Représentations secondes, ou l’œuvre des spectateurs
1Issu d’un colloque tenu à l’Université de Lausanne en avril 2016 dans le cadre du projet « Naissance de la critique dramatique » financé par le Fonds National Suisse, le volume rassemblé par Delphine Abrecht, Lise Michel et Coline Piot offre une réjouissante galerie de Portraits de spectateurs de théâtre qui s’ouvre significativement sur l’un des célèbres « croquis pris au théâtre » publiés par Honoré Daumier en 1864 : une série de têtes riantes ou grimaçantes aperçues depuis la rampe de scène, figures anonymes agglutinées à pertes de vue comme un troupeau inquiétant d’animaux à la fois disciplinés et tapageurs, spectateurs donnés en spectacle à l’instant des applaudissements. Le caricaturiste du Charivari faisait ainsi œuvre des réactions de spectateurs, en élaborant du même coup un regard singulier sur le fait théâtral : le dispositif est sans doute aussi vieux que l’histoire du théâtre, si l’on songe à Aristophane, et au moins aussi constant que celui du théâtre dans le théâtre.
2Les douze contributions réunies se proposent d’interroger « les formes d’intégration et de réélaboration, dans les œuvres littéraires, scéniques, picturales, performatives ou cinématographiques, des réactions et jugements des spectateurs de théâtre du xvie siècle à nos jours » — soit : des « comédies de spectateurs » des années 16601, dont La Critique de l’École des femmes demeurent le modèle inégalé, jusqu’aux dispositifs du théâtre contemporain « dans lesquelles les attitudes des spectateurs deviennent, en direct ou en différé, la substance du spectacle » (p. 10).
3De prime abord, l’enquête trouve à s’inscrire dans les recherches poursuivies depuis une vingtaine d’années déjà sur la « condition spectatrice », comme le rappellent les coordinatrices du volume dans un texte de présentation qui vaut aussi comme un état présent des travaux sur les publics de théâtre :
[Le présent ouvrage vient] prolonge[r] l’intérêt développé depuis une vingtaine d’années déjà pour le point de vue des spectateurs, dont témoignent les nombreux ouvrages sur la condition spectatrice2, sur les manières de concevoir, à chaque époque, les liens entre l’œuvre théâtrale et le spectateur3, et sur les manifestations les plus concrètes de la salle4. L’enquête rejoint en deuxième lieu, plus spécifiquement, certaines réflexions ouvertes sur les zones d’application et de compétence de la critique théâtrale à différentes époques, et sur les formes, y compris les moins théoriques, des discours sur le théâtre5. Elle fait également profit de recherches menées à nouveaux frais sur les zones intermédiaires entre l’œuvre et le commentaire, le texte premier et le discours second6, l’œuvre et le discours critique7. Les travaux de F. Naugrette, Marie-Madeleine Mervant-Roux et plus récemment le volume paru sous la direction de F. Cavaillé et C. Lechevalier sur la mise en récit des expériences de spectateurs8 témoignent notamment de la fécondité de ce questionnement dans le domaine des études théâtrales. (p. 10-12)
4La richesse du sommaire suffit à le révéler, qui fait voisiner par exemple Dan Graham et Subligny, Hamlet et L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, Bayreuth et les théâtres parisiens du siècle des Lumières : les œuvres qui font œuvre des réactions à un spectacle théâtral sont si nombreuses, et si bien diversifiées dans leurs formes, qu’il pourrait s’agir là d’un mode spécifique de réception du théâtre, en même temps que d’un processus de création artistique à la puissance deux.
5Ces « représentations secondes » où un créateur entend faire œuvre de la réception d’un spectacle antérieur suscitent de troublantes questions théoriques quant aux frontières entre réception et création, critique théâtrale et œuvre d’art, œuvre et non-œuvre, texte et métatexte, fiction et témoignage — dans la mesure où ces œuvres réélaborent nécessairement et, le cas échéant, instrumentalisent ou travestissent les figures de spectateurs réels ou imaginaires dans l’exercice d’un jugement autonome. Les authentiques réécritures et les reprises parodiques, qui ont davantage occupé les chercheurs, posent certes des questions voisines, mais les cas où l’œuvre seconde prend la forme d’une représentation de spectateurs en action constituent bien une configuration spécifique.
6Telle est en tous cas l’hypothèse qui sous-tend l’ensemble des contributions, dont la diversité vient illustrer deux autres difficultés également grosses d’enjeux théoriques. La première est que parmi tous ces « produits dérivés » d’une représentation théâtrale, certains « font » davantage « œuvre » que d’autres : il faut admettre l’existence de degrés dans la « mise en œuvre », sans qu’il soit possible de s’accorder sur ce qui « fait œuvre » dans les discours sur le fait théâtral. La seconde : si certaines œuvres présentant des spectateurs en train de réagir à un spectacle se font l’écho d’une réception réelle ou, plus sûrement encore, du jugement de celui qui dresse ce portrait, dans d’autres cas, la réception est simplement « à l’œuvre » dans la représentation des spectateurs — sans préjuger du fait que la représentation puisse venir modifier une réception préalable en conditionnant les jugements futurs : Georges Forestier et Claude Bourqui ont pu ainsi montrer dans leur édition de La Critique de l’École des femmes pour la « Bibliothèque de la Pléiade » (2010) que le débat que met en scène Molière entre les spectateurs, évidemment fictifs, de L’École des femmes ne correspond nullement à une querelle authentique et n’a peut-être pas d’autre but que d’inviter durablement à penser que la pièce première avait fait l’objet d’une réception polémique…
7Chacune des contributions montre à sa façon que « les figurations de spectateurs, à chaque époque et jusqu’à aujourd’hui, conduisent en réalité à interroger l’état du discours critique qui leur est contemporain, que ce soit pour établir des lignes de recoupement ou pour en montrer les failles et les insuffisances » (p. 13). Et les dispositifs imaginés par les auteurs seconds ne sont jamais dissociables d’une idée du théâtre9. La forme dramatique donne accès directement à des formes possibles d’usages du théâtre : usages sociaux et moraux dans les « applications » de l’Andromaque de Racine que les personnages de la Folle Querelle de Subligny, étudiée par Lise Forment, font à leur propre situation ; usages sociaux ou politiques dans les réactions des personnages de Jonson, Shakespeare et Molière qu’analyse Clotilde Thouret ; usages existentiels du théâtre dans les témoignages de spectateurs mis en scène par Jérôme Bel dans sa Cour d’honneur, évoquée par Delphine Abrecht. Ces représentations secondes manifestent également les aspirations de la critique théâtrale : Véronique Lochert, qui s’attache à la représentation de spectatrices anglaises et françaises au xviie siècle, révèle la quête d’une voix critique féminine dès ce moment de l’histoire du théâtre ; Isabelle Ligier-Degauque montre comment la comédie Les Huit Mariamne d’Alexis Piron (1725) tourne efficacement en dérision la versatilité du public. Revenant après Pierre Bayard sur la pièce intérieure d’Hamlet, Romain Bionda s’interroge sur les réactions qu’appelle, en tout spectateur, l’attitude du héros face à la pièce représentée au sein de la fiction. Lorsque la performance du comédien intègre en direct les réactions et mouvements de ceux qui y assistent, comme dans le cas de Performer/Audience/Mirror de Dan Graham médité par Christophe Kihm, on doit se demander si le spectacle ne poursuit pas la « relève » de la notion même de représentation par celle d’expérience.
8Les formes narratives intègrent les figures de spectateurs de théâtre selon d’autres modalités, comme le montre d’abord Fabien Cavaillé en lisant en miroir les choix narratifs du voyageur Jean Chardin dans son compte rendu des spectacles orientaux et le récit des spectacles parisiens dans Les Lettres persanes de Montesquieu. Christophe Imperiali s’interroge sur la récurrence, au sein de fictions narratives du second xxe siècle, de figures de spectateurs assistant au festival de Bayreuth pour éclairer en retour quelques impensés de la critique wagnérienne. Aux frontières entre œuvre et critique, les « anecdotes dramatiques » qui se constituent dès le xviiie siècle en véritable genre, contribuent à « lier durablement les pièces aux micros-événements qu’elles ont suscités », comme Sophie Marchand en fait la rigoureuse démonstration.
9Les arts visuels offrent un autre éclairage encore, comme le soulignent les éditrices :
Les analyses que Cyril Lécosse livre des représentations du public du mélodrame réalisées par le peintre Louis-Léopold Boilly contextualisent les traits et les attitudes des spectateurs au regard d’une certaine esthétique picturale de la foule et des visages. Ce faisant, elles ouvrent à un décentrement fécond des représentations de spectateurs, et du rapport au théâtre. Marie-Madeleine Mervant-Roux, en étudiant le film L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, montre quant à elle comment les moyens propres au septième art permettent, par le jeu des plans et des séquences, le choix des lieux ou la gestuelle des acteurs, de donner à voir la genèse même de la structure théâtrale. (p. 14)
10Chacun des dispositifs ici étudiés vient ainsi illustrer à sa façon les modalités d’un discours critique qui se démarque de tous les autres discours dont les spectacles dramatiques peuvent être l’objet : ces œuvres qui font œuvre d’une réception dramatique ne relèvent ni de la critique de goût, ni du commentaire savant, ni celui du discours théorique, ni celui de l’analyse sémiologique. À parcourir cette galerie de portraits des spectateurs, on reste toutefois frappé par la dimension régulièrement ludique du procédé : la vertu proprement critique de ces « représentations secondes » tient pour beaucoup à leur manière à la fois sérieuse et « enjouée » de traiter la chose théâtrale, pour le dire d’un mot issu de la culture galante des années 1660. Si bien que l’enquête qu’appellent de leurs vœux Delphine Abrecht, Lise Michel et Coline Piot pourrait bien venir enrichir un répertoire qui remonte à la plus haute Antiquité : celui du soudogeloion.