et apparaît alors comme un farouche partisan de la musique italienne, règle son compte à Lulli, à Campra, à Destouches et même à son « cher oncle ». Ce qui sert de modèle au chant et à la musique, c’est le « cri animal » de la passion, incantation à laquelle souscrit Jean-Jacques Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues11, Rousseau qui a composé un opéra, Le Devin du village, représenté le 18 octobre 1752 devant Louis XV, paroles et musique étant du même auteur. Diderot lui-même affirme que la « quantité des mots est bornée ; celle des accents est infinie » (Lettre sur les sourds et muets).
Qui est le neveu ?
3C’est pourtant une thèse inverse que soutient André Magnan12, dans « S’appeler Rameau » (p. 111). Ce spécialiste de la littérature épistolaire nous apprend que le Neveu de Rameau ne fut pas publié du vivant de Diderot mais quarante ans après sa mort environ (1823). La carrière musicale de « Rameau le fou » fut chaotique : fils d’un organiste estimé, il connut des mésaventures diverses, dont une arrestation par Maurepas (Ministre d’État de Louis xvi), consécutive au scandale qu’il provoqua à l’Opéra de Paris. Il mourut en 1777, relégué dans une institution à la fois maison de force et asile d’aliénés. Sans Diderot, ce musicien « qui musiqua si aigrement » les « Philosophes du siècle » (dans des pièces « Anti-Lumières »), serait-il d’ailleurs sorti de l’anonymat ? Du parti des antiphilosophes, le neveu a produit un vaudeville musical (1753) dans lequel il vise tous les encyclopédistes (musique de Rameau et texte de Palissot, auteur dramatique qui ridiculisa Diderot à de multiples reprises). Le paradoxe, souligne A. Magnan, c’est que le neveu adopte dans ses œuvres une position résolument « française », bien qu’il soit manifestement tenté par le nouveau style. Le Neveu, dans tous les cas, s’oppose à des philosophes (d’Holbach, Diderot, d’Alembert, Voltaire) qui – Rousseau excepté – consacrent la musique de Jean-Philippe Rameau, ce dernier appréciant en retour la propension des philosophes à faire de la musique un art « géométrique ».Que les positions des encyclopédistes ne se soient pas sédimentées, c’est ce que prouvent le texte même de Diderot ainsi que la prise de distance progressive de d’Alembert envers la musique de Jean-Philippe Rameau. Voltaire lui-même n’eut pas toujours une position dépourvue d’ambiguïté, célébrant J.-Ph. Rameau mais cédant parfois aux sirènes de la musique italienne.
4Par ailleurs, il faut toujours avoir à l’esprit que, dans le Neveu, Diderot pourfend – à la manière des satires d’Horace – les « parasites » d’une société décadente. Traduit par Goethe en 1805, le Neveu de Rameau est commenté par Hegel dans une section de la Phénoménologie de l’esprit13développement analysé ici par Marian Hobson (« Hegel interprète du dialogue entre Lui et Moi sur la musique », p. 98). D’après l’auteur, c’est la figure hégélienne de l’aufhebung qui restitue l’esprit à lui-même, autrement dit « réconcilie » la conscience déchirée de la culture et la conscience « calme » du philosophe, résorbe la tension entre « Lui » et « Moi ».Hegel ne voit donc pas dans le Neveu un simple bouffon, mais un musicien exprimant les affres d’une conscience partagée entre la particularité du talent, y compris malmené, et son aspiration vers l’universel (l’art incarnant l’esprit absolu dans son effectivité). Dans le même ordre d’idées, Le Neveu de Rameau signale que l’éducation de l’esprit est le lieu de « dépassement » d’un moment « crisique » vers un avenir musicalement plus clément : la transition entre des genres musicaux hétérogènes est donc révélatrice du mouvement de l’histoire et de l’histoire de la musique, spécifiquement. Et enfin, si la satire du Neveu aiguise l’esprit, selon M. Hobson, elle contribue aussi à « corriger les mœurs », transformant là encore la négativité en positivité, à l’image de la dialectique hégélienne.
5Fabien Girard (p. 131) se demande si l’abbé Galiani, économiste italien né en 1728 et mort en 1787, n’est pas le modèle dont se serait servi Diderot pour forger son personnage. Dans l’impressionnante biographie qu’il a consacrée à Diderot, Arthur Wilson14 rappelle que Galiani, après avoir souscrit aux thèses des Physiocrates, s’éloigne de leurs conceptions libérales pour condamner la « dérégulation » du commerce du blé (Diderot écrivit une Apologie de l’abbé Galiani en 1770). S’est-il pour autant inspiré de Galiani dans le Neveu de Rameau? Galiani ne partage-t-il pas avec le neveu d’être un « aimable vaurien », d’incarner « l’ironie faite homme » ? En marge de la société, l’un et l’autre sont amateurs de paradoxes, saisissent les énoncés à rebours du commun des mortels ... Ils sont rares dans leur espèce, et Diderot met effectivement en perspective la verve, la gestuelle, le talent pour le conte et la pantomime de Galiani avec ceux du neveu. Pascal Duc (« Les allusions musicales dans le Neveu de Rameau », p. 141) s’interroge enfin sur les références musicales dans le texte de Diderot. Connues des amateurs de musique et de tout individu cultivé, certaines œuvres (Les Indes Galantes de Rameau, Roland ou Armide de Jean-Baptiste Lully, Stabat Mater de Pergolèse) ne font pas question. Mais qui est familier d’André Campra, d’Antoine Dauvergne, de Johann Adolf Hasse, de Tommaso Traetta etc. ? Quelle est la véritable culture musicale de Diderot ? Si le texte fourmille d’indications techniques (allusions à des « quintes superflues », à des « tritons »), c’est l’exécution qui emporte l’intérêt de Diderot. Peut-on prétendre, cependant, que la pantomime du Neveu renseigne sur les conditions d’« interprétation » de l’époque ? Non, si l’on suit l’auteur, sachant que la gestuelle du Neveu (lorsqu’il imite le jeu de certains instrumentistes) est antinomique de ce que préconisait un compositeur célèbre, Couperin, mort il est vrai en 1733. Les descriptions de Diderot, in fine, se rapportent plus à la « rhétorique des passions » qu’aux « prouesses » techniques des musiciens convoqués. Le xviie siècle, déjà, s’en tenait à des partitions réduites, le musicien étant supposé exécuter les parties supérieures – chant, ligne mélodique – ou capable d’improviser sur la basse continue. En invoquant le caractère « inachevé » des pratiques musicales au siècle des Lumières, Pascal Duc complète lui aussi avec bonheur le « tableau » du Neveu réalisé par Diderot.
Le statut de la mimesis
6Dans Est-il bon, est-il méchant – sa dernière pièce15 – Diderot, précise F. Salaün, envisage la mimesis comme la faculté de représenter, c’est-à-dire imaginer et mettre en scène, conception propre au dispositif théâtral. Ce que Diderot propose dans ce texte n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, les considérations qu’il développe dans ses Leçons de clavecin, texte rédigé en 1771, et qui met déjà en perspective musique, représentation théâtrale et pantomime. Dans ces Leçons, Diderot insiste même sur le pouvoir mimétique du clavecin, instrument capable d’émouvoir le cœur, de rendre le sentiment, de toucher l’auditeur, proposition somme toute étonnante (le clavecin n’étant pas l’instrument « privilégié » pour produire des accents, un phrasé « élégiaque », des nuances à l’infini). Par conséquent, même si le Neveu de Rameau constitue une satire sociale, souligne l’aveuglement moral du neveu – apparemment indifférent aux notions de bien et de mal – il intègre aussi la dimension mimétique qu’évoquent les auteurs. Dans la présentation de Musique et mimétique dans le Neveu de Rameau, F. Salaün et P. Taïeb rappellent le contexte musical de l’époque : les pantomimes (sous des figures variées) sont fondamentales dans les opéras comme dans les opéras-comiques, et en faire abstraction est impensable. David Charlton montre comment une notation symbolique spécifique permet aux chanteurs de mimer ce que la musique suggère : la célèbre actrice appréciée par Diderot, Mlle Clairon, fut initiée à l’art dramatique dans son apprentissage du chant ; acteur et dramaturge anglais très connu, David Garrick loue sans réserve les traditions théâtrales qui nourrissent l’opéra-comique, « seul genre analogue à notre caractère » (dixit Fréron, ennemi juré de Diderot). Anna Tonelli, prima buffa, emporte l’adhésion des amateurs du côté de la Reine (partisans de la musique italienne, et opposés à celle de Rameau), et une chanteuse française, Justine Favart, se révèle capable de reproduire l’éventail des traits gestuels de la chanteuse italienne. Et ainsi, la « grande pantomime » du Neveu garde des traces des acteurs que Diderot a pu voir jouer dans certains opéras-comiques (p. 73). Le problème philosophique soulevé ici, c’est que l’opéra-bouffe – inspirant en cela l’opéra-comique français – se targue d’« imiter » la nature, exigence esthétique qui ne va pas de soi, et dont Diderot signale les difficultés dans un certain nombre de textes (voir infra).
7À travers des références minutieuses (dont font usage tous les auteurs sans exception), Béatrice Didier restitue l’histoire de la pantomime, signale que les frontières entre le théâtre de la Foire et l’opéra ne sont pas aussi étanches qu’on pourrait le penser. La pantomime a d’ailleurs sa source dans un mouvement européen : en 1734, le Pygmalion de Rameau est donné à Londres avec des costumes allégés, et la mise en scène revendique explicitement une forme d’« expressivité ». Influencé par les pratiques artistiques anglaises, le directeur de l’Opéra-comique de Paris, Noverre, met en scène un corps « signifiant », et le danseur et chorégraphe Angiolini (1731-1803) introduit à son tour le « ballet d’action ». En bref, si livrets et partitions ne mentionnent pas toujours la présence de la pantomime, le théâtre lyrique (tragique) repose bien sur le ballet, tandis que l’opéra-comique naissant accorde à la mimétique toute son importance. Béatrice Didier (« La pantomime à l’Opéra et à l’Opéra-comique », p. 177) rappelle que l’opéra, en France, est né de la conjonction de la tragédie en musique et du ballet de cour : la danse se déploie donc déjà sur scène, et la réputation de l’École française s’étend jusqu’à Saint-Pétersbourg. Mais pourquoi substituer la pantomime à la danse ? C’est qu’il faut rendre la danse « signifiante », c’est-à-dire ne pas séparer le chant et le geste : le chœur d’Athènes, d’ores et déjà, ne chantait-il pas et ne dansait-il pas en même temps (cf. le texte de Racine, De la déclamation théâtrale des Anciens) ? Les Indes galantes de Rameau (1735) sont (paradoxalement) la preuve éclatante de la transition entre opéra-ballet et opéra-pantomime. Dans « De la position de la danse à l’attitude pantomime : l’exemple du Peintre amoureux et son modèle, ballet pantomime » (p. 191), Guillaume Jablonka cite les travaux de Jean George Noverre, qui publie des Lettres sur la danse et les ballets en 1760 à Lyon. Les « positions » des danseurs, formalisées par le système Beauchamp-Feuillet, ne doivent-elles pas évoluer ? La vocation de la chorégraphie n’est-elle pas d’exprimer – via des « signes » – un contenu émotionnel et gestuel ? D’après Ferrère en particulier, l’heure est venue de substituer aux notations « désincarnées » de la danse académique des indications sur les « postures » du corps.
8Dans « Diderot face au jeu des Italiens : entre théorie et pratique » (p. 151), Emmanuele De Luca rapporte à nouveau la naissance de la pantomime, en France, aux modalités théâtrales en vogue chez nos voisins italiens. Si le Paradoxe sur le comédien16 traite explicitement de la nécessité, pour l’acteur de théâtre, de juguler sa sensibilité, le Neveu de Rameau est marqué par l’influence de la théorie du jeu théâtral de Luigi Andrea Riccoboni, directeur de la Comédie-Italienne à Paris, de 1716 à 1729. Dans l’Histoire du Théâtre italien et dans Dell’Arte rappresentativa (1728), Roccoboni fait place au « mutisme » des acteurs et à la pantomime. Là encore, la mimétique peut « concerter » discours et geste, ou se produire sans articulation, l’essentiel étant de pratiquer un « usage complet du corps » : « Le corps doit agir en parlant et contribue à l’expression autant que le visage »17. L’illusion théâtrale dépend de la « grammaire gestuelle » et des significations qui s’y déposent, les pantomimes italiens jouant « plus d’action que de parole ». Or lorsque Diderot s’est aventuré à « réformer » les pratiques théâtrales, son idée était précisément de jouer « de la tête au pied », et d’échapper ainsi aux contraintes sévères de la codification française. S’il rejoint en partie les analyses de Béatrice Didier, le texte d’E. De Luca présente cependant une particularité : il insiste sur le fait que la pantomime, vers 1730, « devient le moyen par lequel la danse s’affranchit du théâtre parlé » (p. 159) ; où l’on constate que définir la pantomime comme genre « autonome » est problématique, puisque sans des renvois constants au théâtre et à la danse, il paraît impossible de la « qualifier ». Ce qui est certain, cependant, c’est que la pantomime se révèle toujours plus « muette », et ne se cantonne pas forcément à la reproduction des paroles ou de la musique (cf. le mime Marceau, mort en 2007).
Ambivalence et ambiguïté de la pantomime
9Jusqu’à quel point légitimer la présence de la pantomime ? Rousseau se demandait déjà si le geste était aussi « significatif » que le discours, question dont traitent l’Essai sur l’origine des langues ainsi que la Lettre sur la musique française (1752). Michael O’Déa (p. 79) souligne que les articles sur la musique, dans l’Encyclopédie, sont rédigés par Rousseau, qui n’est d’ailleurs pas persuadé de la valeur universelle du système harmonique mis au point par Rameau (conviction qui n’est pas celle du mathématicien et philosophe d’Alembert, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie). Entre 1751 et 1757, Rousseau fait l’éloge de la puissance affective de la musique italienne, et avant même la Querelle des Bouffons, pose les jalons d’une critique de la musique française. Diderot adopte une position plus nuancée : il n’éprouve pas autant de réticences que Rousseau envers le système de Rameau, et attribue le plaisir musical à la « simplicité des rapports entre les sons ». Si la musicalité résulte de procédés « formels » – idée à laquelle Kant, à la même époque, adhère pleinement – il n’empêche que le geste, en musique, doit répondre au discours. Là où Rousseau fait de l’imitation de la nature (voix et accentuation) la vocation première de la musique, Diderot, sensible aux « charmes de l’harmonie », convient simplement qu’elle n’y pas étrangère. D’après P. Taïeb (p. 41), la mimesis musicale reproduit désormais la prosodie de la langue, sa « déclamation », la mélodie ne dépendant plus exclusivement d’une combinatoire (Jean-Philippe Rameau). Plébiscitée par le Neveu, la musique italienne – instrumentale ou dramatique – est capable de « mimer » le ton approprié à une situation, à un rang social, à l’état psychologique du personnage : il existe ainsi une « pantomime des gueux » et le Neveu ne se prive pas d’en fournir l’imitation. « Lui » est du côté de Rousseau, et considère que l’accent est la « pépinière de la musique » (cf. l’article « Semence » du Dictionnaire de la musique de Rousseau, 1764). En face de lui, « Moi », ou encore le philosophe, n’est pas touché par la pantomime du Neveu, et ne souscrit donc pas aveuglément à la nouvelle esthétique.
10La supériorité expressive du geste sur la parole s’est imposée au xviiie siècle, nous dit Pierre Frantz (« Les pantomimes du Neveu de Rameau : rêve et imitation », p. 209), grâce à la rencontre entre pratiques dramatiques, formes théâtrales foraines et modalités « savantes », comme le ballet ou l’opéra. Le terme de pantomime désigne à l’origine les acteurs mimes eux-mêmes, « la » pantomime n’apparaissant que plus tard dans les dictionnaires artistiques, le substantif évoquant par ailleurs « une pièce suivie en gestes ». Rousseau, dans le supplément Panckoucke de l’Encyclopédie ainsi que Diderot dans Est-il bon, est-il méchant ? s’interrogent sur le statut de la pantomime, mais c’est le Neveu de Rameau qui thématise le questionnement. Comment différencier la panto-mime (l’imitation de « tout ») du jeu muet des acteurs, et de l’« action » dramatique, terme que Voltaire entend conserver ? La pantomime, c’est d’abord « l’imitation par le jeu », c’est donc copier un modèle (Batteux) par le truchement de signes conventionnels ou naturels. Dans un texte tardif, Sur la pantomime dramatique (1779), Diderot propose de « mimer » les poèmes de Métastase18 en se passant dès que possible de l’interprétation vocale : la pantomime vient suppléer au discours, mais ne le remplace pas. Par ailleurs, l’« objet » de la pantomime n’est pas anodin : il est « stylisé » et comporte même un certain degré d’abstraction, telle l’imitation (par le Neveu) de la façon dont le violoniste tient son archet et le fait mouvoir. Le mime peut même « transcender » son modèle et viser un objet « idéel » – certaines conditions sociales, par exemple – et la pantomime devenir un « caractère ». Le Neveu est le personnage qu’il mime, mais n’est-il pas aussi autre chose que ce personnage ? En d’autres termes, la mimesis de soi enferme dans le personnage imité mais ouvre aussi à la liberté. Le Neveu, de surcroît, ne se contente pas de mimer les différents instruments et sonorités : il reproduit les passions, et Diderot réinscrit ainsi dans son texte l’enjeu philosophique qui traverse la Querelle des Bouffons. Dans tous les cas, la pantomime ne possède pas l’évidence que la tradition lui réserve. Le Neveu incarne une « métaphysique de la création » (de l’expressivité) mais, dans le même temps, échoue à la « signifier » in extenso. Contre Pascal, Diderot nous affirme que le Neveu a beau « se jeter à genoux », la foi ne lui vient pas. Ne frôle-t-il pas la folie, par ailleurs, lorsque saisi d’un enthousiasme « démoniaque », il métamorphose l’imitation en convulsions ? Reprenant les observations de Marian Hobson, E. De Luca pointe l’ambivalence de la pantomime (p. 162), qui peut susciter l’admiration (au vu de la maîtrise du geste), mais troubler aussi ceux qui en sont spectateurs : le Neveu ne manifeste-t-il pas un emportement débridé peu compatible, in fine, avec sa volonté mimétique ? L’irruption du corps sur la scène n’est pas d’inspiration divine, et contre Platon (Ion) qu’il a d’abord invoqué, Riccoboni en vient à affirmer que le « mime » n’a pas à ressentir ce qu’il veut imiter. Le Paradoxe sur le comédien de Diderot n’est donc pas loin. Ce qu’il faut retenir du tournant esthétique que traduit le Neveu de Rameau, c’est que la pantomime est, par essence, lyrique, ce que théorisa Marmontel dans l’Encyclopédie. Présente sans ambiguïté chez Rousseau, la nouvelle esthétique musicale apparaît en filigrane dans le Neveu de Rameau : la pantomime introduit des « signes musicaux » et fait droit à l’expressivité de la langue et du jeu. D’après Pierre Frantz, la pantomime du Neveu fait lever le rêve et la poésie, s’il est vrai que tout geste imitatif fait surgir le sens, au détriment de la signification (univoque). Ajoutons que le Neveu de Rameau représente aussi l’oscillation de Diderot, partisan de la musique française, mais sensible à l’« anarchisme » musical et politique de Jean-François Rameau, constat sans lequel le Neveu de Rameau risque de perdre son sel. Le neveu est une création littéraire de Diderot et pas seulement un « personnage » historique.