Histoire du dernier lecteur
1Le détail pour l’un n’est pas le détail pour l’autre.1
2L’objet de l’analyse littéraire est le texte. Il est cependant possible de lire un texte de bien des manières. Si on pousse cette idée jusqu’au bout, on dira qu’il existe autant de textes que d’analyses. En somme : qu’il n’ya pas de texte. Mais une telle position est-elle défendable ? Michel Charles fait observer que nous avons de ce point de vue un vrai problème de méthode : « Relativiser, c’est bien, mais après ? que faisons-nous ? » Le même auteur ajoute : « Dirons-nous tranquillement : le texte n’existe pas, mais nous allons l’“expliquer” ? »2. Cela ressemble assez, me semble-t-il, à un appel au bon sens. Soyez relativiste si vous le souhaitez mais ayez de la suite dans les idées. Mieux vaut admettre qu’il y a bien un texte au départ qui doit d’ailleurs être le même pour tous. Ce texte « identique à lui-même », que « tout le monde reconnaît », Michel Charles l’appelle ici le « texte idéal » (p. 21). Le texte « idéal » est un « objet philologique », donc, une réalité tangible. Son existence, objectivement vérifiable, vient garantir, quand plusieurs lectures d’un texte sont proposées, qu’elles appartiennent à un même ensemble, qui ne change pas, qui est inamovible.
3Prenons comme exemple Iphigénie de Racine. On dira que la pièce raconte l’histoire de l’héroïne éponyme, fille d’Agamemnon. Mais une autre lecture est possible qui choisira comme personnage central Ériphile, l’autre Iphigénie qui finira par se donner la mort. Les deux lectures sont légitimes, c’est-à-dire qu’elles actualisent chacune à sa façon un « texte possible » qui se trouve donc dans le texte, c’est-à-dire qui renvoie au texte « idéal », à la tragédie racinienne, « connue des historiens, et dont on peut vérifier scrupuleusement l’identité littérale à travers d’innombrables éditions » (p. 22). On comprend pourquoi l’hypothèse d’une identité littérale du texte peut avoir son utilité, pourquoi elle est nécessaire dans les circonstances données. Sans référence au « texte idéal », le débat sur la littérature devient une cacophonie. Bref, on nous a alertés pour rien, les textes existent.
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4La théorie des « textes possibles » de Michel Charles s’inscrit sous le signe de ce qu’on pourrait appeler un relativisme tempéré. Il faudra par conséquent la distinguer de certaines variantes plus radicales. Je pense entre autres à celle que défend l’Américain Stanley Fish dans Is There A Text in This Class ? (1980) On a parlé de Stanley Fish, et de la position théorique qui est la sienne, ailleurs. Michel Charles n’est pas un « fishien ». Nous avons, de ce point de vue, affaire à des problématiques différentes3.
5Toutefois, regardons cela de plus près. J’attire l’attention sur le nom qui est donné au texte qui est le même pour tous et dont l’existence ne peut être mise en doute. Il s’agit, nous venons de le voir, du « texte idéal ». L’adjectif « idéal » signifie selon mon PetitRobert : « qui est conçu et représenté par l’esprit sans être ou pouvoir être perçu par les sens ». Un texte « idéal » est donc à la fois un objet philologique et une construction mentale. Un texte « idéal », en d’autres mots, est une hypothèse théorique. Or chacun sait que, quand on passe de la théorie à la pratique, on passe aussi d’un univers à un autre. Le passage ne va guère de soi. La pratique transforme la théorie et il peut s’agir de transformations importantes.
6Que reste-t-il du texte « idéal » quand la lecture commence ? En reste-t-il quelque chose ? On peut poser la question différemment : un texte « idéal » peut-il être un objetde lecture ? Je dirai pour ma part que la chose est très peu sûre. Le texte « idéal » est un outil dont on se sert à l’école, à l’université, dans les bibliothèques, pour rapporter à un même ensemble une série de lectures qui peuvent être très différentes les unes des autres, voire s’avérer incompatibles entre elles. Vous avez lu Racine, je l’ai lu. Il faut bien s’assurer quand nous parlons de nos lectures respectives que nous avons un objet en commun. Mais une fois cette identité constatée et assumée, c’est la diversité qui l’emporte et sans doute faut-il applaudir la diversité.
7Michel Charles écrit donc également : « Y a-t-il un “vrai texte” d’où seraient issus tous les textes possibles ? » À quoi l’auteur de Composition répond : « Le “vrai texte” n’est que l’ensemble des possibles ». Le « vrai texte » en d’autres mots est, « à l’origine, un objet pluriel ». Et ceci encore :
Dire que le « vrai » texte est l’ensemble des possibles revient évidemment à lui donner un statut strictement virtuel. C’est en ce sens qu’il n’« existe » pas. Il est le réseau des possibles. (p. 22)
8Ici s’exprime une position plus audacieuse, plus risquée, à la Fish si on veut. Mais il est vrai qu’un autre nom doit être rappelé, celui de Louis Hay, auteur d’une autre étude célèbre, dans le domaine de la génétique littéraire : « Le texte n’existe pas »4. L’étude de Louis Hay a été publiée dans la revue que dirige Michel Charles. On pourrait ici imaginer un « club des relativistes » dont feraient donc partie Stanley Fish, Louis Hay et Michel Charles et où ce dernier marquerait le moment de la synthèse, de la Aufhebung au sens hégélien. Les textes existent-ils ? L’auteur de Composition répond : ils existent un peu, juste assez pour qu’on ait envie de s’occuper d’eux. On ne niera pas toutefois que leur existence est fragile, évanescente et que cela est bien ainsi. Si je n’avais pas les moyens de transformer le texte « idéal », de me l’approprier, si une telle chose m’était interdite, la critique, l’analyse ne seraient pas des exercices très intéressants. L’intéressant est « la difficile rencontre, dans l’analyse, de ce qui est confortablement tenu pour donné et de ce qui est douloureusement accepté comme construit » (p. 58). L’analyse en d’autres mots construit elle-même les éléments « stables » dont elle a besoin pour les soumettre ensuite, selon la même logique en quelque sorte, à une série de variations. Le jeu est parfois un peu acrobatique mais il s’avère aussi, pour cela, fascinant.
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9Je lis également dans Composition, toujours dans la section « Réflexions sur l’analyse » :
L’ensemble des lectures (effectives) d’un texte ne peut d’ailleurs jamais être tenu pour clos : il est peu probable et pas du tout souhaitable que je sois le dernier lecteur de tel texte ; du moins dois-je me comporter comme si je ne l’étais pas. Par contre, on posera a priori que le réseau textuel, comme ensemble virtuel de tous les textes possibles, est (théoriquement) clos. (p. 23)
10Ouverture et clôture donc. Le « réseau » textuel n’est pas extensible à l’infini, sinon on y perdrait l’idée du texte qu’on vient de sauver du naufrage. En revanche, à l’intérieur du réseau, je circule librement. Le texte est en effet là ce que je veux qu’il soit. Michel Charles affirme qu’il est « peu souhaitable » d’être « le dernier lecteur de tel texte ». Je veux le croire. Je dois cependant avouer que ce « dernier lecteur » me fait rêver. J’ai envie de raconter son histoire.
11Le « dernier lecteur » est-il un homme heureux ?5 En principe, il pourrait l’être. Il est le dernier de sa race, donc, le seul expert en matière d’interprétation littéraire, donc, le meilleur. En somme, la vérité des textes lui appartient. Pourtant, notre dernier lecteur n’est pas heureux et il est même très malheureux vu que sa solitude lui pèse. Un livre qu’on lit est une chose que l’on partage avec autrui. Si le partage n’est pas possible, lire ne va plus de soi. C’est la raison pour laquelle Stanley Fish, dans Is There A Text in this Class ?, insiste sur « l’autorité des communautés interprétatives ». Notre lecteur a donc besoin, pour que la lecture ne s’arrête pas, pour qu’il puisse continuer son activité, d’un interlocuteur, d’un ami. L’ami ne tarde pas à apparaître. Chez Michel Charles, il s’appelle le « premier lecteur » et je précise que celui-ci a, dans les analyses qu’on nous propose, un rôle de tout premier ordre.
12 La raison en est facile à expliquer. Le premier contact avec un texte est dans tous les cas crucial. C’est quand j’ouvre un livre pour la première fois, quand je ne sais pas encore où je vais, que je fais les découvertes les plus intéressantes :
13J’invente un texte au fil de ma lecture, avec les risques et les plaisirs que cela comporte. De nouveau, je n’ai pas affaire ici à un texte possible, mais à des textes possibles qui se succèdent, se mêlent, s’annulent (plus ou moins) à mesure que je progresse.
14Michel Charles ajoute :
Le phénomène se manifeste le plus fortement à la première lecture, les lectures suivantes ne pouvant plus faire naturellement l’expérience de l’imprévisible (du moins aussi fortement). Encore peut-on, au prix d’un entraînement (c’est l’apprentissage de la lecture), se mettre dans un état d’ignorance particulièrement fécond (où l’on retrouve, soit dit en passant, des vertus de la lecture courante). On pourrait ici parler des textes du premier lecteur, de ce lecteur qui est immergé d’emblée dans la confusion d’une pluralité d’objets. (p. 37)
15Après quoi on lit :
La première lecture est sans doute, de ce point de vue, la plus riche, mais faut-il préciser que, dès que nous avons plaisir à lire, nous sommes premiers lecteurs ? Et c’est dans cette expérience, paradoxalement renouvelable, que nous éprouvons l’impact, le poids, la force des possibles : ils marquent notre lecture, continuent de la hanter. (p. 48)
16Retenons aussi cet autre point qui complique la donne. La première lecture est une « expérience paradoxalement renouvelable ». En d’autres mots, on peut faire semblant d’être un « premier lecteur ». La sorte de naïveté, productrice d’étonnement, que suppose l’exploration initiale d’un texte peut faire l’objet d’une simulation. L’analyste a d’ailleurs intérêt à multiplier les expériences de simulation car elles l’informent utilement sur le travail de contextualisation qui accompagne la lecture. Le lecteur construit un contexte par un processus d’essais et d’erreurs, trial and error. Ce processus peut être analysé :
Il est constitué des opérations qui se passent au fil de toute lecture et, de la façon la plus frappante, au fil de toute première lecture, cette lecture aventureuse et délicieusement inquiète de celui qui ignore encore où il va. (p. 50)
17À ce moment, nous pouvons revenir à l’heureuse alliance que nous avons vu naître. Le « premier lecteur » est dans l’émerveillement de la découverte d’un texte dont il ne sait rien encore. Le « dernier » lecteur est blasé, il ressemble au poète : « la chair est triste » etc. Pour les deux, la rencontre avec l’autre, avec son antipode, est donc éminemment profitable. Au « dernier lecteur », le « premier lecteur » apporte un bain de jouvence. Au « premier lecteur », le « dernier lecteur » apporte une expertise, un savoir. Toutes les conditions sont en place pour qu’un échange puisse avoir lieu qui enrichira le débat sur les textes.
18Or voici que, alors que le débat est en cours, deux nouveaux venus font leur entrée en scène. Derechef, il s’agit d’un couple antithétique. Arrive donc le lecteur « ordinaire » ou « naïf » — les deux adjectifs sont utilisés par Michel Charles —, ici flanqué de son double savant, le lecteur « professionnel ». Dans le roman de la lecture que nous sommes en train d’imaginer, nous passons donc d’une structure à deux à une structure à quatre places. La configuration se complique. Cela commence à faire beaucoup de monde dans la bibliothèque.
19Je rappelle que l’opposition entre lecture « courante » et lecture « savante » est fréquemment évoquée dans les travaux de Michel Charles et qu’on la retrouve donc ici. Il y a de ce point de vue un effet de continuité6. Il doit également être précisé que si nous avons affaire à deux pratiques qu’il ne faut pas confondre l’une avec l’autre — la lecture de pur divertissement n’est pas une lecture professionnelle —, il n’existe pas entre elles un rapport hiérarchique. Pour Michel Charles, les deux ont leur intérêt :
La lecture naïve apparaît comme toute lecture par laquelle on construit son texte sans le savoir ou du moins sans en avoir une conscience nette. Nul mépris de la lecture courante, faut-il le préciser ? (p. 35)
20Plus loin :
Il n’est donc pas question d’opposer la lecture ordinaire à l’analyse comme une mauvaise pratique à une bonne. La lecture ordinaire, sage ou déréglée, respectueuse ou insolente, sérieuse ou ludique, naïve ou distante, renvoie à de multiples postures et, de fait, à de multiples pratiques. En ce sens, elle n’est pas une pratique parmi d’autres. L’analyse, elle, se donne pour but d’explorer les conditions de possibilité de cette lecture ou de ces lectures ordinaires. Ainsi faut-il distinguer non deux pratiques de lecture, mais deux points de vue : celui du lecteur qui, dans la lecture courante, n’a évidemment pas conscience qu’il s’approprie le texte pour le meilleur ou pour le pire, celui du théoricien qui, dans une lecture réflexive, essaie d’examiner le fonctionnement de la lecture courante et les mécanismes d’appropriation qu’elle produit nécessairement. (p. 73)
21On pourrait dire que, pour le lecteur professionnel, le lecteur « ordinaire » a un rôle d’informant, au sens qu’on donne à ce mot dans les enquêtes policières. C’est en observant le lecteur ordinaire, en le voyant errer, tâtonner, que le lecteur « savant » construit ses hypothèses, élabore une lecture « réflexive », celle qui donnera lieu à des conclusions sur le plan théorique. Mais l’image de l’informant n’est peut-être pas tout à fait satisfaisante. Il semble plus correct d’affirmer que le lecteur « savant » en réalité s’identifie au lecteur courant, donc s’imagine à la place de celui-ci. Le lecteur « savant » est en ce sens un fauxpremier lecteur. Il fait semblant de lire le texte pour la première fois, ce qui n’est pas vrai. Autrement dit, il triche.
22Le faux premier lecteur serait-il alors un vrai dernier lecteur ? Une telle inférence s’avère d’abord problématique. On a vu plus haut que plus haut « qu’il est peu probable et pas du tout souhaitable que je sois le dernier lecteur de tel texte ». Et pourtant, les choses semblent ici en train de bouger. La lecture « savante » intervient après la lecture « courante ». C’est bien pourquoi celle-là peut s’inspirer de celle-ci, donc, mettre à profit les leçons que procure l’expérience d’une lecture « naïve ». Il faut donc se rendre à l’évidence. La lecture « savante » peut bel et bien être appelée, de ce point de vue, une lecture pour le moins provisoirement ultime.
23D’ailleurs, toujours à propos du point qui reste à éclaircir, un autre élément doit être mentionné. Si les expériences de première lecture sont fortement valorisées par Michel Charles, on remarquera qu’elles présentent un défaut, qui doit être corrigé. Quand on lit pour la première fois, en tâtonnant donc, on a tendance à ne pas être suffisamment attentif aux obstacles qu’on rencontre, c’est-à-dire à ne pas les rentabiliser pour l’analyse. C’est ce que Michel Charles appelle le « lissage » du texte. Le lecteur qui cherche son chemin est en quête de cohérence, celle-ci a son prix. Il peut donc arriver, quand un élément fait obstacle à la cohérence que je veux imposer, que je décide de ne pas le prendre en compte, que je passe outre, tout bonnement. C’est ce qui arrive, par exemple, dans le cas des deux Iphigénie évoqué plus haut. Il y a une héroïne de trop chez Racine, je fais donc un choix. Iphigénie est le personnage principal, Ériphile le personnage secondaire. Mais on pourra évidemment me contredire :
Mais viendra un moment où le lecteur effectuera un lissage : les difficultés et autres dysfonctionnements qui ont surgi au cours de sa lecture seront aplanis, réglés d’une manière ou d’une autre et finiront le plus souvent par se résorber sous l’effet d’une régulation contextuelle globale (la contextualisation synthétique), mais aussi, à coup sûr, de l’autorité de la chose écrite (un texte, cela doit bien fonctionner). (p. 50)
24Plus loin :
Ce lissage, qui consiste à gommer les aspérités du texte, à trouver une formule moyenne et finalement à inventer un contexte supposé capable d’accorder tous les autres, est la première et la plus simple des opérations herméneutiques. (p. 51)
25En somme, nous apprenons que, devant le phénomène du « lissage » du texte, deux attitudes sont possibles. On peut admettre le phénomène, le considérer comme un mal nécessaire ; on peut aussi essayer de le freiner, voire l’interdire. La première attitude appartient à la lecture « courante », la seconde, quant à elle, est le propre de l’analyse ; elle caractérise la démarche du lecteur professionnel :
Dans la lecture courante, nous pratiquons inévitablement ce lissage ; quand nous analysons, essayons de l’éviter. Ce sont des usages différents du ou des contextes. (p. 48)
26Réapparaît donc l’idée d’une lecture de l’après-coup, en post-scriptum en quelque sorte. Le texte a été lu, la lecture l’a « aplani », rendu cohérent. Le lecteur professionnel revient a posteriori à une série d’opérations qui ont eu lieu en essayant de décrire l’effet qu’elles ont produit, ce qui a aussi comme conséquence qu’il est maintenant en mesure de démontrer que la construction du texte aurait pu être autre, en somme : qu’il existe des textes possibles. Pour dire la même chose autrement : la démarche du lecteur professionnel consiste à se placer en aval d’une lecture qui a déjà eu lieu pour, ensuite, rétrospectivement, essayer de reconstruire un amont. « C’était comme au commencement du monde ». La phrase est tirée d’« Un amour de Swann »7. Michel Charles l’utilise comme titre d’un chapitre où il propose un « travail archéologique » sur Proust. Qu’est-ce qu’on pouvait lire de la Recherche en 1913 ? On a là, me semble-t-il, un bel et d’ailleurs magistral exemple de ce que j’appelle ici une fausse première lecture, où l’on suppose donc qu’un certain type de lecture, qui existait au départ, qui est aussi le point de départ de l’analyse, a pris fin. Quelle est la meilleure façon de rendre compte, dans une analyse, de ce qui « précède l’interprétation » (p. 14) ? Il s’agit de faire comme si l’interprétation avait eu lieu déjà et qu’on cherche donc, après coup, à expliquer ce qui l’a rendu possible.
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27Deux remarques encore sur le moment, lui aussi provisoire, de la fin de l’analyse. Peut-on espérer arriver, quand on s’intéresse aux virtualités d’une œuvre, à un inventaire « complet » ? La réponse est évidemment négative. « L’idée même de totalisation des éléments composant un texte est absurde » (p. 34). L’idée est « absurde » parce que, comme nous l’avons vu, les textes s’organisent en réseau et qu’un réseau n’a ni début, ni fin. On le parcourt, selon des configurations changeantes, et cela se fait ad libitum.
28On lit, toutefois, dans les pages finales de Composition, où Michel Charles revient aux lectures qu’il a proposées et dresse un bilan, ceci :
Qu’une fois le texte choisi, je le mette dans la meilleure lumière possible, que je cherche à l’« exposer » sous le meilleur jour, cela ne me semble pas faire problème : le meilleur jour est celui sous lequel il va déployer toutes ses possibilités. (p. 422)
29Je relève l’adjectif « tout » dans « toutes ses possibilités ». Il y a donc malgré ce qui précède une petite envie de complétude qui vit dans la psyché de l’analyste, disons : un doux rêve qu’il caresse et qui l’encourage, en somme, à poursuivre son travail, à ne rien lâcher :
La communauté des lecteurs joue ici nécessairement son rôle. Par son action, par la sédimentation de ses interventions, elle a déjà déployé des possibilités de l’œuvre et, même si je ne reprends pas ce « travail », ce dernier joue confusément le rôle d’une caution. Il m’encourage en quelque sorte et me met dans l’illusion que je pourrai déployer tous les possibles. Il n’est pas nécessaire de souligner ce qu’il y a là d’utopie, peut-être même de folie. La recherche a aussi besoin d’illusion. (p. 422)
30« La recherche a besoin d’illusion ». Une illusion nécessaire à la recherche littéraire est-elle la présence d’un « dernier lecteur » mais dont on sait maintenant qu’il n’est pas le contraire du « premier » lecteur, plutôt son semblable, son frère ? Cette fois, je réponds affirmativement à la question.
31Ceci est la seconde remarque et je conclurai donc par là. Ce qu’on va lire date d’une autre époque, où on parlait un langage différent. Roland Barthes, car c’est lui que je vais citer, rêvait de créer un Société des Amis du Texte. À l’époque, on écrivait encore Texte avec un T majuscule. On ne mettait guère en doute l’existence de l’objet. Mais il est vrai que le même Barthes s’empressait d’ajouter que les membres de la Société « n’auraient rien en commun »8. C’était un signe avant-coureur. L’auteur du Plaisir du texte était sans doute déjà à sa façon un « relativiste ». J’en viens au passage qui m’intéresse. Je lis à la page 23 de mon exemplaire de S/Z :
Il n’y a pas de première lecture, même si le texte s’emploie à nous en donner l’illusion par quelques opérateurs de suspense, artifices spectaculaires plus que persuasifs) ; elle n’est plus consommation, mais jeu (ce jeu qui est le retour du différent). Si donc, contradiction volontaire dans les termes, on relit tout de suite le texte, c’est pour obtenir, comme sous l’effet d’une drogue (celle du recommencement, de la différence), non le « vrai » texte, mais le texte pluriel : même et nouveau.9
32De ce point de vue donc, rien n’a changé. Le constat reste valable. Il n’y a pas de « vrai » texte, il n’y a pas de « première » lecture, ni de « dernière ». L’analyse est un work in progress.
33Chers membres de la Société des Amis des Textes Possibles, sachez que nous avons encore du pain sur la planche.