Scènes & partitions : allers-retours
Vers une extension du domaine de la partition
1Le format et le volume de cet ouvrage nous donnent un aperçu du travail titanesque dont il est le fruit : 448 pages délimitées en deux espaces par des couleurs différentes : d’une part, des pages grisées (pages 25 à 232) émanant des recherches de Julie Sermon sur la/les Partition(s) — avec un grand « P » — comme « processus de composition et division du travail artistique » ; d’autre part, des pages dont la tranche blanche contraste avec la première partie témoignent d’expériences et de pratiques diverses (pages 233 à 302), puis d’entretiens (pages 303 à 368) à deux voix, voire plus (discussion collective avec les étudiants de la Manufacture). Pour éviter le risque de la bipartition et consolider l’ensemble, la partie grisée est précédée d’une double introduction : « Bâtir une recherche » par Yvane Chapuis offre un aperçu de l’architecture du volume tout en ancrant les recherches dans la réalité et la diversité d’une équipe et en articulant ce foisonnement autour de « laboratoires », « workshops » et « conférences1 » ; « Le mot partition : usages et associations » se présente comme la synthèse d’une série d’entretiens avec les étudiants de la Manufacture visant à faire émerger les représentations autour de ce concept : « C’est un chemin. Dans ma tête, c’est un peu un dessin. » (Marie Fontannaz, p. 17) Autant de petits cailloux blancs semés sur notre chemin à travers la forêt de partitions qui s’ouvre à nous.
2C’est d’abord la grande diversité des formes et formats de partitions qui nous saisit à l’orée de ce voyage : qu’elle soit musicale ou chorégraphique, notée ou dessinée, papier ou vidéo, concrète ou invisible, réelle ou virtuelle, la partition apparaît bien comme un outil, un intermédiaire d’action/ de performance autant qu’un objet interartistique (p. 7). Et le chemin de se subdiviser alors en trois sentiers : archéologique et généalogique (qu’appelle-t-on partition ?) ; poïétique (processus engagés, « régimes de production et d’actualisation d’une partition ») ; didactique (atouts et limites). Pour nous accompagner dans cette exploration et dessiner une « cartographie de la partition » (p. 11), trente-neuf personnes, chercheurs et artistes, locaux et internationaux, ont contribué à l’aventure, dont l’enjeu étant d’articuler recherche et enseignement en impliquant aussi les étudiants. D’où le caractère éminemment polyphonique (polyphonix2 ?) de l’ensemble. Il s’agit là de l’un des mots-clés de cet ouvrage, l’un des enjeux énoncés pour la partition étant précisément de « structurer la polyphonie dans la diachronie » (p. 60). Autre trait définitoire : la notion abolit la (ré)partition entre écriture et interprétation. Paradoxe que cette opposition entre la partition étymologique (de l’expression latine partitura cancellata, « divisée en compartiments », p. 32) et l’idée d’abolir des frontières, de décloisonner le texte, enfermé dans la page, et son « devenir sensible » (scénique) à l’horizon performatif (p. 39). Il s’agit, dès lors, d’articuler l’écriture à un faire (p. 41) tout en faisant dialoguer le singulier et le pluriel. La partition conduit au partage, amène à une forme d’« humilité vis-à-vis de l’autorité de l’écriture » (p. 102). L’enjeu est de « traverser la parole (la partition) dans tous ses états » voire « en autant d’éclats » (p. 99). Le risque de morcellement est là, et il nous faut souvent nous référer au sommaire — qui a d’ailleurs des airs de partition au vu de la disposition dans l’espace des 4 colonnes, soulignant la portée heuristique d’une telle mise en page3 — pour éviter de se perdre dans les méandres de l’ouvrage. Les synthèses partielles, en fin de chapitres, nous aident à prendre (à retrouver) nos repères dans cette traversée qui nous fait parfois perdre pied (p. 102).
Donner du corps & du chœur aux textes à vocation scénique
3L’idée phare qui nous guide dans cette exploration est souvent rappelée : la partition se trouve à la croisée de différents champs, permettant « la coordination de différents langages scéniques » (p. 86), soit « la prise en charge de la diversité des langages artistiques » (p. 106). Poésie, théâtre, danse, performance donnent lieu à une multitude de points de vue qui s’entrecroisent et se font écho. Si la « qualité partitionnelle d’une écriture » consiste, d’après Noëlle Renaude, à « faire apparaître un corps » (p. 76), Valère Novarina, quant à lui, assimile ses textes à des partitions complexes : « le texte (…) sonne vivant » (p. 97). Attaché à la matérialité sonore du langage dont il vante « l’arc-en-ciel » des phonèmes, ainsi qu’aux Lumières du corps (2006), le dramaturge n’a de cesse de rappeler qu’il « écrit par les oreilles » et se dit sensible au « déroulement respiratoire de la partition ». Antonin Artaud est aussi cité dans son souci d’une littérature incarnée : « Que l’on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur ont donné naissance […] et voici que le langage de la littérature se recompose, devient vivant » (p. 97). La partition permet de rendre intelligible et visible « ce qui ne se décrit pas avec des mots » (p. 90). Son usage appliqué au théâtre contient une comparaison implicite de l’acteur à un instrumentiste dont l’instrument est le corps même (p. 91). En outre, elle matérialise un processus de création horizontal, une création collective, « de concert » (p. 93). À la croisée des arts, elle représente un trait d’union, un appel à la participation du public (« partition d’instructions », p. 113).
4Nous sommes là au cœur (au chœur) du sujet, dans cet entrelacs de lignes horizontales et verticales. La partition permet en effet une lecture tabulaire, voire une « lecture rythmique » (John Cage, p. 107), qui court à travers la page. Elle ouvre des possibles, dès lors que l’on considère à l’instar de l’architecte-paysagiste Halprin que « même une liste de courses ou un calendrier, par exemple, sont des partitions. » (p. 123) Une recette de cuisine apparaît à Jérôme Chapuis (p. 317) comme le meilleur exemple de partition. À cet égard, les croquis d’Halprin sont éloquents, révélateurs des liens qui se tissent en termes de conception et de communication. Il s’agit d’un lieu de « motations », soit de notations permettant de représenter les mouvements, la complexité du cheminement rendu visible par les multiples flèches. Les exemples ne manquent pas, certaines illustrations s’étendant sur une double-page pour mieux rendre compte de l’espace-partition (p. 74). Les « Notations de rire » (A. Baehr, 2008, p. 74‑75, que l’on retrouve pour un entretien à la page 351 « Tout peut être regardé comme partition »), visant à « restituer le rire dans sa double dimension corporelle et sonore » (p. 70) ou encore « L’Amiral cherche une maison à louer », poème « simultan » (sic) de Tzara (p. 66‑67) se donnent ainsi à lire — à voir — dans toute leur ampleur. Les partitions colorées de Robert Filliou (L’Immortelle mort du monde, 2014) s’étendent même sur trois pages. On aurait aimé qu’une table des illustrations répertoriant les nombreuses partitions qui traversent ces pages nous permette de cheminer plus aisément dans les dédales de l’ouvrage.
Le « devenir partition » d’un poème
5Le poème, assurément, se trouve au cœur du sujet. Depuis le « geste inaugural » du Coup de dés de Mallarmé (p. 55) qui renoue avec la perspective d’une pratique oralisée de la poésie, Les Mots en liberté de Marinetti ont concrétisé le « style orchestral » et « polyphonique » caractéristique selon le fondateur du Futurisme de la littérature de l’avenir (p. 73). Depuis, Bernard Heidsieck est passé par là, avec pour fameux dessein de « remettre le poème debout », de le restituer dans sa verticalité scénique en le projetant « physiquement dans l’espace dans le cadre de Lectures Publiques » comme nous le rappelle l’auteure (p. 58). D’où ses « poèmes-partitions » dont on regrettera de ne pas avoir d’aperçu (typo)graphique tant ils nous semblent éminemment révélateur de cet art d’orchestrer la parole sur la page (p. 55).
6On pourra entre autres regretter l’absence de mention de Patrick Dubost, figure emblématique de la poésie sonore et graphique contemporaine, qui, dans « Tout poème est une partition », précise qu’il s’agit là d’« une partition dont le codage, bien sûr, n’appartient qu’au poète, mais dont l’interprétation est possible par tous, dans une relative liberté de jeu » et dont « l’instrument est la voix parlée4 ». Le jeu devient alors co-création : « la partition permet à l’interprète d’être le co-créateur » (p. 128) Certains des « poêmes » de Dubost (Armand le poête) sont d’ailleurs distribués par l’artiste lors de ses performances, afin d’inviter le public à entrer dans la danse.
7De même, le témoignage d’Édith Azam (2018) aurait pu apporter de l’eau au moulin de l’étude de la notion, elle qui évoque la partition des silences qui repose sur l’incarnation, sur « l’ensemble des présences » :
Je veux dire par là que ce qui tient, nous tient ensemble, se trouve dans… la partition des silences. Et pour le coup, cette partition est jouée par l’ensemble des présences… Il est là le partage, dans cet agglomérat de silences qui permet qu’une langue se dépose…
8Propos qui n’est pas sans lien avec la contribution de Nicolas Doutey dans le présent ouvrage (p. 419). En outre, les partitions de Vincent Barras n’auraient-elles pas pu figurer parmi les formes inventoriées, d’autant que celui-ci figure parmi les membres de l’équipe, en tant que spécialiste de poésie sonore (p. 14) ? Enfin, le travail de Jean-Pierre Bobillot, poète et poéticien, mériterait d’être davantage approfondi à la lumière de son concept de médiopoétique et plus spécifiquement au sujet de l’« imaginaire partitionnel5 ».
Un espace générateur de jeu & de créativité
9Au foisonnement partitionnel dont la partie grisée offre un aperçu, s’ajoutent les expériences, témoignages, entretiens et autres « focus » qui se déploient au fil des pages.
10Au gré de la réflexion, la notion s’avère à géométrie variable : « le mot partition s’ouvre et ses contours sont assez flous » (p. 305). La limite entre texte et partition pose question, la différence pouvant être appréhendée en termes de mouvement (p. 306), de vie, s’agissant de « réinjecter de la vie dans la lettre — supposée morte — de l’écrit » (p. 157). Au sein de cet espace de jeu, l’orchestration d’une parole sur la page (p. 55), la répartition des rôles ou des voix (par exemple pour le canon à dire Les Deux Côtés du plâtre, 2005, pièce pour 4 voix, p. 257), des actions en puissance ou puissances d’action (p. 210) permettant à l’acteur de devenir « auteur de son jeu » (p. 219). Au-delà d’un simple « plan de la performance », c’est la problématique auctoriale qui est ici en jeu, ainsi qu’un rapport à l’oralité comme « matière vivante » (p. 265). Des partitions liturgiques (p. 374) aux partitions éphémères donnant lieu à des digital performances (p. 429), l’éventail est large et offre un aperçu vertigineux des potentialités de la notion dans le champ des pratiques scéniques, jusqu’à l’idée d’une « partition vivante » qui serait incarnée par Cage : « l’homme-partition » (p. 329).
De nouveaux horizons pour la partition ?
11Si le terme nous évoque d’autres références, c’est précisément parce qu’il s’agit d’une notion-clé pour la réflexion, dont le potentiel heuristique mérite d’être rappelé, qu’il s’inscrive dans le champ des performances théâtrales, poétiques ou chorégraphiques.
12À l’impossible exhaustivité, nul n’est tenu6 : retenons surtout le beau foisonnement réflexif dont témoigne cet ouvrage — réflexion qui pourrait d’ailleurs s’étendre avec profit à d’autres champs, tels que la didactique et la linguistique : de fait, les analyses en « grilles », initiées par Claire Blanche-Benveniste, ne pourraient-elles être appréhendées comme une forme de partition à vocation d’analyse syntaxique7 ? Dans le champ didactique, enfin, le concept pourrait ouvrir des horizons pour la mise en œuvre et l’étude de la multimodalité : à quand les partitions de cours, sous la forme de « partitions-matrices » (p. 157), celles-ci se caractérisant précisément par leur évolutivité ?