Questions de société
Lettre du Pape François sur le rôle de la littérature dans la formation (juillet 2024)

Lettre du Pape François sur le rôle de la littérature dans la formation (juillet 2024)

Publié le par Marc Escola

Rendue publique par le Vatican le 4 août dernier, et datée du 17 juillet de la douzième année du Pontificat.

LETTRE DU PAPE FRANÇOIS SUR LE RÔLE DE LA LITTÉRATURE DANS LA FORMATION

"1. J’avais initialement écrit un titre se référant à la formation sacerdotale, mais j’ai ensuite pensé que, de la même manière, ces choses peuvent être dites à propos de la formation de tous les agents pastoraux, comme de n’importe quel chrétien. Je veux parler de l’importance de la lecture de romans et de poèmes dans le parcours de maturation personnelle.

2. Souvent, dans l’ennui des vacances, dans la chaleur et la solitude de certains quartiers déserts, trouver un bon livre à lire devient une oasis qui nous éloigne d’autres choix qui ne nous feraient pas du bien. Il y a aussi les moments de fatigue, de colère, de déception, d’échec, et lorsque nous ne parvenons pas, même dans la prière, à trouver la tranquillité de l’âme, un bon livre nous aide à traverser la tempête jusqu’à ce que nous retrouvions un peu de sérénité. Et peut-être cette lecture nous ouvre-t-elle de nouveaux espaces intérieurs qui nous aident à ne pas nous enfermer dans les idées obsessionnelles qui nous tiennent inexorablement. Avant que les médias, les réseaux sociaux, les téléphones portables et autres dispositifs deviennent omniprésents, cette expérience était fréquente, et ceux qui l’ont connue savent de quoi je parle. Il ne s’agit pas d’une chose dépassée.

3. Contrairement aux médias audiovisuels où le produit est plus complet et où la marge et le temps pour “enrichir” le récit et l’interpréter sont généralement réduits, le lecteur est beaucoup plus actif dans la lecture d’un livre. Il réécrit en quelque sorte l’œuvre, l’amplifie avec son imagination, crée un monde, utilise ses capacités, sa mémoire, ses rêves, sa propre histoire pleine de drames et de symboles. Et ce qui en ressort est une œuvre bien différente de celle que l’auteur voulait écrire. Une œuvre littéraire est donc un texte vivant et toujours fécond, capable de parler à nouveau de multiples façons et de produire une synthèse originale avec chaque lecteur qu’elle rencontre. Dans la lecture, le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne, de sorte que chaque nouvelle œuvre qu’il lit renouvelle et élargit son univers personnel

4. Cela m’amène à apprécier très positivement le fait que, au moins dans certains séminaires, l’on dépasse l’obsession des écrans -et des fausses nouvelles empoisonnées, superficielles et violentes - pour consacrer du temps à la littérature, à des moments de lecture sereine et gratuite, et à parler de ces livres, nouveaux ou anciens, qui continuent de nous dire tant de choses. Mais, d’une manière générale, il faut constater avec regret que, dans la formation de ceux qui sont destinés au ministère ordonné, l’attention à la littérature ne trouve pas actuellement une place adéquate. Celle-ci est en fait souvent considérée comme une forme de divertissement, c’est-à-dire une expression mineure de la culture qui n’appartiendrait pas au chemin de préparation, et donc à l’expérience pastorale concrète, des futurs prêtres. À quelques exceptions près, l’attention portée à la littérature n’est pas considérée comme essentielle. Je voudrais affirmer que cette approche n’est pas bonne. Elle est à l’origine d’une forme grave d’appauvrissement intellectuel et spirituel des futurs prêtres qui sont ainsi privés d’un accès privilégié, par la littérature, au cœur de la culture humaine et plus précisément au cœur de l’être humain.

5. Par cette lettre, je souhaite proposer un changement radical de démarche concernant la grande attention qui doit être portée à la littérature dans le cadre de la formation des candidats au sacerdoce. À cet égard, je trouve très pertinent ce que dit un théologien :

« La littérature [...] jaillit de la personne dans ce qu’elle a de plus irréductible, dans son mystère [...]. Elle est la vie qui prend conscience d’elle-même lorsqu’elle atteint la plénitude de l’expression, en faisant appel à toutes les ressources du langage ». [1]

6. La littérature a donc à voir, d’une manière ou d’une autre, avec ce que chacun désire de la vie, puisqu’elle entre en relation intime avec son existence concrète, avec ses tensions essentielles, ses désirs et ses significations.

7. J’ai appris cela jeune avec mes étudiants. Entre 1964 et 1965, à 28 ans, j’ai été professeur de littérature à Santa Fe dans une école de jésuites. J’enseignais les deux dernières années du lycée et je devais veiller à ce que mes élèves étudient Le Cid. Mais les jeunes n’aimaient pas ça. Ils demandaient à lire García Lorca. J’ai donc décidé qu’ils étudieraient Le Cid à la maison et que, pendant les cours, je traiterais d’auteurs que les jeunes préféraient. Bien sûr, ils voulaient lire des œuvres littéraires contemporaines. Mais, au fur et à mesure qu’ils lisaient les choses qui les attiraient sur le moment, ils acquéraient un goût plus général pour la littérature, pour la poésie, et passaient ensuite à d’autres auteurs. En fin de compte, le cœur cherche davantage, et chacun trouve sa voie dans la littérature. [2] J’aime, par exemple, les artistes tragiques parce que nous pouvons tous ressentir leurs œuvres comme nôtres, comme expression de nos drames. En pleurant sur le sort des personnages, nous pleurons en réalité sur nous-mêmes et sur notre vide, sur nos défauts, sur notre solitude. Bien sûr, je ne vous demande pas de faire les mêmes lectures que moi. Chacun trouvera des livres qui parlent à sa propre vie et qui deviendront de véritables compagnons de route. Il n’y a rien de plus contre-productif que de lire par obligation, de faire un effort considérable juste parce que d’autres ont dit que c’est essentiel. Non, nous devons choisir nos lectures avec ouverture, surprise, souplesse, en nous laissant conseiller, mais aussi avec sincérité, en essayant de trouver ce dont nous avons besoin à chaque moment de notre vie.

Foi et culture

8. De plus, pour un croyant qui veut sincèrement entrer en dialogue avec la culture de son temps, ou simplement avec la vie des personnes concrètes, la littérature devient indispensable. À bon droit, le Concile Vatican II affirme que « la littérature et les arts [...] s’efforcent d’exprimer la nature propre de l’homme » et « de mettre en lumière les misères et les joies, les besoins et les énergies ». [3] En vérité, la littérature s’inspire de la quotidienneté de la vie, de ses passions et de la réalité des événements tels que « l’action, le travail, l’amour, la mort et toutes les pauvres choses qui remplissent la vie ». [4]

9. Comment pouvons-nous atteindre le cœur des cultures anciennes et nouvelles si nous ignorons, rejetons et/ou réduisons au silence les symboles, messages, créations et récits avec lesquels ils ont saisi, et voulu dévoiler et évoquer, leurs entreprises et idéaux les plus beaux, ainsi que leurs violences, leurs peurs et leurs passions les plus profondes? Comment pouvons-nous parler au cœur des hommes si nous ignorons, reléguons et ne valorisons pas “ces mots” avec lesquels ils ont voulu manifester et, pourquoi pas révéler, le drame de leur vie et de leurs sentiments à travers des romans et des poèmes ?

10. La mission de l’Église a su déployer toute sa beauté, sa fraîcheur et sa nouveauté dans la rencontre avec les différentes cultures - souvent grâce à la littérature - dans lesquelles elle s’est enracinée, sans avoir peur de s’impliquer et d’en extraire le meilleur de ce qu’elle a trouvé. C’est une attitude qui l’a libérée de la tentation d’un solipsisme assourdissant et fondamentaliste qui consiste à croire qu’une certaine grammaire historico-culturelle a la capacité d’exprimer toute la richesse et la profondeur de l’Évangile. [5] Beaucoup de prophéties de malheur qui tentent de semer le désespoir aujourd’hui s’enracinent précisément dans cet aspect. Le contact avec des styles littéraires et grammaticaux divers permettra toujours d’approfondir la polyphonie de la Révélation sans l’appauvrir ou la réduire à des conditions historiques ou à des structures mentales.

11. Ce n’est donc pas un hasard si le christianisme des origines, par exemple, avait bien perçu la nécessité d’une confrontation étroite avec la culture classique de l’époque. Un Père de l’Église d’Orient comme Basile de Césarée, dans son Discours aux jeunescomposé entre 370 et 375, probablement adressé à ses neveux, exaltait la valeur de la littérature classique - produite par les éxothen (“ceux de l’extérieur”), comme il appelait les auteurs païens - tant en raison de son argumentation, c’est-à-dire les lógoi(“discours”) à utiliser en théologie et en exégèse, qu’en raison de son témoignage de la vie, c’est-à-dire les práxeis (“les actes, les comportements”) à prendre en compte dans l’ascèse et la morale. Et il concluait en exhortant les jeunes chrétiens à considérer les classiques comme un ephódion (“viatique”) pour leur instruction et leur formation, en en tirant un « profit pour l’âme » (IV, 8-9). Et c’est précisément de cette rencontre de l’événement chrétien avec la culture de l’époque qu’est née une réélaboration originale de l’annonce de l’Évangile.

12. Grâce au discernement évangélique de la culture, il est possible de reconnaître la présence de l’Esprit dans la réalité humaine diversifiée, c’est-à-dire de saisir la semence déjà enfouie de la présence de l’Esprit dans les événements, dans les sensibilités, dans les désirs, dans les tensions profondes des cœurs et des contextes sociaux, culturels et spirituels. Nous pouvons, par exemple, reconnaître dans les Actes des Apôtres, lors de Paul à l’Aréopage (cf. Ac 17, 16-34), une approche de ce genre. Paul, parlant de Dieu, affirme : « C’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, que nous existons, comme l’ont dit aussi certains de vos poètes : “Car nous sommes de sa descendance” ( Ac 17, 28). Il y a deux citations dans ce verset : une indirecte dans la première partie où est cité le poète Epiménide (6 ème siècle avant J.-C.), et une directe où est cité les Phénomènes du poète Aratus de Silo (3 ème siècle avant J.-C.) qui chante les constellations et les signes du beau et du mauvais temps. « Paul se révèle ici “lecteur” de poésie, et dévoile sa façon d’aborder le texte littéraire qui ne peut que faire réfléchir sur le discernement évangélique de la culture. Il est traité par les Athéniens de spermologos, c’est-à-dire de “corbeau, bavard, charlatan” mais, littéralement, de “récolteur de semences”. Ce qui était certainement une insulte devient paradoxalement une vérité profonde. Paul recueille les semences de la poésie païenne et, sortant d’une attitude antérieure de profonde indignation (cf. Ac 17, 16), il va jusqu’à reconnaître les Athéniens comme étant “très religieux” et voit dans ces pages de leur littérature classique une véritable preparatio evangelica ». [6]

13. Qu’a fait Paul ? Il a compris que la littérature « découvre les abîmes qui habitent l’homme, tandis que la révélation, puis la théologie, s’en emparent pour montrer comment le Christ vient les traverser et les illuminer ». [7] La littérature est donc une « voie d’accès », [8] vers ces abîmes, qui aide le pasteur à entrer dans un dialogue fructueux avec la culture de son temps. […]."

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