Lectures du CRP19 – Neuvième édition
La Femme au XVIIIe siècle d’Edmond et Jules de Goncourt
16 septembre 2023
Avec le soutien du CRP19
Depuis plusieurs années, les « Lectures du CRP19 », organisées par les doctorantes et les doctorants du Centre de Recherche sur les Poétiques du XIXe siècle, laboratoire rattaché à l’ED 120 de l’Université Sorbonne Nouvelle, s’intéressent aux œuvres méconnues d’auteur.rice.s consacré.e.s. La neuvième édition propose cette année de redécouvrir La Femme au XVIIIe siècle (1862) d’Edmond et Jules de Goncourt.
Malgré plusieurs éditions au XIXe siècle, le texte de La Femme au XVIIIe siècle devra attendre près d’un siècle avant d’être publié à nouveau, en 1982, chez Flammarion, avec une préface d’Élisabeth Badinter. La réédition de l’œuvre en 2021 dans la même maison ainsi que chez Nouveau Monde Éditions indique l’intérêt croissant pour l’historiographie consacrée aux femmes en général et pour la place de l’histoire au sein des études goncourtiennes[1]. Bien que le XVIIIe siècle des deux frères ait souvent été associé à leur rapport à l’art, en tant que critiques et en tant que collectionneurs, on accorde aujourd’hui davantage d’attention à leurs travaux historiques comme un lieu d’élaboration esthétique et de positionnement idéologique. Si Edmond et Jules revendiquent leur statut de précurseurs d’une nouvelle approche historique, « l’histoire sociale retrouvée sous l’histoire[2] », leurs contemporains reconnaissent moins en eux des historiens sérieux et méthodiques, que des peintres passionnés et fantasques, voire idolâtres, à reléguer du côté de la fiction et du plaisant. Pourtant, les deux frères n’ont pas complètement tort lorsqu’ils se déclarent précurseurs d’une nouvelle histoire : ils s’éloignent de l’histoire officielle, politique et diplomatique qui a cours, et privilégient une histoire des mentalités et des mœurs (vêtement, hygiène, alimentation, famille et éducation, mariage, politesse et coutumes, pratiques religieuses…), ce qui ferait de leurs travaux une préfiguration de l’école des Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre selon Jean-Paul Clément[3].
Cette vision se fonde sur l’étude de « personnages oubliés ou dédaignés par l’histoire[4] » comme ils le clament dans la préface des Portraits intimes du XVIIIe siècle (1857-1858). C’est assez tôt qu’ils envisagent la centralité des femmes pour établir une histoire du XVIIIe siècle, dédiant de belles lignes dans leur pamphlet La Révolution dans les mœurs (1854) à la vieille femme, qui « porte sur sa béquille le monde français[5] » de 1700 à 1789. Les principes de leur approche méthodologique et esthétique sont délimités dans leurs deux premiers ouvrages, l'Histoire de la société française pendant la Révolution (1854) et l'Histoire de la société française pendant le Directoire (1855) : spectacularité passant par le fourmillement des détails, refus de la tonalité épique traditionnelle, et silence sur les « grands » événements au profit des « miettes historiques[6] », comme les qualifie Barbey d'Aurevilly. Avec les Portraits intimes du XVIIIe siècle, ils mettent en scène l'individu, ramené à la vie grâce à des archives personnelles qui prennent désormais le pas sur la voix narrative. Les Goncourt resserrent ensuite leur perspective sur les femmes dans l'Histoire de Marie-Antoinette (1858) et dans Les Maîtresses de Louis XV (1860). Cet ensemble historique riche est couronné par La Femme au XVIIIe siècle (1862), la dernière de leurs œuvres historiques, bien que l’histoire continue de nourrir leur critique d’art (L’Art au XVIIIe siècle, 1859-1870) ou leurs romans à travers certains personnages (par exemple, Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux, 1865).
Pour peindre leur Femme au XVIIIe siècle, les Goncourt n’ont pas choisi la chronologie historique, mais ils lui ont préféré une temporalité plus intime, privée, allant de la naissance à la mort, et qui se déploie dans le cadre de chapitres thématiques (« La société – les salons », « l’amour », « la vie dans le mariage »…). Les cinq premiers chapitres suivent l’évolution de la femme entre sa naissance et son mariage, puis y succèdent deux chapitres sur « La femme de la bourgeoisie » et « La femme du peuple – la fille galante », qui ne font pas l’objet du même intérêt de la part des écrivains, tant il est vrai que la femme du XVIIIe siècle ne peut être à leurs yeux que celle de l’aristocratie ! Trois autres sections sont consacrées à la beauté, à l’intelligence et à l’âme de la femme, et les deux derniers chapitres évoquent enfin la vieillesse et la mort. Si de l’ouvrage se dégage un portrait vivant de la femme aristocrate, au singulier, c’est par le biais d’une multitude de petits portraits, anonymes ou célèbres, et par mille anecdotes que les Goncourt le constituent.
La jeune fille puis la femme du XVIIIe siècle apparaissent d’abord au lecteur comme un corps savamment orné et qui se doit d’être dompté pour répondre aux exigences, aux goûts mondains et esthétiques du siècle. Toilette, coiffure, maquillage, les Goncourt peignent avec minutie la succession et la variété des modes. Empruntant souvent leurs motifs et scènes à l’art pictural, les auteurs nous ouvrent les portes du quotidien public et privé de la femme : son lever, ses occupations, ses repas, ses sorties… C’est aussi sa vie familiale et morale que nous découvrons au plus près : pour la femme comme pour l’homme, l’amour est identifié à la volupté, et il s'agit de goûter sans entraves aux liaisons sans engagement et sans lendemain. A ce train de vie étourdissant s’ajoute un intérêt marqué voire frénétique pour les découvertes et travaux de l’esprit. Intelligentes, les femmes, aux yeux des Goncourt, brillent moins par leurs œuvres littéraires, artistiques ou scientifiques que par leur rôle de brillantes protectrices dans ces domaines.
La préface à la première édition expose de manière succincte la façon dont les deux frères ont pensé leur projet. Affirmant d’emblée que le XVIIIe siècle a été jusque-là « négligé » par les historiens, les Goncourt prétendent apporter des innovations à la méthode historique contemporaine, par le recours systématique à une masse de documents d’époque inédits (brochure, manuscrit, lettre, mémoire judiciaire…) qui permettent de restituer les « passions », les « idées », les « modes morales » et « matérielles » de ce siècle. Or, comme l’a relevé Jean-Louis Cabanès[7], il y a là une certaine exagération de leur part : bien que l’originalité des Goncourt soit indéniable, le XVIIIe siècle suscite un réel engouement à leur époque, et eux-mêmes ont des précurseurs (Touchard-Lafosse, Capefigue, Houssaye, Michelet…).Toujours est-il que le projet de La Femme au XVIIIe siècle s’inscrit dans une esthétique plus globale que l’on peut qualifier de résurrectionniste. La préface laisse penser que l’étude de la femme du XVIIIe siècle est surtout pour les Goncourt une voie de plus pour percer les secrets de ce siècle et le faire revivre, dans le sillage de leurs précédents ouvrages historiques, où il était question de cette « histoire intime[8] » que les Goncourt appellent de leurs vœux.
L’originalité des approches documentaire et esthétique des Goncourt, ainsi que la vision des femmes et de la société au XVIIIe qu’ils construisent dans cet ouvrage nous invitent aujourd’hui à proposer une journée d’étude pour le (re)découvrir. Celle-ci est ouverte aux littéraires comme aux historien.ne.s et aux historien.ne.s de l’art, et différentes approches pourront être explorées, comme par exemple celle de l’analyse numérique. Les propositions de communication pourront notamment s’inscrire dans les axes de recherche suivants :
Perspectives critiques :
Questions de réception et de généricité.
La méthode des Goncourt.
La femme au XVIIIe siècle selon les Goncourt et les nouveaux acquis de l’historiographie sur le sujet.
Représenter “la” femme.
Positionnement idéologique et regard sur la société.
Enjeux stylistiques et structurels :
L’ouvrage au sein de l’œuvre générale des Goncourt.
Dialectique entre le type et l’individu.
La picturalité.
Style et séduction.
Questions thématiques :
Théâtre et théâtralité.
La conception de l’amour.
Le déchiffrement du corps féminin (vêtement, coiffure, maquillage, geste…).
Une collection de portraits.
L’intime et le privé.
[1] Sur l’histoire des Goncourt et leur travail en tant qu’historiens, voir la première partie des actes du colloque de 2003 (Jean-Louis Cabanès, Pierre-Jean Dufief, Robert Kopp et Jean-Yves Mollier (dir.), Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005) mais aussi les actes du colloque de 2015 (Eléonore Reverzy et Nicolas Bourguinat (dir.), Les Goncourt historiens, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2017).
[2] E. et J. de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, t.II, Paris, Robert Laffont, 1989, p.132, 10 février 1868.
[3] Jean-Paul Clément, « Les Goncourt, historiens de la Révolution et du Directoire », in Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005.
[4] E. et J. de Goncourt, Préface aux Portraits intimes du XVIIIe siècle (1856), in Préfaces et manifestes littéraires, Paris, G. Charpentier, 1888, p.193.
[5] Id., La Révolution dans les mœurs, in Cahiers Edmond et Jules de Goncourt n°15, 2008 [1854], p.163.
[6] Jules Barbey d’Aurevilly, « Bibliographie. Histoire de la Société française pendant la Révolution par MM. Edmond et Jules de Goncourt », Le Pays, 26 avril 1854, p.3.
[7] Voir notamment « Les Goncourt, amateurs d’histoire », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n°12, 2005, « Les Goncourt historiens », p.19-35.
[8] Edmond et Jules de Goncourt, Première préface à l’Histoire de la société française pendant la Révolution (1854), in Préfaces et manifestes littéraires, op. cit., p.180.
Calendrier et conditions de soumission : Les propositions de communication comprenant un résumé de 250 à 500 mots ainsi qu'une courte biobibliographie sont à envoyer avant le 21 mai 2023 à l’adresse suivante : lecturesducrp19@gmail.com. Elles seront évaluées par le comité scientifique.
La journée d'étude se tiendra le samedi 16 septembre 2023 à la Maison de la Recherche, 4 rue des Irlandais, en salle Athéna. La prise en charge des frais de transport n'est pour le moment pas assurée.
Comité scientifique : Scarlett Beauvalet, Pierre Dufief, Béatrice Laville, Florence Lotterie, Vérane Partensky, Éléonore Reverzy.
Organisatrices : Fatemeh Eslami Moghadam, Iliana Kizilos, Alice Mugierman.
Bibliographie indicative non exhaustive :
Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 12, 2005, « Les Goncourt historiens ».
Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 23, 2016, « Le XVIIIe siècle des Goncourt ».
ADAMY, Paule, « Un bijou trop discret ou La Femme au XVIIIe siècle », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 6, 1998, « Les Goncourt dix-huitiémistes », p. 134-165.
BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Scarlett, Les Femmes à l'époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Belin, 2003.
BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Scarlett, et BERTHIAUD, Emmanuelle, Le Rose et Le Bleu. La fabrique du féminin et du masculin, Paris, Belin, 2016.
BLIX, Göran, « Les Goncourt et l’histoire-résurrection », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 17, 2010, « La biographie – La fantaisie », p. 45-61.
DE FALCO, Domenica, La Femme et les personnages féminins chez les Goncourt, Paris, H. Champion, 2013.
DIDIER, Béatrice, « La Femme au XVIIIe siècle ou Qu’est-ce que la littérature ? », in Jean-Louis CABANÈS, Pierre-Jean DUFIEF, Robert KOPP et Jean-Yves MOLLIER (dir.), Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 43-51.
FUMAROLI, Marc, « Le “siècle” des Goncourt ou le XVIIIe siècle réhabilité », in Jean-Louis CABANÈS, Pierre-Jean DUFIEF, Robert KOPP et Jean-Yves MOLLIER (dir.), Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 17-28.
KEMPF, Roger, « La misogynie des frères Goncourt », in Jean-Louis CABANÈS, Pierre-Jean DUFIEF, Robert KOPP et Jean-Yves MOLLIER (dir.), Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005.
KOPP, Robert, introductions à Sophie Arnould et à Histoire de Marie-Antoinette d’Edmond et Jules de GONCOURT, Les Maîtresses de Louis XV et autres portraits de femmes, Paris, R. Laffont, 2003.
LOTTERIE, Florence (dir.), Les voies du genre. Rapports de sexe et rôles sexués, XVIe-XVIIIe siècle, Littératures classiques, n° 90, 2016.
MONTÉMONT, Véronique, « Être femme au XVIIIe siècle », in Catriona SETH (éd.), La Fabrique de l’intime. Mémoires et journaux de femmes au XVIIIe siècle, Paris, R. Laffont, 2013.
REVERZY, Éléonore, et BOURGUINAT, Nicolas (dir.), Les Goncourt historiens, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2017.
THOMAS, Catherine, Le Mythe du XVIIIe siècle au XIXe siècle (1830-1860), Paris, H. Champion, 2003.
THOMAS, Catherine, « L’histoire du XVIIIe siècle, “privilège exclusif absolu” des Goncourt », in Pierre-Jean DUFIEF (dir.), Les Goncourt diaristes, H. Champion, 2017, p. 197-210.
THOMAS, Catherine, « Les Goncourt au miroir du XVIIIe siècle : des Portraits intimes au portrait de soi », in Colette BECKER, Jean-Louis CABANÈS et Jean-Marc HOVASSE (dir.), Écrire l’intime au temps du réalisme et du naturalisme. Mélanges offerts à Pierre-Jean Dufief, Paris, H. Champion, 2020, p. 233-244.
THOMAS, Catherine, introduction aux Portraits intimes du XVIIIe siècle, Œuvres complètes d’Edmond et Jules de Goncourt, Œuvres d’histoire, (t. IV), Paris, H. Champion, 2019.
VISSIÈRE, Jean-Louis, « Deux regards sur la femme du XVIIIe siècle : Michelet et les Goncourt », in France MARCHAL-NINOSQUE (dir.), Ruptures et continuités. Des Lumières au symbolisme. Actes du colloque international de Besançon des 18-20 septembre 2002, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2004, p. 243-248.
RESPONSABLES : Fatemeh Eslami Moghadam, Iliana Kizilos, Alice Mugierman
ADRESSE : Paris, Maison de la Recherche de l'université Paris 3 - Sorbonne nouvelle, 4 rue des Irlandais, 75005 Paris
CONTACT : lecturesducrp19@gmail.com