Théorie du linéaire : « Cette lecture aventureuse et délicieusement inquiète de celui qui ignore encore où il va »
1Composition est composé de deux « parties ». La première, « Réflexions sur l’analyse », d’une centaine de pages, pose un cadre théorique, ou plus précisément des bases théoriques, sur lesquelles il s’agira de construire. La seconde, beaucoup plus longue (quatre cents pages environ) est constituée d’une série de « lectures » délibérément disposées de manière non marquée (chronologique) : Lafayette, Prévost, Stendhal, etc. Les deux parties – la théorie et l’analyse – entretiennent ici, comme toujours chez Michel Charles, des rapports complexes, qui ne sont pas d’exemplification : plutôt quelque chose comme une « mise à l’épreuve ». La première partie élabore donc une série de « présupposés », appelés à changer d’apparence par l’épreuve des textes. C’est ce premier mouvement qui nous intéressera le plus ici, pour deux raisons : l’une est que les hypothèses les plus fondamentales y sont exposées ; l’autre, que ces « présupposés » constituent des nouveautés conceptuelles dans la pensée de Michel Charles — notamment par rapport à son dernier livre, Introduction à l’étude des textes1. Si notre théoricien prétend être plutôt du côté de « ceux qui creusent » que du côté de « ceux qui avancent », ce n’est qu’à moitié vrai : entre l’Introduction à l’étude des textes et Composition, ce sont au moins deux pas théoriques majeurs qui sont franchis dès le seuil.
2Le premier pas concerne le projet intellectuel lui-même. L’objet de L’Introduction à l’étude des textes était de proposer une méthode de modélisation du texte. Dès le nouveau titre, Composition, le lecteur de Michel Charles pressent la suite de ce programme théorique, qui, de toute évidence, porte sur la notion de forme. Or, cette continuité n’est qu’apparente. Dans l’Introduction à l’étude des textes, le cadre global de l’analyse était très largement (pour utiliser un terme auquel Michel Charles recourt peu) tabulaire. Le « modèle » textuel — dont il s’agissait alors — s’élaborait par articulation des « textes possibles » (les « lectures »). Or, le regard capable d’articuler entre elles ces lectures était inévitablement panoptique : l’essentiel des analyses présupposait peu ou prou la connaissance du tout. L’idée même de « programme » textuel, si importante dans l’Introduction, ne pouvait s’élaborer qu’a posteriori.
3L’objet de Composition n’est pas globalement l’analyse de la composition textuelle, mais plus précisément l’influence que les phénomènes de composition exercent sur la lecture linéaire, et la grande fertilité du projet vient de là. Michel Charles déplace la notion de composition hors du cadre de pensée tabulaire qui est naturellement le sien (qui peut prétendre analyser la composition sans avoir lu le tout ?) vers une interrogation de nature essentiellement diachronique : que devient la « composition » lorsqu’on lit dans l’ordre ?
Il s’agit là de rester au plus près de la dynamique d’appréhension du texte : anticipation (confirmée ou infirmée) de la suite, prévisibilité ou imprévisibilité des enchaînements, bribes de textes ou annoncés fantômes, constructions fragiles promises à un avenir plus ou moins lointain, rectifications. […] Chaque configuration, c’est-à-dire chaque texte possible est en lui-même, en chacun des éléments qui le composent, entouré d’un halo de possibles, les suites esquissées par le lecteur, mais non confirmées.2
4Dans le cadre de la pensée de Michel Charles, ce nouvel enjeu implique un changement d’appréhension de l’idée même de « coexistence » des textes possibles. Cette coexistence peut en effet se penser de deux manières, et il s’agit ici de faire un choix :
Il existe au fond deux manières d’agencer le divers produit par la multiplication délibérée des régimes du texte : en synchronie, ce sont les connexions entre les différents régimes (espaces communs, formes ambivalentes) ; en diachronie, c’est la transformation, progressive ou brutale, qui affecte ces régimes.3
5La modélisation textuelle, qui était le projet de l’Introduction, pensait la coexistence des textes possibles sur le mode de la connexion, c’est-à-dire de l’articulation, et du même coup le « dysfonctionnement » comme un problème de « conflit » des programmes textuels. Composition veut penser en diachronie la coexistence temporelle des lectures : ce n’est donc plus la connexion, mais bien la transition, qui s’impose comme la notion vedette de la nouvelle réflexion4.
C’est analyser les modes de coexistence des textes possibles, leurs superpositions ; mais aussi, dès lors, qu’on prend en compte le parcours comme tel, le déplacement, le mouvement et sa durée, c’est étudier les transitions, les mécanismes de substitution, les effets de mémoire et d’oubli, les procédures rétroactives.5
6L’œuvre théorique de Michel Charles a posé le texte comme « réseau », mais ce réseau était jusqu’alors pensé de manière synoptique. Composition se donne donc pour objet de le concevoir à nouveaux frais :
C’est en effet dans la mouvance de la réception active que s’esquissent avec le plus de force les textes possibles […] Le réseau n’est perceptible que dans une dynamique de la lecture […] et nous travaillerons à donner un modèle de cette dynamique.6
7Voir le réseau depuis la « dynamique de la lecture », depuis le point de vue du lecteur, c’est le poser comme un labyrinthe perçu du point de vue de Thésée. Rester au plus près de la dynamique d’appréhension du texte engendre ainsi un problème de méthode terriblement complexe, que Michel Charles n’a jamais rencontré sous une forme aussi nette. Toute lecture qui connaît déjà la suite (toute « deuxième » lecture) est déjà tabulaire, car elle est en mesure de placer de manière cataphorique — et pas seulement anaphorique — deux éléments séparés sur le même plan : elle appréhende et traite la « composition » comme un phénomène panoptique. L’objet ultime du livre de Michel Charles est donc nécessairement la « première lecture » :
Le phénomène se manifeste le plus fortement à la première lecture, les lectures suivantes ne pouvant plus faire naturellement l’expérience de l’imprévisible (du moins aussi fortement).7
8Le théoricien, ne voulant sans doute pas réduire trop drastiquement son objet, ne souhaite pas pousser la logique à bout (il écrit bien « le plus fortement », et non « uniquement »), mais du point de vue strictement théorique, l’objet du livre est bien la lecture première : seule cette lecture première ignore, donc seule la lecture première prévoit, au sens fort du terme. L’opposition qui fonde l’ouvrage n’est donc plus exactement « lecture savante » vs « lecture courante »8, ni « lecture herméneutique » vs « lecture rhétorique »9, mais plus profondément celle qui met face à face la première lecture et toutes les lectures ultérieures. On voit immédiatement la difficulté : la compétence est présupposée chez le critique. Si le critique est critique, c’est qu’il a par hypothèse toujours déjà lu les grands textes dont il s’agit ici de rendre compte : la « première lecture » ne peut donc être qu’une simulation.
Encore peut-on, au prix d’un entraînement […] se mettre dans un état d’ignorance particulièrement fécond […] on pourrait parler ici des textes du premier lecteur.10
9L’ouvragerepose ainsi largement sur une expérience de pensée vertigineuse : rendre compte savamment d’un processus d’ignorance. Car penser l’effet « temporel » de la composition implique nécessairement cette simulation d’ignorance.
10Dans Composition, certains passages jouent jusqu’au bout l’expérience en pensée de l’ignorance de la première perception du texte, et notre lecture de l’ouvrage théorique devient alors une expérience intellectuelle inédite, troublante et bizarre. Michel Charles met en effet au jour, et les dépliant et les nommant, les procédures fondamentales qui passent totalement inaperçues aux yeux de la critique — et en général à ceux de la théorie de la lecture. Il en va ainsi de la lecture — paradigmatique, donc mise en dehors de la série des analyses — de Modeste Mignon de Balzac11. Prenant la séquence d’ouverture strictement dans l’ordre, Michel Charles analyse chaque étape du tâtonnement de la première lecture :
Si, vulgaire lecteur ordinaire sans position surplombante, je découvre le roman au fil des pages, je rencontre toutes sortes de difficultés. Je ne sais pas de quoi il est question, je ne sais pas dans quel « genre » d’histoire on m’embarque, je ne sais d’ailleurs pas non plus ce qu’est une souricière pour Balzac, qui a l’amabilité de me renvoyer à une œuvre que je ne suis certainement pas obligé d’avoir lue.12
11Michel Charles remet ainsi au centre de l’analyse l’impensé de la critique : l’ignorance. Non seulement, par hypothèse, l’ignorance de la suite — le « genre » ne pourra être déterminé de manière sûre qu’a posteriori — mais plus globalement l’ignorance qui préside à ce qu’il appelle la « contextualisation analytique ». L’incipit de Modeste Mignon décrit selon Balzac une « souricière » (en gros, un piège à mariage), mais pour savoir de quoi il s’agit précisément, il faut avoir lu la Physiologie de Mariage du même Balzac — ce qui n’est pas nécessairement le cas du premier lecteur venu… Quelle appréhension d’une scène de « souricière » peut-on bien avoir lorsqu’on ne sait pas ce qu’est une souricière ?
12L’ignorance fondamentale du premier lecteur porte aussi, plus fondamentalement sans doute, sur la nécessaire hiérarchisation des éléments textuels. Cette dernière revêt en effet une importance fondamentale : dans son processus d’appropriation, la lecture — qu’elle soit savante ou courante — ne peut délibérément éliminer certains éléments : elle ne peut que jouer sur leur hiérarchisation. Ces procédures, qui avaient été posées de manière plus abstraite dans l’Introduction à l’étude des textes, prennent dans Composition des formes très concrètes, situant l’analyse très précisément, par simulation mentale, à la frontière entre « ce qui est déjà lu et ce qui reste à lire » :
Il m’est difficile de savoir ce que je dois retenir, d’autant que le narrateur ne m’aide pas à faire le tri. Ainsi de l’épouse du notaire : “La silhouette de ce personnage, très accessoire, paraîtra nécessaire en disant que […]” Que dois-je comprendre ? Un personnage secondaire, très secondaire ? mais nécessaire ? ou qui paraît nécessaire ?13
13Composition fait ainsi sentir les petites paniques du processus de lecture, qui touchent simplement à la gestion de l’information. Ce qui était problème de « hiérarchisation » des éléments en lecture tabulaire devient en pratique dans la lecture diachronique problème de mémorisation : que dois-je donc retenir ? Car il faut que la mémoire sélectionne.
Resterait à évaluer la mémoire de notre premier lecteur. Si elle est sans failles, reconnaissons qu’il s’expose à quelques déboires : des énoncés parasites perturberont la lecture de qui est incapable de « lisser » le texte. On connaît les mésaventures du Funès de Borges.14
14Entre autres problèmes « infra-critiques » — qui passent d’ordinaire sous l’altitude minimale des radars altiers de la théorie — le texte parvient aussi à faire sentir et à nommer ce qu’il faut bien nommer la docilité essentielle du premier lecteur :
Mais voilà qu’avec la description des lieux, le discours se leste de considérations socio-économiques qui n’ont (presque) rien de comique. On m’expose le contraste entre Le Havre, ville basse, évidemment, et Ingouville, banlieue haute et chic. Comme je ne connais pas plus Le Havre que La Physiologie du mariage, je suis docilement le programme sans trop savoir si tout cela est essentiel.15
15Michel Charles va ainsi au bout de son parti-pris « linéariste » en en tirant toutes les conséquences sur la gestion de l’information : en lecture diachronique, le lecteur ne sait rien de la fonctionnalité des éléments qu’il lit, qui ne se mesure qu’a posteriori. Il doit donc tout lire « sans trop savoir si tout cela est essentiel ». Ce simple constat donnera dans la suite un des plus beaux passages du livre, souvent vertigineux : celui qui examine la séquence d’ouverture de La Princesse de Clèves16, ce vaste « tableau » historique que nous lisons sans trop savoir si tout cela est essentiel.
16Mais le processus de tâtonnement de la lecture ne concerne pas seulement la gestion de l’information : Composition s’intéresse encore plus souvent à l’identification par le lecteur des « couleurs » plus ou moins génériques. Ainsi, Michel Charles met en lumière la grossièreté des premiers « scénarios » génériques élaborés par le lecteur :
Faute de mieux, je bâtis sur une situation vaguement clichée mon (premier) scénario : Modeste est une (sans doute) charmante jeune fille (sans doute) amoureuse et (certainement) étouffée par son entourage (assurément) grotesque.17
17Mais ce premier scénario est vite amené à être modifié lorsqu’intervient la description de la maison et de son passé :
Cette maison a une histoire compliquée […] j’ai du mal à mémoriser le détail de la question immobilière, mais je comprends au moins qu’on n’est plus dans la bouffonnerie. Modification, donc, même si c’est en douceur, de la tonalité du texte. Après tout, qu’est-ce qui me dit que Modeste est une charmante jeune fille ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une sombre histoire d’argent ? Peut-être un projet de mariage mal engagé ? Je quitte le vaudeville et repeins mon scénario en comédie bourgeoise.18
18Se pose alors le problème, rencontré plus haut, de la « coexistence » de ces deux couleurs génériques. Si une modélisation a posteriori peut les tenir ensemble en les articulant — comme l’aurait fait l’Introduction à l’étude des textes — le lecteur qui se situe à la frontière entre le « déjà-lu » et le « reste-à-lire » est amené à trancher :
J’ai le choix : soit je lisse le texte, soit j’oublie le commencement ; c’est-à-dire : soit je m’arrange en faisant une sorte de moyenne entre la bouffonnerie du début et la gravité de la suite, soit j’oublie purement et simplement la bouffonnerie, ou du moins je la relègue au rang de vague souvenir.19
19Ce type d’arbitrage des couleurs — très problématique en lecture linéaire — sera au centre de l’analyse que fait Michel Charles de Manon Lescaut.20
20Les passages où le théoricien radicalise son expérience en pensée créent une ambiance très particulière, et fondent la fertilité théorique du texte (comme son côté ludique) : le lecteur, si « savant » soit-il, y reconnaîtra toutes ses approximations, ses savoirs surjoués, ses ignorances dissimulées, ses paresses honteuses, son infinie docilité. L’enjeu n’est cependant pas de tendre un miroir à la « première » lecture, mais bien de la théoriser. À l’horizon du texte se dessine une véritable théorie des phénomènes d’ignorance. Elle passe notamment par une nouvelle conception de la contextualisation, qui en distingue deux régimes fondamentaux : la contextualisation « analytique » et la contextualisation « synthétique ».
La contextualisation analytique manifeste la variabilité des contrats de lecture. Il ne s’agit pas de ces changements massifs de statut produits par des jeux sur l’appartenance générique des textes, mais d’un processus beaucoup moins visible, discret […] Il est constitué des opérations qui se passent au fil de toute lecture et, de la façon la plus frappante, au fil de toute première lecture, cette lecture aventureuse et délicieusement inquiète de celui qui ignore encore où il va. Le premier parcours d’un texte, nous l’avons vu, exige en effet des choix, qui sont appelés à être corrigés. […] Mais viendra un moment où le lecteur effectuera un lissage : les difficultés et autres dysfonctionnements qui ont surgi au cours de sa lecture seront aplanis, réglés d’une manière ou d’une autre et finiront par se résorber sous l’effet d’une régulation contextuelle globale (la contextualisation synthétique). […] En d’autres termes, ce qui, à la lecture, dans l’enchaînement des petites unités du texte, suscite des questions et provoque des erreurs, cela même va plus ou moins disparaître dans la considération des grandes unités et surtout dans celle de la plus grande, qu’on appelle “l’œuvre”. Ce lissage, qui consiste à gommer les aspérités du texte, à trouver une formule moyenne et finalement à inventer un contexte supposé capable d’accorder tous les autres, est la première et la plus simple des opérations herméneutiques.21
21C’est précisément l’idée d’un double régime de la contextualisation qui sera mise à l’épreuve dans les lectures que propose Michel Charles dans la seconde partie de l’ouvrage. Elle décrit en effet, sur des séquences textuelles relativement longues, l’interaction entre le tâtonnement local, qui sans cesse corrige ses choix, et le lissage global a posteriori.
22Le problème est qu’il est délicat de mener ce nouveau projet intellectuel (rendre compte de la dynamique de la lecture) en tenant ferme le postulat fondamental des précédents textes théoriques de Michel Charles, et souvent rappelé ici : « le » texte « n’existe » pas, car il n’est qu’un agencement de textes possibles. Le mouvement de pensée de Composition a en fait « besoin » de l’idée que, d’un certain point de vue, le texte « existe ».
Nous avons besoin de l’idée du texte comme “ensemble de signes, de mots, absolument identifiable hors de toute compréhension et de toute interprétation”, cet objet que j’appelais plus haut “le texte idéal”.22
23Pourquoi avons-nous « besoin » de ce texte « idéal » ? Parce qu’à s’en tenir à une stricte appréhension du texte comme « réseau » de textes possibles, on ne saurait rendre compte des phénomènes de contrainte subis par toute « première lecture », et plus globalement par toute lecture en diachronie. En effet, la mise en réseau tabulaire et la circulation dans le réseau sont libres dans leur principe, tandis que la « première » lecture ne se vit nullement comme telle :
La contrainte, ici [dans la première lecture] joue un rôle essentiel. Et qu’elle soit imaginaire n’y change rien : à tort ou à raison, je crois ne pas pouvoir intervenir dans ou sur le texte.23
24Il faut lever ici une ambigüité. Le théoricien n’a pas changé son fusil d’épaule pour expliquer qu’il existe une « vérité » littérale du texte : « il ne s’agit pas d’une régression »24 par rapport à la théorie des textes possibles. Ce qui « existe » au sens fort, ce n’est pas « le texte », mais le préjugé de la lecture linéaire qui veut que le texte existe en dehors d’elle — notamment le texte qu’elle n’a pas encore lu. Ce « préjugé » consiste à supposer cette « existence » du texte, notamment sous les espèces de la clôture:
Le sentiment qu’il a une fin suffit : je sais, dans le cours de ma lecture, que le texte a une fin que je ne changerai pas, qu’il y a une clôture du processus sur laquelle je ne peux rien.25
25Pourquoi la « croyance » du lecteur dans l’unité du texte est-elle si fondamentale ? Non parce que le premier lecteur aurait un regard panoptique (par hypothèse il ne l’a pas), mais parce que c’est cette croyance dans l’existence d’une unité globale qui exerce une pression continue sur le processus de synthétisation locale consubstantiel à la première lecture :
Je suis bien obligé, pour progresser dans le texte, de construire des cohérences locales, c’est la condition même de la lisibilité du texte. Or, chacune de ces cohérences est inévitablement supposée être à la fois une partie et une image de la cohérence du tout. […] c’est parce que je suis contraint de lui supposer une identité que je fais cet effort de totalisation.26
26Le travail fondamental de la lecture est celui de la synthèse locale : à chaque instant, le lecteur élabore une cohérence entre les éléments déjà lus, et chaque nouvel élément le conduit à changer la nature de cette cohérence, la manière même de synthétiser. Cet « effort de totalisation », qui est l’essence même du processus de lecture, n’aurait aucun sens sans le « sentiment vague » qu’il y a une cohérence globale à chercher. C’est précisément le complexe mouvement de ces synthèses locales que les études de cas de la seconde partie du livre chercheront à décrire.
27À partir de ce point, la première partie de Composition prend un tour tout à fait inattendu (qui était peut-être le but de toute la démonstration) en introduisant une opposition conceptuelle complètement inédite dans la pensée de Michel Charles : celle qui met face à face le texte littéraire et la « parole vive » de la conversation.
Le propre de la conversation est l’échange. Même en admettant que le lecteur, dans la solitude, garde « toute sa puissance intellectuelle »27, il est incontestable qu’il perd quelque chose : il perd sa capacité d’intervention. S’il peut quitter le livre, il ne peut le modifier. Plus précisément, il peut le modifier en le lisant à l’envers ou « en diagonale », mais il ne peut (et il le sait bien) toucher à son être. Bref, il n’a que le modeste pouvoir de construire son texte. […] Dans la conversation, échange en principe foncièrement égalitaire, celui qui a la parole n’est jamais garanti contre l’interruption, ni, plus généralement, contre les phénomènes de déformation ou de choc en retour dus à sa réception. Son discours n’est donc pas prévisible.28
28Michel Charles, au rebours d’une tradition intellectuelle bien connue (qui conçoit la lecture comme conversation intime avec les grands auteurs), définit ainsi le texte littéraire comme une anti-conversation. Tout le mouvement de la lecture se fonde en réalité sur le sentiment intime du lecteur que, quoi qu’il fasse, il ne pourra infléchir le cours du texte :
La croyance [du lecteur] en l’identité du texte [en dehors de la lecture], illusoire et indispensable, s’autorise de cette propriété qui, elle, est à mon sens indiscutable : son caractère non-dialogable […] Dans la pratique de lecture la plus triviale comme dans l’approche la plus élaborée, on peut garder l’idée d’une tension entre un « déjà lu » et un « encore à lire » que l’on ne connaît pas […] Cette distinction, non pertinente dans le cas de la parole vive, est le second élément sur lequel nous pouvons nous appuyer. […] Sans pouvoir dire quoi, je sais que quelque chose dans un texte résistera à toute intervention de ma part.29
29Définir l’essence du texte littéraire par son caractère « non-dialogable » mène progressivement Michel Charles, par légers élargissements, à un changement de paradigme assez vertigineux. Car l’opposition qui s’impose au théoricien, et dans laquelle Composition va globalement se mouvoir, met simplement face à face la « parole ordinaire » et la parole « artificielle », qui se définissent par deux rapports inverses au « dialogable » :
Dans la pratique ordinaire du langage, celui qui parle n’est jamais certain de pouvoir placer un discours « composé », ou, s’il y a, bien sûr, une « composition » de la conversation, elle est d’un autre ordre, elle a plusieurs auteurs, elle est justement le fruit d’une collaboration. Il faudrait dire, plus précisément, qu’elle est le fruit imprévisible d’une collaboration : au moment où j’interviens dans la conversation, je ne peux en tenir compte comme d’un élément qui est déjà là. […] On opposera ainsi le discours rompu de l’échange, de la conversation, bref de la parole ordinaire, au discours continu et composé de la parole artificielle.30
30On comprend ainsi qu’in fine l’objet est simplement, d’une manière très générale, la « parole artificielle ». Fonder Composition sur un tel concept revient en réalité à pousser la pensée catégorielle de la Littérature dans ses ultimes retranchements, ce que n’ose jamais vraiment la théorie. Au-delà de l’opposition entre factuel et fictionnel, au-delà de l’opposition, apparemment ultime, entre mimesis et diegesis — ou plutôt en-deçà de l’une et l’autre — réside effectivement cette distinction : il y a des discours « naturels » et des discours « artificiels ». Or, le seul critère qui les distingue est précisément la composition :
La composition non seulement revêt une importance considérable dans le discours artificiel, mais on pourrait légitimement estimer qu’elle en est le critère même. Le discours élaboré est celui dont il est en principe possible de postuler l’existence et de prendre, a posteriori, une vue d’ensemble (toujours Aristote), autrement dit de le recevoir comme un objet « composé ». […] le discours littéraire […] exacerbe en quelque sorte les traits du discours artificiel […] En tant que le lecteur, je le pense encore plus « fait », plus composé que tout autre.31
31On voit peut-être mieux l’objet : penser la « composition », c’est penser la littérarité elle-même.