Journée doctorale du LASLAR (Université de Caen)
26 mai 2025
La « contre-analyse de la société », du Grand Siècle à nos jours
(Lettres, Théâtre, Cinéma)
Pour notre prochain rendez-vous annuel de la journée des doctorants du LASLAR, nous proposons d’explorer la notion de « contre-analyse de la société » dans les arts. Issue des travaux de Marc Ferro sur le cinéma, la contre-analyse constituerait « la matière d’une autre histoire que l’Histoire »[1], où le film, intégré « au monde qui l’entoure et avec lequel il communique »[2], se conçoit comme une œuvre révélatrice d’une réflexion interne portant à la fois sur l’espace-temps qu’elle représente et sur celui dont elle est issue. Plus encore, il aurait pour effet « de déstructurer [l’Histoire] que plusieurs générations d’hommes d’État, de penseurs, avaient réussi à ordonner en un beau système »[3], et détruirait l’image « que chaque institution, chaque individu, s’était constituée devant la société »[4].
La contre-analyse de la société succéderait ainsi à l’analyse officielle des événements et la remettrait en cause, révélant « le latent derrière l’apparent, le non-visible au travers du visible »[5]. La contre-analyse devient dès lors un outil critique qui interroge les structures sociales, les idéologies et les imaginaires collectifs, en offrant une image de la marge, des anomalies et des discontinuités. Si la contre-analyse a par ailleurs pour principe de mettre au jour « l’envers d’une société »[6] et donc une « réalité qui ne se communique pas directement »[7], elle correspondra à un pan de la critique fondé sur une pratique de l’implicite ou de la suggestion, contrairement à l’analyse officielle qui se veut pédagogique et aisément recevable par le public.
Ce pouvoir conféré au cinéma par Marc Ferro semble cependant ne pas devoir se limiter à cette seule discipline et gagnerait à s’élargir à d’autres modes de représentation tels que le théâtre et la littérature : les images qui y sont produites sont elles aussi susceptibles de fournir un accès à ce que les récits institutionnels ou consensuels peuvent négliger, déformer ou invisibiliser. En effet, le « monde social » et ses enjeux politiques comme généalogiques font dès le XVIIe siècle l’objet de figurations artistiques plus ou moins discrètement désalignées sur les discours étatiques : songeons au théâtre de Molière et à la querelle du Tartuffe, aux Lettres persanes de Montesquieu, aux formes que prend la justice dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue ou encore aux pièces de Ionesco telles Rhinocéros… tant d’exemples qui sous le divertissement donnent à voir des aspects moins attendus de la société et de son histoire. Nous chercherons donc à éclaircir une conception ou des conceptions possibles de la contre-analyse telles qu’elles peuvent émerger au sein d’une approche pluridisciplinaire, et ce au travers des trois axes suivants :
Axe 1 : Aspects méthodologiques : définitions, applications et ouvertures (cinématographiques, littéraires et théâtrales)
Il s’agira d’étudier des exemples de films, de pièces de théâtre et de textes littéraires qui comporteraient des éléments de contre-analyse de la société, ainsi que de réfléchir aux outils spécifiques que cette démarche implique pour chaque genre. Marc Ferro s’intéresse par exemple aux lapsus cinématographiques et cite le film Dura Lex (Lev Koulechov, 1925) : lorsque l’acteur commande un repas « à la russe » dans un restaurant situé en territoire britannique, ce serait « la Russie, l’U.R.S.S. des premiers procès »[8] qui se devineraient « sous le masque du Canada »[9]. Ces lapsus ou « faux-pas » (pas nécessairement involontaires) pourraient s’exprimer en littérature à travers des récits de conscience, des pratiques de l’écriture mémorielle, des jeux de modalisation ironique ou des structures narratives révélant des tensions sous-jacentes ; la mise en scène théâtrale pourrait quant à elle laisser entrevoir un sens caché à travers des gestes, des silences ou des détails scéniques.
Ces exemples seront l’occasion d’une réflexion sur la portée sémantique du terme « analyse », en lien avec d’autres termes tels que « contre-expertise », « contre-texte », « contre-histoire », « contre-essai », etc.
- Quels exemples de films peuvent être considérés comme des « contre-analyses de la société » et par quels procédés mettent-ils en lumière des aspects invisibles ou méconnus ?
- Quels outils pourraient être considérés comme propres à la « contre-analyse de la société » dans les œuvres littéraires et théâtrales ?
- En quoi les concepts associés au préfixe « contre » enrichissent-ils la notion de contre-analyse et peut-on considérer ces termes comme des formes spécifiques d’une même démarche critique ?
Axe 2 : L’auteur et son rapport à la Mémoire : entre complétion et confrontation ?
Puisque la contre-analyse de la société se définit en regard de l’histoire officielle, elle s’inscrit nécessairement dans un rapport de forces impliquant la construction, la diffusion et l’enracinement de la Mémoire collective. Qu’il s’agisse de compléter un discours historique partiel ou biaisé, ou de corriger voire déconstruire le consensus, nous devrons envisager la dimension éventuellement polémique et contestataire de la contre-analyse, qui semble pouvoir se faire l’apanage d’une certaine caste d’artistes possiblement liés à une arrière-scène, ou qui placés au contraire au cœur des institutions en désavoueraient in fine le pouvoir absolu.
- La contre-analyse de la société cherche-t-elle à compléter les récits dominants, ou à les déconstruire entièrement ?
- En quoi la contre-analyse opérée par ces médiums contribue-t-elle à enrichir notre compréhension de l’Histoire et des structures sociales ?
- Qui produit la contre-analyse, et en vertu de quelle légitimité ?
Axe 3 : La réception comme miroir de la contre-analyse de la société
La réception, en constituant un acte critique en soi, enrichit le sens de l’œuvre et peut donc influencer sa portée contre-analytique. Après la diffusion du film La Grève (1925), Sergueï Eisenstein observe par exemple que « si l’allégorie de la boucherie […] suscitait bien l’effet voulu dans les villes, dans les campagnes au contraire elle laissait indifférents les paysans habitués à voir ainsi couler le sang ». Il sera donc essentiel d’examiner en quoi la réception peut elle-même devenir une forme de contre-analyse de la société, la censure ou le rejet d’une œuvre pouvant révéler des aspects implicites de nos collectivités et ainsi mettre en lumière des tensions sociales, des résistances idéologiques, ou encore des fractures culturelles.
- Comment la réception d’une œuvre contribue-t-elle à son rôle critique ou à sa transformation en une « contre-analyse de la société » ?
- La divergence des réceptions d’une œuvre peut-elle révéler des tensions sociales ou des fractures culturelles entre ou au sein des sociétés ?
- Quels sont les effets de la censure ou du rejet d’une œuvre sur la compréhension des normes, des valeurs ou des résistances de la société réceptrice ?
[1] FERRO, Marc. « Le film, une contre-analyse de la société ? ». In Annales. Économies, sociétés, civilisations. 28ᵉ année, N°1. Paris : Gallimard, 1993, p. 113.
[2] Ibid., p. 114.
[3] Ibid., p. 113.
[4] Id.
[5] Ibid., p. 114.
[6] Ibid., p. 113.
[7] Ibid., p. 114.
[8] FERRO, Marc. op. cit., p. 117.
[9] Id.
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Modalités de soumission :
Les propositions, d’environ 3000 signes (une page), accompagnées d’une courte biographie, devront être adressées pour le 10 mars 2025 aux deux adresses suivantes :
audrey.milet@unicaen.fr et michael.issa-elhelou@etu.unicaen.fr
Chaque intervention durera environ vingt minutes et sera suivie d’un temps d’échange. Ces modalités peuvent varier ultérieurement, en fonction du nombre d’interventions.
Les propositions retenues seront annoncées le 20 mars.
Nous aurons le plaisir d’entendre les communications le 26 mai 2025 dans la Salle des Actes de la MRSH (Campus 1) de l’Université de Caen Normandie.
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Comité scientifique et d’organisation :
Audrey Milet et Michael Issa El Helou (doctorants au LASLAR, UR4256).
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Bibliographie indicative :
BENJAMIN, Walter. « Sur le concept d’histoire ». In Œuvres, t. III. Paris : Gallimard, « Folio. Essais », 2000.
CAUNE, Jean. Faire théâtre de tout. Espace, temps et place du spectateur. Montreuil : Éditions théâtrales, « Sur le théâtre », 2021.
CHENETIER-ALEV, Marion (dir.), VIGNAUX, Valérie (dir.). Le texte critique : Expérimenter le théâtre et le cinéma aux XXe-XXIe siècles. Tours : Presses Universitaires François Rabelais, « iconotextes », 2013.
DUFOUR, Éric. Qu’est-ce que la critique sociale ? Parodie, résistance et genre. Paris : Hermann, 2023.
FABIANI, Jean-Louis. « Le roman reflet de la société ? ». In Sciences humaines, N°26. Paris : Éditions Sciences humaines, 2021. [En ligne] URL : https://doi.org/10.3917/sh.hs9.0096
FERRO, Marc. « Le film, une contre-analyse de la société ? ». In Annales. Économies, sociétés, civilisations. 28ᵉ année, N°1. Paris : Gallimard, 1993.
GIAVARINI, Laurence. « Histoire, littérature, vérité. Sur la littérature comme geste historiographique ». In Revue d'histoire moderne et contemporaine. 65e année, N°2. Paris : Belin, 2018.
GINZBURG, Carlo. Rapports de force : histoire, rhétorique, preuve. Traduit de l’italien par Jean-Pierre Bardos. Paris : Gallimard, « Le Seuil », 2003.
JAUSS, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception. Traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris : Gallimard, 1978.
KERBRAT-ORRECHIONI, Catherine. L’implicite. Paris : Armand Colin, 1986.
LAGNY, Michèle. De l’histoire du cinéma : méthode historique et histoire du cinéma. Paris : Armand Colin, 1992.
LEDENT, David. « Peut-on parler d’une sociologie implicite du roman ? ». In Revue d’anthropologie des connaissances. Vol. 9, N°3. Paris : S.A.C., 2015.
MAZEAU, Guillaume. « Histoire sensible. Une expérience critique entre théâtre et histoire ». In Écrire l’histoire. N°15. Paris : CNRS Éditions, 2015. [En ligne] URL : https://doi.org/10.4000/elh.687
SAPIRO, Gisèle. La sociologie de la littérature. Paris : La Découverte, « Repères », 2014.