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À bas les masques ! (Revue À l'épreuve, n° 10)

À bas les masques ! (Revue À l'épreuve, n° 10)

Publié le par Marc Escola (Source : Revue À l'épreuve)

Pièce de collection, accessoire culturel, déguisement populaire, instrument protecteur, gadget dissimulateur ou concept figuré : c’est à cet objet d’étude hautement polysémique aux apparences, fonctions et usages pluriels, que la future livraison de la revue À l’épreuve entend s’intéresser.

De la tragédie antique au théâtre contemporain, en passant par la commedia dell’arte, acteurs comme figurants se sont tour à tour emparés du masque afin d’incarner différents personnages. Grâce à cet objet artistique au fort potentiel symbolique – que l’on retire et remet à sa guise –, le comédien peut tout aussi bien emprunter diverses identités qu’interpréter plusieurs rôles à la fois. S’il est souvent au service de la caricature dans les comédies ou les farces, il permet au folklore populaire de se doter de ses personnages-types. Capable de provoquer le rire (masque de bouffon, de clown…), il dissimule pourtant les affects de son détenteur. Par essence dual, cet accessoire possède la particularité de cacher le visage de celui qui le porte tout en montrant, en exhibant un autre visage que le sien, du fait de sa dimension esthétique, parfois spectaculaire. Cette fonction esthétique, qu’elle réponde ou non à un geste artistique délibéré, interroge ce que représente le masque (visage humain ou animal, beauté, laideur…) et questionne sa matérialité (choix des matériaux, de la forme, des techniques : peinture, sculpture, moulage…). Cela pose ainsi la question du processus créatif et l’on pourra par exemple se pencher sur ce qui se joue au sein des cabinets d’artistes, véritables laboratoires de fabrication de ces pièces. 

Au-delà de représenter un comportement, une émotion, un objet d’art, le masque peut recouvrir une valeur sacrée, lors de cérémonies religieuses ou de rituels en l’occurrence. Dans les arts traditionnels par exemple, il peut être un signe, puisqu’il renvoie à autre chose que lui-même (un dieu, un état, un esprit, un ancêtre…). 

Dans la culture populaire, le masque nous renvoie à toute la réflexion bakhtinienne portant sur le carnaval et ses manifestations littéraires. Les carnavals médiévaux constituent des moments subversifs de renversement des valeurs et des hiérarchies sociales, où le masque, ou plus largement le déguisement, permet à l’individu d’accéder à une nouvelle identité par la dissimulation de son statut social, voire par l’effacement de ce dernier au profit d’un nouvel état éphémère. Moment de liesse aussi, cet événement porte en lui des enjeux de liberté et d’égalité en ce qu’il permet à chaque membre de la communauté d’emprunter une nouvelle façade, un nouveau visage : « Dans ce tout, le corps individuel cesse, jusqu’à un certain point, d’être lui-même : on peut, pour ainsi dire, changer mutuellement de corps, se rénover (au moyen des déguisements et masques). Dans le même temps, le peuple ressent son unité et sa communauté concrètes, sensibles, matérielles et corporelles » (Bakhtine : 255). Il serait ainsi intéressant de se pencher sur le masque dans sa dimension à la fois individuelle et collective, telle qu’elle apparaît lors des fêtes populaires. L’inversion des statuts sociaux engage une réflexion sur les hiérarchies et les normes imposées au sein de la société. Encore une fois, le masque permet de dévoiler ce qui demeure voilé (les codes sociaux qui régissent les rapports entre individus), tout en dissimulant l’identité de ceux qui s’en revêtent. L’on pourrait ainsi se pencher non seulement sur les représentations traditionnelles du masque dans les carnavals, mais également sur ses manifestations contemporaines dans les arts et la littérature. Le masque possède-t-il encore aujourd’hui un caractère transgressif et réflexif ?

Le masque est bien souvent renvoyé à son rôle de dissimulation, parfois associé au mensonge, à la ruse, à la tromperie. Il fascine par le fait qu’il anonymise celui qui le porte et l’entoure de mystère. Les bals masqués sont ainsi l’occasion de ruses visant à se jouer des autres, à les séduire, à percer à jour les secrets et les rumeurs qui circulent au sein de la communauté. Il peut également comporter une dimension plus positive et correspondre à des stratégies de protection et de préservation. Il peut s’agir tout d’abord de protéger un secret auquel seuls les initiés ont la possibilité d’accéder, comme la franc-maçonnerie par exemple, qui s’entoure d’un ensemble de procédés de dissimulation (costumes, masques, lieux secrets et souterrains, symboles, codes secrets, signes de reconnaissance). Le groupe se distingue donc du reste de la société à travers les codes hermétiques qui régissent son fonctionnement, tout en étant soudé par le secret. Au contraire, dans certaines œuvres, le mystère concerne l’identité d’un seul personnage qu’il s’agit de préserver et qui se singularise par son masque (on peut penser ici à L’Homme au masque de fer). Tout en voilant l’identité de l’être qui le porte, le masque désigne explicitement le secret ou fait signe vers lui.

Dans d’autres contextes, le masque sert, non plus d’accessoire de costume, mais d’objet de protection médicale, à l’image des médecins de la peste ou, à l’époque contemporaine, des masques sanitaires portés lors de la pandémie du Covid-19. Il pose alors la question de l’anonymat, du rapport à l’autre, à l’altérité en ce qu’il empêche l’accès au visage et aux émotions. Chez certains artistes contemporains à l’instar de Jean Jullien, l’individu masqué ou la foule toute entière masquée deviennent ainsi des motifs récurrents. À l’inverse, dans le roman et le film éponyme Au revoir là-haut, la création de masques pour les gueules cassées de la Première Guerre mondiale permet aux soldats blessés et défigurés de recouvrer une certaine humanité. Dès lors, le masque se dote d’une dimension thérapeutique : il prête un visage à celui qui n’en a plus et le protège du regard des autres. 

Par métonymie, le masque en vient à désigner le visage d’une personne lorsqu’elle exprime des émotions (masque de douleur), une émotion affectée (masque de politesse) ou une absence d’émotion. Dès lors, il renvoie à l’attitude, au visage que l’individu présente au monde, au comportement qu’il affecte en société. Nombre de romans des XVIIIe et XIXe siècles, tels Le Paysan parvenu de Marivaux, Bel-Ami de Maupassant, Le Père Goriot et Illusions perdues d’Honoré de Balzac ou encore Le Rouge et le Noir de Stendhal, présentent des personnages arrivistes, qui adoptent la feintise et la manipulation pour arriver à leur fin. Ces stratégies peuvent passer par l’effacement des origines sociales modestes et provinciales, le changement de nom, l’achat de vêtements à la mode parisienne, la modification du langage, l’apprentissage des codes mondains, etc. D’autres figures littéraires ou artistiques incarnent l’hypocrisie et le mensonge qui régissent les rapports humains, notamment dans les cercles nobiliaires et les cours royales : l’on peut penser au comte de Valmont dans Les Liaisons dangereuses par exemple, ou à toutes les représentations de courtisans et des jeux de pouvoir dans la sphère politique et mondaine. 

Objet de représentation, le masque est par définition ce qui occulte un visage pour en exposer un autre. Il est donc essentiel d’envisager son approche en tant que vecteur d’anonymat et de dissimulation. Les exemples abondent à travers les arts de personnages à la notoriété paradoxale, en ce qu’elle repose justement sur l’utilisation d’un masque davantage que sur leur identité et leur visage-propre. La bande-dessinée anglo-saxonne nous offre notamment des figures canoniques, qu’il s’agisse des nombreux super-héros et super-héroïnes des éditions Marvel et DC, ou du protagoniste V, affublé d’une caricature du visage de l’activiste britannique Guy Fawkes dans le roman graphique d’Alan Moore V pour Vendetta (1982-1990). Il peut donc être très fertile de s’interroger sur la valeur de représentativité du masque, ainsi que de la charge morale qu’il revêt dans les œuvres qui le mettent en scène. De fait, si une figure populaire comme celle de Zorro fait signe vers la transformation d’un être humain faillible en un personnage héroïque porteur de valeurs fédératrices, cette forme de sublimation trouve son envers dans des figures d’antagonistes fameuses, telles que le Joker, apparu dans le premier numéro du comic-book Batman de Bob Kane (1940) et canonisé par ses incarnations à l’écran, de Cesar Romero (chez Leslie H. Martinson, en 1966) à Joaquin Phoenix (chez Todd Phillips, en 2019). Il serait donc bienvenu d’interroger le dualisme moral et les nombreuses dichotomies (bien/mal, ordre/anarchie) qui semblent accompagner les personnages masqués.

Cette dissolution identitaire semble par ailleurs des plus réversibles, dans la mesure où le masque, signe de reconnaissance, peut à l’inverse être le lieu de l’oubli, non seulement de l’identité de qui le porte, mais aussi de son humanité. Si Lévinas, dans Totalité et Infini, présente le visage et « son dénuement » comme une « présence vivante », le recouvrement du visage peut alors impliquer une dévitalisation de cette présence.

Les articles seront libres de s’insérer dans un ou plusieurs axes suggérés ci-dessous : 

- matérialité et création du masque
- le masque comme objet artistique, culturel et symbolique
- masques et mascarades populaires
- le masque comme outil de protection
- anonymat et identité 
- jeux de masque en société (faux-semblant, imposture, manipulation, ruse).



Les propositions de contribution, d’environ 500 mots, assorties d’un titre et de quelques lignes de présentation bio-bibliographique, seront à envoyer par courriel le 1er juin 2023 à l’adresse suivante : revue.alepreuve@gmail.com.

Après évaluation des propositions par le comité scientifique, les notifications d’acceptation seront communiquées sous six semaines. Les articles devront être remis avant le 30 septembre 2023 pour une publication le 1er janvier 2024 sur le site de la revue À l’épreuve : https://alepreuve.org/. Les articles ne devront pas excéder 45 000 signes (espaces comprises).

Comité de rédaction :

Guilhem Billaudel, Camille Lotz, Jade Pétrault

Comité scientifique :

Valérie Arrault, Guillaume Boulangé, Guilherme Carvalho, Vincent Deville, Claire Ducournau, Philippe Goudard, Matthieu Letourneux, Catherine Nesci, Yvan Nommick, Guillaume Pinson, Didier Plassard, David Roche, Corinne Saminadayar-Perrin, Maxime Scheinfeigel, Catherine Soulier, Marie-Ève Thérenty 

Suggestions bibliographiques :

ALLARD Geneviève, LEFORT Pierre, Le Masque, 2e éd., Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1998.

ASLAN Odette, CHENG Shui-cheng, BABLET Denis et al., Le Masque : du rite au théâtre, Paris, Éditions du CNRS, 2005.

AUMONT Jacques, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 1992.

BAKHTINE Mikhaïl, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

COCHOY Franck, AKRICH Madeleine, MALLARD Alexandre et al., Le Masque sanitaire sous toutes ses coutures, Malakoff, Armand Colin, 2022.

GIANINO Dominique, Le Thème du masque dans la littérature romantique, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Boni, Université Paris 12, 1997, https://www.theses.fr/1997PA120020.

JOURDAN-PEYRONY Jessica, « L’identité à travers le masque », Revue française de psychanalyse, vol. 83, n°2, Presses Universitaires de France, 2019, p. 429‑441.

LÉVINAS Emmanuel, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1990. 

LÉVI-STRAUSS Claude, La Voie des masques, Genève, Éditions Albert Skira, 1975.

MARTINETTI Anne, « Le Masque » : histoire d'une collection, Amiens, Encrage, 1997.

SANOU Salaka, « Littérature et masque : une étude comparée de leur fonctionnement comme institutions », Tydskrif vir Letterkunde, vol. 44, n°1, 2007, p. 308-321, URL : https://www.researchgate.net/publication/272458882_Litterature_et_masque_une_etude_comparee_de_leur_fonctionnement_comme_institutions 

TRAORÉ François Bruno, « Le masque, enjeu de la dissimulation dans le roman français », Acta Iassyensia Comparationis, n°9, 2011, http://www.literaturacomparata.ro/Site_Acta/Old/acta9/traore_9.2011.pdf.

VIVIANI Christian, « Bal masqué, bal des dupes : quelques bals masqués de cinéma », Positif, n°729, novembre 2021, p. 92-93.