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L'érotisme des bêtes, du Moyen Age au XVIIIe s.

L'érotisme des bêtes, du Moyen Age au XVIIIe s.

Publié le par Marc Escola (Source : A. Volpilhac)

 Appel à communication :

« L’érotisme des bêtes du Moyen Âge au XVIIIe siècle » 

Dans le cadre d’un projet d’ouvrage collectif et interdisciplinaire, dont la publication est prévue aux Presses universitaires de Valenciennes (collection « Animalités » dirigée par Fabrice Guizard).

Comment expliquer que la science occidentale contemporaine ait pendant si longtemps négligé le plaisir sexuel et plus largement l’érotisme des bêtes ? Les explications sont nombreuses et trop complexes pour être abordées ici de manière suffisamment approfondie (Cézilly, 2006). Nous en retiendrons les principaux aspects pour notre propos. Si certains obstacles sont concrets, le véritable frein à cette connaissance fut d’abord d’ordre culturel, moral et religieux : le christianisme a frappé d’interdit chez les humains la sexualité affranchie des fins de la reproduction, et taxé de perversion ou de déviances de nombreuses pratiques que la loi venait punir (Soman, 1992, Despret, 2012, Hoquet, 2009). Conséquemment, l’étude des mœurs animales a longtemps laissé de côté les relations amoureuses et érotiques des bêtes au profit de leurs modes de reproduction. Après la révolution darwinienne, les tenants du réductionnisme, qui abordèrent le phénomène de la sexualité animale en termes de reproduction, de stratégie et de compétition sexuelles, ont d’emblée vidé la réflexion darwinienne de sa complexité (Hustak et Myers, 2012), et corollairement dépouillé la sexualité des bêtes de tout érotisme en réduisant ses contacts charnels à des fins exclusivement reproductives soumises à l’instinct. Ce déni de la vie érotique des bêtes ne procède pas seulement d’une forme de réticence épistémologique : celle-ci est une conséquence d’une représentation culturelle voire ontologique des animaux et de la frontière qui les rapproche et les sépare à la fois des humains. Notre héritage culturel occidental récent, fondé sur une distinction ontologique radicale entre les hommes et les animaux, s’est construit sur le rejet de notre animalité constitutive. La fabrique du « propre de l’homme » a aussi un versant sexuel, le désir et le raffinement érotiques ayant été envisagés comme des caractéristiques spécifiquement humaines, participant de fait à la théorie de l’exceptionnalisme humain (Bakke, 2009). Mais qu’en fut-il avant Darwin et ses héritiers ? L’enjeu sera ici de reprendre l’enquête à partir du temps long de l’histoire pré-darwinienne, et plus précisément du Moyen-Âge à la fin du XVIIIe siècle, ce qui implique de s’affranchir de notre lecture de la sexualité des bêtes en termes de sélection naturelle, de compétition sexuelle et stratégie de reproduction favorisant la maximisation de l’aptitude phénotypique d’un individu.

De fait, les recherches scientifiques de ces dernières décennies ont mis en évidence, comme l’a montré Vinciane Despret, l’existence de cultures sexuelles animales (Despret, 2012) faisant voler en éclats nos représentations sur les amours des bêtes : l’étude des liens physiques entre partenaires intraspécifiques et de leurs modes d’appariement sur le temps long ou le temps court a mis en évidence chez de nombreuses espèces de mammifères, de vertébrés et d’invertébrés, non seulement des pratiques sexuelles découplées de la reproduction mais aussi la rareté d’une monogamie totale ainsi que l’existence, chez presque toutes les espèces, de pratiques homosexuelles. En outre, depuis la découverte désormais fameuse de la pluralité des activités sexuelles des bonobos, ont été répertoriées les violences sexuelles des groupes de dauphins mâles sur une femelle, la pédophilie de certains éléphants mâles, la nécrophilie des petits manchots Adélie. Dès lors, de quoi la nature peut-elle être encore la norme ? En quittant le « naturel » pour le « culturel », comme l’a montré V. Despret, la sexualité des animaux a bousculé nos représentations occidentales d’une part en dévoilant l’historicité des représentations que projettent les observateurs sur leurs objets d’étude et, de l’autre, en mettant en évidence le caractère normatif de la récupération de l’ordre naturel par l’ordre moral pour mieux condamner ou promouvoir certains comportements (Daston, 2019). Certains animaux vertueux servaient déjà de modèle ou de repoussoir dans l’Antiquité (Lhermite, 2015) et au Moyen Âge, l’animal était un des comparants privilégiés des pratiques humaines aussi en matière d’amour et de sexualité : les bestiaires, privilégiant un nombre réduit d’espèces, soulignaient leur caractère exemplaire et les érigeaient un modèle de la fidélité conjugale ou en faisaient des repoussoirs incarnant le vice et la luxure, participant de fait à « l’instrumentalisation morale des bêtes » (Dittmar, 2015). Buffon encore, au XVIIIe siècle, fera l’apologie de l’union monogame en prenant pour modèle les oiseaux, exemplaires de la « chasteté conjugale ». Mais pas tous les oiseaux : ainsi, poursuit-il, les oiseaux à l’état sauvage représentent « tout ce qui se passe dans un ménage honnête », à l’opposé des « oiseaux de basse-cour », caractérisés par leurs mœurs relâchées. On le voit, si Buffon a eu l’intuition de l’approche évolutionniste de la monogamie – la contribution nécessaire des mâles aux soins parentaux étant considérée comme le facteur principal de l’évolution de la monogamie chez de nombreuses espèces (Cézilly, 2006) –, le naturaliste projette sur la vie amoureuse des bêtes un préjugé de la classe et la promotion des valeurs de la bourgeoisie.

Même dans les sciences naturelles donc, la question des amours animales est communément abordée – directement ou indirectement – dans une perspective anthropocentrique, qu’elle fonctionne comme un modèle ou un contre-modèle pour désigner la bête qu’il ne faut plus être et pour évoquer l’animalité qui n’est plus la nôtre et à laquelle nous nous serions arrachés au fil de l’hominisation ou de la civilisation. Le discours sur la sexualité animale est donc indissociable d’un discours normatif et axiologique anthropocentré que l’on peut sommairement résumer sous la forme de l’alternative suivante : qu’il faille la fuir (pour s’arracher à notre condition animale) ou la suivre (et l’assumer et la retrouver), on ne devient humain qu’en composant avec notre part d’animalité irréductible. La tradition judéo-chrétienne a encore renforcé notre conception de l’animalité comme « le sale de l’homme » (Dittmar, 2013) et désigne ce qu’une culture, à une époque donnée, rejette dans les marges de ce que devrait être l’homme. Déjà dans l’histoire de la pensée occidentale et plus précisément dès la philosophie antique, les philosophes se sont servis d’une certaine idée abstraite de « l’animal » pour l’opposer à « l’homme » et construire une frontière ontologique infranchissable au prix d’une essentialisation qui valait négation de la variété infinie des formes de vies animales. Cette violence conceptuelle et symbolique à l’égard des bêtes, dont l’histoire a été depuis mise en évidence (Élisabeth De Fontenay, 1998 ; Derrida, 2006), explique aussi que les amours animales aient rarement été abordées pour elles-mêmes pour être davantage pensées au prisme de l’humain, qu’il s’agisse d’assurer ou au contraire de brouiller la frontière interspécifique. 

L’objectif de ce volume consistera à commencer par désanthropiser (Baratay, 2021) la vie amoureuse des bêtes pour s’intéresser avant tout à la vie érotique des bêtes elles-mêmes (même si, nous le verrons, les humains peuvent y prendre part à l’occasion). Il s’agit donc d’abord de faire ici de la vie érotique des bêtes le thème ou le motif qui permettra de circonscrire notre corpus. Mais cette désanthropisation ne saurait être que partielle : toute évocation de la vie amoureuse des bêtes est nécessairement observée et mise en mots par un sujet humain qui l’interprète, propose des analogies pour lui donner sens, lui confère une valeur, tisse des liens spéculaires entre les espèces en fonction d’une certaine conception du vivant. Notre approche ne consistera donc pas d’abord à se demander si ces récits donnent accès à la vie réelle des bêtes et constituent comme des archives de ce qui a vraiment eu lieu, mais à s’interroger sur ces récits eux-mêmes et sur les formes d’intelligibilité qu’ils convoquent pour rendre compte de la vie érotique des bêtes. Pour cette raison, nous privilégierons un corpus assez vaste, constitué de textes et de discours de nature variée : bestiaires, récits de voyage, naturalistes et zoologues occasionnels ou professionnels, textes de fiction. 

Plusieurs axes seront retenus : nous nous intéresserons ainsi à la mise en mots (lexique), la mise en récit (cohérence narrative) et la mise en discours (interprétation morale) du comportement érotique des bêtes.

Les perspectives pourront être les suivantes.

I. La vie érotique des bêtes

1. Bestiaire érotique : constantes et évolutions

Du Moyen-Âge à la fin du XVIIIe siècle s’est imposé un bestiaire érotique spécifique à partir de la littérature zoologique antique dont Aristote, Pline et Élien constituent les références majeures. Témoignages, anecdotes et légendes issues des naturalistes et plus largement de la littérature doxographique alimentent un fonds commun composé d’animaux exotiques et familiers dans lequel puise encore un philosophe du XVIIe siècle comme Cureau de la Chambre. S’inspirant du Physiologos qui empruntait lui-même ses analyses à la Bible, les bestiaires médiévaux avaient aussi fixé la liste des animaux bons amants et le caractère exemplaire de leurs comportements amoureux. Certains animaux bénéficient au moins jusqu’au XVIIIe siècle d’une aura de vertu comme les éléphants, dont la pudeur est fameuse depuis Pline (Histoire naturelle, VIII), qui commençait le portrait de l’animal en soulignant « sa passion de l’amour » (amoris voluptas). Il précise ainsi : « ils ont de la pudeur, et ne se livrent à la copulation que dans le secret » (Pudore nunquam nisi in abdito coeunt, §5). Buffon, après avoir critiqué les Anciens pour avoir trop magnifié l’éléphant et ses « qualités intellectuelles et ses vertus morales », propose pourtant un long récit anthropomorphisé de leurs appariements (Paradis, 2014) : soucieux d’éviter les regards, le couple fuit les regards pour s’accoupler. Le naturaliste, après avoir rappelé qu’on n’a jamais vu s’accoupler d’éléphants, donne pourtant à voir leurs ébats à ses lecteurs et à ses auditeurs lors de ses lectures publiques dans les salons : « La femelle doit non seulement consentir, mais il faut encore qu’elle provoque le mâle par une situation indécente qu’apparemment elle ne prend jamais que quand elle se croit sans témoins ; la pudeur n’est-elle donc qu’une vertu physique, qui se trouve aussi dans les bêtes ? elle est au moins, comme la douceur, la modération, la tempérance, l’attribut général & le bel apanage de tout sexe féminin ». De Pline à Buffon, le récit s’est étoffé, moralisé, anthropomorphisé, féminisé et embourgeoisé au moyen d’un infléchissement de taille : l’introduction du genre. L’approche genrée du bestiaire et du comportement érotique, qui accorde une place inédite à la femelle, est en effet le support du discours normatif social du naturaliste. Il faudra donc s’interroger sur la distribution genrée des qualités érotiques et sur son évolution au gré des connaissances mais aussi des projections des valeurs sociales et morales d’une époque ainsi que les éventuels renversements axiologiques de ce bestiaire érotique.

Enfin, dans ce passage, si Buffon évoque l’accouplement des éléphants à l’état sauvage, c’est pour assurer, prenant « les naturalistes, les historiens, les voyageurs » à témoin, que cette espèce ne se reproduit pas « en l’état de domesticité ». Il conviendra alors d’étudier la manière dont les observateurs distinguent ces deux états et leurs conséquences sur les appariements des bêtes. 

 2. Terminologie de la « maladie érotique »

Pour aborder la variété des formes d’appariement animales et plus largement la vie sexuelle, amoureuse et émotionnelle des bêtes dans les textes du Moyen Âge au XVIIIe siècle, nous avons délibérément choisi le terme d’érotisme pour sa souplesse et sa richesse – son flou terminologique ne contraignant pas d’emblée l’enquête sur le temps long. Placer les animaux sous le signe d’Agapé ou d’Éros permet d’emblée d’appréhender la loi du désir et de l’attirance entre espèces dont Virgile s’était fait le chantre au livre III des Géorgiques sous le nom d’« amour », et que l’on nomme également « fureur » dans la langue classique. Mais la notion d’érotisme permet aussi de désigner ce qui relève du plaisir et de la sensualité des contacts et des appariements charnels, et plus largement de la volupté que rend possible la proximité des corps. Une approche lexicale plus fine en synchronie ou en diachronie sera dans ces conditions la bienvenue.

3. Présupposés ontologiques et enjeux polémiques

Évoquer l’érotisme des bêtes suppose-t-il une conception unitaire et continuiste du vivant ? On peut, à titre d’exemple, évoquer le motif médiéval de la reverdie, le renouveau printanier qui préside au chant du poète : la reverdie est ce tableau poétique de l’éveil de la nature que Michel Zink nomme « l’harmonie amoureuse de la nature », où l’idée de la fécondité du vivant ne saurait être réduite à une simple métaphore de l’inspiration fertile du poète (Zink, 2006) : dans un effet de contagion érotique, le sujet lyrique est à son tour soumis à la loi du désir, l’agentivité érotique de la nature se manifestant dès lors aussi bien dans le végétal que sous une forme animale multiple. Dans la poésie lyrique baroque de la Renaissance comme dans la poésie satyrique et licencieuse du XVIIe siècle, il s’agit bien, de manière provocatrice, de rappeler à l’homme, dans une version plus obscène de la maxime virgilienne, sa part d’animalité et de mettre en évidence le plaisir du sexe propre à tous les êtres vivants. Le tableau poétique de la vie érotique des bêtes est ici indissociable d’un discours d’ordre moral, philosophique et ontologique, qui participe au caractère transgressif du poème. 

On distinguera alors d’un côté les relations érotiques intraspécifiques (au sein d’une même espèce) et, de l’autre, les relations interspécifiques (entre espèces). 

II. Érotismes intraspécifiques

 1. Mise en récit des amours animales

Il s’agira de se demander comment les textes mettent en récit ou en scène les amours animales, la description basculant dans la narration jusqu’à la mise en spectacle. On s’intéressera tout particulièrement aux formes de l’anecdote animalière et à ses spécificités (rencontre inattendue, comportement surprenant suscitant la curiosité du spectateur, etc.) pour, éventuellement, repérer les invariants d’une scène topique de la littérature zoologique dont l’hypotexte se trouve souvent chez Aristote ou Pline. 

On s’intéressera donc à l’èthos du narrateur-descripteur, devant composer avec la situation d’observateur toujours susceptible de basculer dans une forme de voyeurisme malséant. Ces scènes d’observation sont donc parfois indissociables d’une réflexion métalittéraire sur les conditions mêmes de l’écriture de l’érotisme animal, à l’instar de Buffon, formulant la nécessité de compenser l’amoralisme des bêtes par la pudeur du style (Hoquet, 2006). D’autre part, on s’intéressera à la manière dont la persona du naturaliste se double, dans de nombreux textes, de celle du moraliste (sous sa forme laïque de fabuliste ou sous son apparat religieux), qui en propose une interprétation édifiante, le discours exemplaire et religieux s’imposant comme la fin ultime de l’existence même des animaux. À rebours, l’évocation de la vie érotique des animaux peut aussi s’avérer l’occasion d’un discours hétérodoxe, où la nature se voit convoquée pour justifier au contraire ce que la société réprouve, comme dans la poésie satyrique par exemple. 

2. Le comportement amoureux

Aborder les bêtes par le biais du désir érotique et de l’accomplissement charnel impose de mettre l’accent sur l’intériorité et sur le corps de l’animal et d’observer un comportement (Burgat, 2010) particulier propre à une espèce ou à un individu. Identifier les « symptômes de la maladie érotique » (Cureau de la Chambre) requiert donc une attention soutenue de la part de l’observateur à tous les signes tangibles de l’expression du désir. Mais le comportement amoureux relève à la fois du visible et de l’invisible, de l’extériorité et de l’intériorité des bêtes. Son observation et son interprétation sont indissociables de la mise en mots et de la mise en récit d’un comportement et d’attitudes jugés spécifiquement amoureux : les sollicitations érotiques, les appels amoureux et les échanges de signaux sonores, olfactifs ou visuels, la réceptivité des individus. Le comportement de l’animal est alors distingué en séquences distinctes mais dont la succession logique est analysée par l’observateur qui en souligne la cohérence et l’unité. Mais quand commence et finit le comportement amoureux ? Les périodes antérieures à l’approche réductionniste héritée d’une lecture trop partielle de Darwin ont abordé autrement la vie érotique des bêtes en appréhendant l’animal comme un sujet sensible et sensuel, traversé par des émotions et du désir. Cureau de la Chambre, par exemple, insiste sur leur extrême sensibilité aux couleurs, aux bruits (et aux chants) et surtout aux odeurs. Certes, il s’agit d’abord de remettre en cause l’interprétation des comportements animaux à partir de leurs propriétés occultes, mais le philosophe souligne combien désir et plaisir déterminent les comportements amoureux des bêtes tout en défendant l’idée que les animaux sont sensibles à la beauté et que l’évaluation esthétique du partenaire de la même espèce détermine les appariements. 

 3. De l’animisme au naturalisme ?

 La question de l’érotisme des bêtes peut permettre d’affiner, dans une perspective historique, ce qu’avec Ph. Descola, il est désormais convenu d’appeler le changement de paradigme orchestrant le passage d’une cosmologie animiste à une cosmologie naturaliste (Descola, 2005). Certes, il est certain que le Moyen Âge et la Renaissance concevaient les animaux de manière plus animée, et que la théorie  de l’animal-machine qui s’est imposée à la fin du XVIIe siècle à la faveur des héritiers les plus radicaux de Descartes a contribué à déposséder les animaux de tout sentiment amoureux. Mais si Malebranche peut affirmer que les animaux « ne désirent rien », la poésie galante de la fin du siècle, en évoquant les amours animales des bêtes de compagnie aristocratiques, semble résister à ce nouveau modèle en supposant, même sur le mode burlesque, leur vie amoureuse, tandis que la littérature libertine du XVIIIe siècle, qui en viendra à faire du chien la signature d’un code érotique communément partagé (Leplatre, 2014), semble pour sa part abandonner toute réflexion sur le statut ontologique de l’animal.   Une des pistes privilégiées de ce volume sera la mise en évidence d’une périodisation – avec ces unités et ces césures –, des représentations et des écritures de l’érotisme des bêtes, mais aussi la discussion du grand récit du changement paradigmatique dont il s’agira d’affiner l’écriture.

4. Figurations analogiques et enchevêtrement des discours : vertu vs amoralisme des bêtes

Pour étudier la période dessinée, il convient de découpler l’anthropomorphisme de l’anthropocentrisme : les projections humaines (attitudes, sentiments) sur les comportements des bêtes ne doivent pas seulement être interprétées dans la perspective d’un discours moral centré sur les humains ; elles relèvent d’un effort heuristique pour saisir ce qui échappe à la certitude de l’observateur, afin d’établir des correspondances fécondes pour l’analyse des comportements amoureux animaux. L’analogie est en effet indispensable à leur mise en mots, mais procède d’un questionnement métapoétique associée à un questionnement philosophique : comment proposer une traduction adéquate des parades amoureuses, des rapprochements physiques, de l’accouplement des bêtes ? La vie érotique des animaux met à l’épreuve notre univers d’expérience mais aussi notre langue, dirait V. Despret (Despret, 2012), et requiert une traduction littéraire dont les malentendus peuvent être féconds (Servais et Servais, 2009). On s’interrogera sur les procédés de l’anthropomorphisme et sur sa portée heuristique : l’analogie anthropomorphique cherche-t-elle à franchir la barrière de l’espèce et à identifier des sensibilités et des comportements communs aux hommes et aux bêtes ? Au-delà de la fable et du caractère exemplaire ou vicieux de certains animaux, on se demandera dans quelle mesure la représentation littéraire de la vie érotique des animaux et, par extension, du vivant non-humain, est l’occasion de l’imposition d’un discours normatif ou au contraire licencieux et transgressif. 

D’évidence, la distinction posée sommairement entre ce qui relèverait de l’intraspécifique et de l’interspécifique est en réalité trompeuse, car les textes qui abordent la sexualité des animaux n’ont de cesse, au contraire, de questionner les frontières entre les espèces, qu’il s’agisse d’en affirmer l’étanchéité ou au contraire, d’en éprouver la porosité. Dans tous les cas, les scènes de vie érotique animale sont spéculaires et imposent au spectateur-narrateur de mettre à l’essai, comme dirait Montaigne, une conception compartimentée et hiérarchisée du vivant de même que ce qui ferait « le propre » de l’homme. En d’autres termes, ces évocations sont indissociables d’une réflexion sur l’animalité humaine, qu’il s’agisse de la mettre en évidence ou, au contraire, de la nier. Un cas particulier permet d’en exacerber ces enjeux : l’érotisme interspécifique. 

III. Relations érotiques interspécifiques

 Le deuxième volet de l’analyse portera sur le motif littéraire de la vie érotique avec les bêtes et plus largement des rencontres sexuelles et amoureuses interspécifiques entre les hommes et les animaux. 

 1. L’animal intercesseur érotique

 L’animal joue plus fréquemment qu’on ne l’imagine dans la littérature le rôle d’intermédiaire ou d’intercesseur érotique. La poésie baroque, qui accorde aux insectes butineurs ce rôle privilégié est un cas exemplaire de figuration de l’animal en double du sujet lyrique. La topique amoureuse a accordé une place singulière aux animaux et notamment aux insectes dont les spécificités varient en fonction de leur degré de participation aux ébats sensuels mis en scène, qu’il s’agisse des relations entre insectes, entre humains et insectes ou entre fleurs et insectes (Volpilhac, 2023). À l’âge baroque, les insectes butineurs vont progressivement acquérir une place de choix au sein du bestiaire poétique pour rendre compte du désir charnel et des attouchements permettant d’accéder physiquement au corps interdit de la femme aimée. On s’intéressa à la variation de cette configuration lyrique et à la diversité de cette scénographie poétique.

2. Zoophilie : un plaisir humanimal ?

 a) Enjeux sociaux et épistémologiques

 La zoophilie est aujourd’hui considérée comme l’un des derniers tabous des sociétés occidentales, le contrôle culturel frappant d’anathème une expérience de plaisir partagé avec des partenaires non-humains (Bakke, 2009). Pourtant, elle est en passe de devenir une pratique assumée voire revendiquée par ceux qui se désignent eux-mêmes du nom de « zoos ». Le large éventail des formes de contacts sexuels avec les animaux est répertorié et analysé par les psychologues dont les études contemporaines ont contribué à dépathologiser un certain nombre de ces pratiques. Dans le langage des psychologues, la catégorie de « zoophilie », qui tend à supplanter le terme ancien de « bestialité », met désormais l’accent sur le lien émotionnel jouant un rôle clé dans la relation sexuelle (Beetz, 2004), reléguant dans les marges de la perversion des déviances spécifiques. On assiste ainsi depuis plusieurs décennies à un changement de paradigme qui, à rebours des opinions communément admises, postule une forme de continuité entre la relation affective et la relation sexuelle avec un animal. Pour comprendre la nature de tels enjeux, il faut remonter à la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la psychiatrie avait pathologisé l’amour des bêtes et condamné comme une perversion ce qu’elle taxait d’amour excessif pour les bêtes (Fauvel, 2016), œuvrant à la connotation péjorative du mot « zoophilie » lui-même.

Il convient au préalable de repartir pour le présent volume de la distinction terminologique usuelle qui distingue une première acception du terme, l’« affection pour les bêtes », de la seconde, qui désigne une « relation sexuelle avec les bêtes » – dans ce second cas, elle est synonyme du terme ancien de « bestialité ». L’enjeu réside dans l’articulation entre ces deux acceptions : y a-t-il continuité ou rupture entre l’affection pour les bêtes et la relation sexuelle avec elles ? En d’autres termes, les contacts érotiques et sexuels sont-ils le prolongement du sentiment affectif, qui passe aussi par des contacts physiques, ou, au contraire, le passage de l’affection à l’érotique relève-il du franchissement radical et transgressif d’un seuil entre deux champs des relations intersubjectives totalement étanches ? Pour certains, la zoophilie est une conséquence du franchissement de la barrière de l’espèce et peut être comprise comme une forme d’antispécisme (Hoquet, 2009). C’est en tout cas à un trouble majeur que nous invite Donna Haraway dans les célèbres premières pages du Manifeste des espèces compagnes (Haraway, 2003) où elle met en évidence l’ambiguïté de ses ébats charnels avec sa chienne Cayenne Pepper. On pourrait dès lors formuler autrement la question : qui décide de ce qui est érotique ou de ce qui le devient ? L’acteur d’un geste physique, celui qui le reçoit, celui qui le perçoit dans sa position de retrait ?

Une précaution méthodologique et terminologique s’impose d’emblée : elle requiert de suspendre pour un temps nos précompréhensions modernes en nous plaçant, pour la période qui nous intéresse, en amont de l’héritage psychiatrique. Du Moyen Âge au XVIIIe siècle, c’est l’interprétation religieuse et juridique qui domine la perception de ce qu’on nomme à l’époque la « bestialité », et que Furetière définit comme « le péché contre nature qui se commet avec des bestes, & qu’on punit du feu » (1690). Cet interdit s’enracine dans la prohibition formulée dans le Lévitique (18, 23) : « Vous ne vous approcherez d’aucune bête, et vous ne vous souillerez point avec elle. La femme ne se prostituera point non plus en cette manière à une bête, parce que c’est un crime abominable ». Les procès en bestialité (104 procès criminels de 1564 à 1639), conclut Alfred Soman, témoignent de la réprobation sociale pour un comportement jugé scandaleux et exhibitionniste (Soman, 1992) d’individus pris malencontreusement sur le fait. Il s’agira pourtant ici d’interroger la bestialité ou la zoophilie non à partir de pratiques dont les archives sont rares et difficiles d’interprétation (Soman, 1992) mais à partir de leurs représentations textuelles, en tant qu’objet de discours. 

b) Zoophilies littéraires : un cas d’« écrit-limite » (Holtz, 2022)

Si les anthropologues conviennent que la zoophilie existe depuis toujours dans toutes les cultures, sa présence s’avère tout aussi universelle dans l’art depuis la préhistoire et constitue même un des motifs privilégiés de l’art (Beetz, 2004) : les animaux font partie de la culture, y compris de l’imaginaire sexuel des humains (Bakke, 2009). La littérature s’avère aussi le lieu privilégié de l’exploration des formes plus marginales de sexualité entre humains et animaux. Elle contribue ainsi à brouiller les identités sexuelles comme les assignations de genre en rendant possible des interactions charnelles inter-spécifiques. 

L’exemple d’Apulée qui, au livre X de L’Âne d’or ou Les Métamorphoses, aborde frontalement la question du coït entre une matrone et Lucius transformé en âne, mais aussi plus largement les textes qui évoquent la zoophilie au Moyen Âge, aux XVIe et XVIIe siècle, représentent un cas d’« écrit-limite : ils constituent une zone d’expérimentation et de perturbations des limites (sexuelles, culturelles, entre les espèces), où peuvent se décliner différents dispositifs de domination et de transgression) » (Holtz, 2022). Ce faisant, ils ont toujours partie liée avec le paradoxe, la provocation et l’hétérodoxie, comme le porte à son comble la phytophilie (Brancher, 2021), qui trouble encore davantage la confusion entre règne humain et règne végétal. 

Si de nombreux cas proposent une version dysphorique de la zoophilie, il s’agit aussi de rendre compte des variantes euphoriques des contacts sensuels entre humains et animaux que peut proposer la littérature. Dans cette perspective, il convient de redonner délibérément au terme de zoophilie sa souplesse sémantique et sa fécondité polysémique, en l’affranchissant d’une part de son héritage psychiatrique qui en réduit la pratique à une perversion sexuelle, et, de l’autre, en l’élargissant à la variété des liens affectifs et charnels entre humains et animaux.

c) L’anthropophilie

Enfin, nous nous intéresserons à un dernier cas particulier, les animaux amoureux des humains. Élien a répertorié plusieurs cas d’anthropophilie[1] (un éléphant amoureux d’une jeune fille, un dauphin amoureux d’un jeune homme par exemple) : s’il identifie comme des témoignages amoureux les comportements des animaux, leur intériorité demeure inaccessible. Repris par Plutarque (Hindermann, 2011) puis par Montaigne, ces anecdotes anthropophiles sont convoquées pour interroger la porosité des frontières entre des règnes qui ne sont qu’une vue de l’esprit abstraitement et illusoirement imposés sur le réel.

Les connotations érotiques des animaux littéraires s’avèrent, en définitive, l’occasion d’interroger nos représentations communément admises sur l’érotisme et sur nos relations aux bêtes. La littérature, en rendant compte de leur caractère voluptueux, constitue à ce titre un puissant levier épistémologique questionnant notre conception des relations intra- et interspécifiques. La littérature fait ainsi de l’érotisme et des affinités charnelles multispécifiques sans doute l’une des caractéristiques profondes des vies enchevêtrées qui définit le propre du vivant.

Responsable :

Aude Volpilhac, UR Confluence : Sciences et Humanités [EA1598]

Calendrier :

La proposition d’article de 700 mots (titre et présentation), ainsi qu’une brève bio-bibliographie, seront à envoyer avant le 30 janvier 2025 à l’adresse suivante : avolpilhac@univ-catholyon.fr

La réponse vous sera donnée au plus tard le 25 février et l’article rédigé devra être envoyé pour le 30 novembre 2025. 

Bibliographie 

- Baratay, Éric (dir.), L’Animal désanthropisé. Interroger et redéfinir les concepts, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2021.

- Bakke, Monika, « Chapter 11: The predicament of zoopleasures: human-nonhuman libidinal relations”, Animal Encounters, Human-Animal Studies, volume 6, Brill, 2009, p 221–242 .

DOI: https://doi.org/10.1163/ej.9789004168671.i-266.58 

- Beetz, Andrea, “Bestiality and zoophilia : sexual relations with animals” Anthony L. Podberscek dir., International Society for Anthrozoology, Purdue University Press, West Lafayette, Ind., 2005.

- Bourke, Joanna, “Bestiality, Zoophilia, and human-animal sexual Interactions » Paragraph 42 (1), 2019, pp. 91-115.

- Brancher, Dominique, « Éloge de l’herbe folle. Les défis de la phytophilie (XVe-XVIIIe siècles) », Terrain, 75, 2021. 

- Burgat, Florence (dir.), Penser le comportement de l’animal. Contribution à une critique du réductionnisme, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, Versailles, Éditions Quae, 2010.

- Cézilly, Franck, Le Paradoxe de l’hippocampe. Une histoire naturelle de la monogamie, Buchet-Chastel, 2006.

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[1] Nous préférons ce terme à celui de philanthropie, dont le sens usuel masque la spécificité du cas proposé.