Le corps et son environnement
Département d’études françaises, University of Toronto
Les 28 et 29 avril 2022
Invitée d'honneur : Prof. Béatrice Galinon-Mélénec, Professeur des universités émérite en sciences de l’information et de la communication
UMR IDEES-CNRS 6266, Unité Mixte de Recherches Université de Normandie-CNRS
Certains géologues considèrent que nous avons basculé dans l’anthropocène (Steffen et al.), l’ère où l’humain serait devenu le principal acteur des transformations naturelles sur Terre. Malgré l’importance que leur a conféré l’histoire, la révolution scientifique et l’industrialisation, qui ont respectivement fait de la nature une grande machine dont l’humanité pourrait maitriser les lois (Garrard 68) et une ressource qu’il lui reviendrait d’exploiter (Schoentjes 47), voient aujourd’hui leur rôle reconnu dans cette sortie de l’holocène. Puisque c’est ainsi le rapport d’instrumentalisation des humains à la nature que nous sommes appelés à revoir, la littérature ne doit pas être considérée comme un discours refermé sur lui-même et incapable de pragmatisme, mais plutôt comme ce qui peut raccorder nos mentalités au réel. Ne peut-on en effet réapprivoiser Gaïa en feuilletant Walden de Henry David Thoreau ou Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson ?
Resituer le corps au centre des textes que l’on lit, c’est concevoir le sujet non plus uniquement comme l’opérateur d’une construction de la nature, mais comme le commutateur de ses impressions désordonnées. Le corps est « la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes » (1592) suggère Merleau-Ponty, mais on peut simultanément y voir l’espace d’une pré-réflexion, auquel une forme d’autonomie peut être prêtée. Lorsqu’il va fouler l’herbe dans les sentiers, Rimbaud ne promet-il pas dans « Sensation » : « Je ne parlerai pas, je ne penserai rien » (35) ? Comment la littérature dit-elle les formes de proximité, représente-t-elle les environnements du corps ? Porte-t-on suffisamment attention aux corps qui se meuvent, meurent ou s’éprennent dans les textes littéraires ?
Le corps, entendu comme récepteur de nos expériences, permet justement de reconsidérer notre rapport dualiste aux animaux (Schaeffer) et à la nature (Descola). Pensons au paysage dont notre perception trace les contours, vacillant entre propriétés objectives et projections subjectives, sa signification étant « modelée tant par la mémoire collective que par l’initiative individuelle » (Collot 217). Ou encore au phénomène des traces qui, nées d’un contact fortuit, rendent visible ce qui se dérobe à notre vue, témoignant par leur présence de l’absence du corps ayant laissé son empreinte sur la terre. Et inversement, ne pourrait-on pas considérer que la nature laisse aussi ses traces sur l’individu, structurant ses impressions, ses pensées, ses écrits ?
Flouter les frontières entre nature et culture, entre humain et non humain, nous incite en outre à une réflexion féministe (Federici) et postcoloniale (Collectif ZoneZadir), qui prenne en compte la matérialité des corps, les attachements différentiels aux lieux et les identités que façonne l’espace géographique, discursif et social. Puisque l’universalisme cède ici la place aux « savoirs situés » (Haraway), le texte littéraire peut servir de passerelle vers des connaissances locales, fondées sur « une vue partielle et une voix limitée » (Haraway 127). La littérature n’offre-t-elle pas en effet une voie d’accès privilégiée à l’expérience de la multiplicité, de la polyphonie et de l’altérité ? Les récits romanesques et intimes, peuvent-ils contrecarrer le discours colonial et briser « le silence des subalternes [qui] se confond avec celui des minéraux, des animaux et des végétaux » (Boizette et al. 70) ?
S’immerger dans l'idylle de la vie champêtre des pastorales, parcourir un archipel finlandais en suivant le regard documentaire de Claude Simon, découvrir la communauté innue de la Côte-Nord dans les récits de Naomi Fontaine ou s’enflammer avec Martine Delvaux face à l’avenir de notre planète : la littérature nous met à l’écoute de l’espace naturel, nous attache aux lieux, réels ou fantasmés, et nous fait ressentir le paysage à travers le regard de l’autre.
Les pistes suivantes – non exhaustives – pourront être explorées :
- Les rapports de la littérature à l’écologie dans l’écopoétique (Schoentjes) et l’écocritique (Garrard).
- Les approches littéraires de l’espace dans la géocritique (Westphal, Collot) et la géopoétique (White).
- Les théories féministes, écoféministes et postcoloniales.
- Les représentations artistiques et historiques de la nature.
- La reconsidération de la notion d’anthropomorphisme (Plas).
- Les écritures du corps.
- Les coupures épistémologiques entre sujet/objet, nature/culture, corps/esprit.
- Les théorisations du corps en sciences humaines : phénoménologie (Merleau-Ponty), biopouvoir (Foucault), Umwelt (Uexküll).
- La confrontation des différentes acceptions de « corps » (humain, animal, floral).
- Les traces des corps ; la considération du signe ou du texte comme corps (Derrida).
- Le corps dans les récits de voyage.
- Les corps animaux et la zoopoétique (A. Simon).
Les propositions d’environ 250 mots, émanant non seulement des études littéraires, mais plus généralement des sciences humaines, devront être envoyées avant le 22 janvier 2022 à cette adresse : colloquesesdef2022@gmail.com.
Le colloque se tiendra les 28 et 29 avril 2022 en mode hybride sur le campus St. George de l’Université de Toronto et en visioconférence. Prière de préciser votre mode de participation sur la proposition. Les étudiant.e.s à la maîtrise et au doctorat ainsi que les postdoctorant.e.s et jeunes chercheur.e.s y sont convié.e.s.
*
BOIZETTE, Pierre, Xavier GARNIER, Alice LEFILLEUL et Silvia RIVA, « Écopoétiques décoloniales », Littérature, n° 201, 2021, p. 66‑81.
COLLECTIF ZONEZADIR, « Zones à dire. Pour une écopoétique transculturelle », Littérature, no 201, 2021.
COLLOT, Michel, « Points de vue sur la perception des paysages », Espace géographique, vol. 15, n° 3, 1986, p. 211-217.
CORBIN, Alain, Jean-Jacques COURTINE, Georges VIGARELLO et al., Histoire du corps, Paris, Seuil, 2006.
DERRIDA, Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
DELVAUX, Martine, Pompières et pyromanes, Montréal, Héliotrope, 2021.
DESCOLA, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
DIDI-HUBERMAN, Georges, La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Éditions de Minuit, 2008.
FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Paris, Éditions Entremonde, 2017.
FONTAINE, Naomi, Shuni, Montréal, Mémoire d’encrier, 2019.
FOUCAULT, Michel, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1996.
GARRARD, Greg, Ecocriticism, Londres et New York, Routledge, 2012 [2003].
HARAWAY, Donna, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Paris, Éditions Exils, 2007.
LATOUR, Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
MERLEAU-PONTY, Maurice, Œuvres, Paris, Gallimard, 2010.
PLAS, Élisabeth, Le Sens des bêtes. Rhétoriques de l’anthropomorphisme au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021.
RIMBAUD, Arthur, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2009.
SCHAEFFER, Jean-Marie, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.
SCHOENTJES, Pierre, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015.
SIMON, Anne, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, 2021.
SIMON, Claude, Archipel et Nord, Paris, Éditions de Minuit, 2009 [1974].
STEFFEN, Will, Jacques Grinevald, Paul Crutzen et John McNeill, « Anthropocene: Conceptual and Historial Perspectives », Philosophical Transactions: Mathematical, Physical and Engineering Sciences, vol. 13, 2011, p. 842-867.
TESSON, Sylvain, Dans les forêts de Sibérie, Paris, Gallimard, 2011.
THOREAU, Henry David, Walden, Oxford, Oxford University Press, 2020 [1854].
UEXKÜLL, Jacob von, Mondes animaux et mondes humains, Paris, Denoël, 1965 [1921].
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, 2007.
WHITE, Kenneth, Le Plateau de l’albatros. Introduction à la géopoétique, Paris, Grasset, 1994.