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Les poètes et l’engagement : postures, relations et tensions

Les poètes et l’engagement : postures, relations et tensions

Publié le par Marc Escola (Source : Catherine Songoulashvili)

Appel à contributions d’un ouvrage collectif

Les poètes et l’engagement : postures, relations et tensions

Sous la direction de Patricia Godi-Tkatchouk (MCF/HDR, UCA), Bénédicte Mathios (PR, UCA) et Lucie Lavergne (MCF, UCA).

L’ouvrage de critique littéraire de Jeanine Moyse La Poésie engagée (1998)[1], qui s’intéresse au domaine français, propose une approche transhistorique de la poésie engagée, également désignée sous le nom de « poésie de circonstance » (tandis que Jean-Louis Joubert parlera de « poésie militante »[2]). Du XVIe au XXe siècle, de la Renaissance au surréalisme et à l’époque de la Résistance en France, il apparaît que : 

Les poètes décident de prendre position pour témoigner des souffrances infligées et des injustices exercées autour d’eux, ou pour exhorter les princes ou les puissants au nom d’un idéal d’humanité […] Ou bien ils passent de la rêverie poétique à l’action politique […]. Ou bien ils essaient d’éveiller leurs lecteurs et de les entraîner à réagir activement, sur le plan moral ou sur le plan social […][3] 

L’étude de Jeanine Moyse, qui fait du poète un être politique, un témoin, des mots des instruments au service d’une lutte, d’une action, comme celle d’éveiller les consciences, s’avère trouver d’innombrables échos dans les littératures en dehors du champ français.  

Dans le domaine anglo-saxon, aux États-Unis par exemple, se dessine une tradition de poètes qui ne conçoivent pas de contradiction entre le personnel, le politique et le poétique. Cette tradition débuterait avec Walt Whitman au milieu du XIXe siècle, le premier et l’un des poètes américains les plus politiques, pour qui le poète échoue « s’il ne s’inonde pas lui-même de son époque comme de vastes marées océaniques […] et s’il n’est pas lui-même l’époque transfigurée »[4]. Tout au long du XXe siècle, elle se déploie à travers les œuvres de Carl Sandburg, Langston Hughes, Muriel Rukeyser, Allen Ginsberg, Maya Angelou, Denise Levertov, Adrienne Rich, Audre Lorde, Joy Harjo…, pour ne citer que quelques noms dans la marée des poètes américains dont les œuvres sont porteuses d’un engagement : en faveur d’une forme de démocratie idéale et radicale, égalitaire et prolétarienne ; pour les droits civiques contre la ségrégation raciale ou le racisme institutionnalisé par les lois Jim Crow; contre la guerre du Vietnam et le complexe militaro-industriel à l’heure de la Guerre Froide ; pour les droits des femmes et la transformation de la société patriarcale et de la culture androcentrée ; au nom des peuples amérindiens, ou encore pour la cause écologique, alors que la planète est entrée dans l’ère de la bombe atomique… 

Le Royaume-Uni compte également son lot de poètes dont les œuvres font résonner les débats et les combats qui traversent la société de leur époque. Dans l’essai Poetry and Commitment[5], Adrienne Rich prend pour point de départ d’une réflexion sur l’engagement en poésie la déclaration célèbre de Shelley sur laquelle s’achève « A Defense of Poetry » (1821) : « Les poètes sont les législateurs non reconnus du Monde. »[6] Il va de soi pour Rich que le grand romantique anglais fait partie de ceux qui ne voient « aucune contradiction entre la poésie, la philosophie politique, et la confrontation active avec l’autorité illégitime. »[7] Elle évoque nombre d’auteurs dont les œuvres sont traversées par les affaires du monde : le poète moderniste et marxiste écossais Hugh MacDiarmid, le poète sud-africain, militant anti-apartheid Dennis Brutus, le militant politique et révolutionnaire américain James Scully, pour qui la poésie serait « une pratique sociale », le communiste grec Yannis Ritsos pour qui : « Le poète est le premier citoyen de son pays et pour cette raison précisément il est du devoir du poète de se sentir concerné par la politique de son pays. »[8] Poetry and Commitment invite à poursuivre la liste des poètes engagés et des thèmes de l’engagement en poésie à travers le monde, à travers les « poésies », les « Histoires », comme l’écrit la poète étatsunienne, … à l’infini.

Il en va de même du contexte hispanique. La question de l’engagement en poésie se pose tout au long du XXe siècle, en Espagne, particulièrement dans les périodes de crise, telle que la guerre civile (1936-1939). Au début du siècle, dans le même temps que l’affaire Dreyfus en France, se dessine la figure de l’intellectuel engagé de la « Génération de 98 », lequel prend position contre ce qu’il nomme « ‘le problème de l’Espagne’ (lutte contre le clientélisme, irrigation, alphabétisation, européanisation) »[9]. Des poètes comme Antonio Machado font partie de ces intellectuels. 

L’engagement des poètes est également très fort pendant la guerre civile, produisant une poésie engagée aux côtés des Républicains qui eut, selon Serge Salaün, un impact « spectaculaire »[10]. « Les poètes, dit-il, acceptent désormais la « responsabilité » de se mettre au « service de la Cause populaire »[11]. C’est d’un engagement politique et social, dont il s’agit, à l’instar de celui de Miguel Hernández, qui proclame son appartenance au peuple espagnol dans la célèbre épigraphe de son recueil Viento del pueblo (1973) : « A nosotros que hemos nacido poetas entre todos los hombres, nos ha hecho poetas la vida junto a todos los hombres »[12].

Dans les années 1950, encore, le débat s’ouvre, parmi les poètes, au sujet de la nature du langage poétique et, notamment, son engagement, à partir de la célèbre phrase de Vicente Aleixandre « Poesía es comunicación »[13]. On voit par la suite l’apparition d’une génération poétique explicitement définie comme politiquement engagée à gauche : la poesía social. Ses figures principales sont Gabriel Celaya – dont le vers « la poésie est une arme chargée de futur »[14] est devenu une sorte de slogan de la génération –, Blas de Otero, José Hierro, Ángel Gónzalez.

Si l’engagement des poètes est moins fort à certaines périodes de l’Histoire du XXe siècle (notamment dans les années 1960-70), il revient ensuite, sous des formes différentes (dès les années 1980, avec la « poésie de l’expérience »), et semble aujourd’hui essentiel dans le panorama poétique espagnol. Ainsi, Marie-Claire Zimmermann évoque une rupture dans les années 2000 : « le 11 septembre 2001 à New York, puis, de manière cruelle, le 11 mars 2004 à Madrid. »[15]. D’autres types d’engagement en poésie tendent à s’affirmer et à se déployer ; on trouve des auteurs et autrices engagées dans la défense du féminisme, de la liberté sexuelle et de genre, de l’écologie, comme Ángeles Mora, Nieves Chillón, Olalla Castro et bien d’autres.

Comment expliquer cet intérêt des poètes pour les affaires de la « polis » (au sens de la cité-état, des Grecs) ? Quelle place et quelles formes prend le « politique», au sens large – débats qui traversent la société, témoignages, prises de position, de parti pris – dans le poétique ? 

Gisèle Sapiro déclare que « la littérature peut être un instrument de reproduction de l’ordre social comme de subversion ou de mise en cause ou de dénonciation de certaines conditions. »[16] En ce sens, toute œuvre littéraire serait porteuse d’une forme d’engagement. On se souvient d’ailleurs des positions de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? L’acte d’écriture, la visée proprement esthétique ne pourrait se suffire à elle-même et se doublerait nécessairement d’un projet éthique qui la sous-tendrait et la justifierait. Sartre déclare que : « bien que la littérature soit une chose et la morale tout autre chose, au fond de l’impératif esthétique nous discernons l’impératif moral »[17]. Pour le théoricien de la littérature engagée : « la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent »[18] ; l’engagement se caractérise dès lors comme « prise de position réfléchie, conscience lucide de l’écrivain d’appartenir au monde et volonté de le changer »[19]. 

Et cependant, pour certains poètes, théoriciens de la poésie, pour nombre de lecteurs, pour Sartre lui-même, la poésie et l’engagement ne feraient pas bon ménage. De fait, dans Qu’est-ce que la littérature ? Sartre décrit également les poètes comme « des hommes qui refusent d’utiliser le langage »[20], alors que la tâche que s’est assignée l’écrivain engagé « consiste, inlassablement », comme le souligne Benoît Denis, à « dire le monde et les choses dans la positivité du langage-instrument. »[21] 

L’histoire de l’engagement en poésie se situerait donc dans la tension avec le refus de l’engagement. Pour ce qui est du domaine français, Jean-Louis Joubert ne manque pas d’attirer l’attention sur le fait que la poésie engagée compte de nombreux détracteurs[22]. Hugo Friedrich nous éclaire d’ailleurs sur ce phénomène en décrivant, dans Structure de la poésie moderne, l’avènement d’« une poésie fondée sur le langage, saisie d’un élan qui réside dans le mot lui-même »[23], motivée par-dessus tout par la « magie du verbe et de l’imagination »[24]. Les poètes hostiles à la notion d’engagement, qui envisagent la fonction de la poésie, à l’instar de T.S. Eliot, comme d’abord linguistique et artistique, sont nombreux outre-Atlantique à l’époque des avant-gardes, en particulier parmi les modernistes qui ont tourné le dos à l’Amérique et à sa poésie qu’ils trouvaient trop conventionnelle ou trop libre[25] ; on les trouve également parmi les tenants du « New Criticism », mouvement formaliste d’écrivains et d’universitaires conservateurs du Sud, dont les idées sur l’écriture poétique, l’enseignement et la critique, ont influencé des générations de poètes à partir des années 1930. 

Le rejet de la poésie engagée traverse toutes les littératures, sorte d’engagement par défaut. Mais ne pourrait-on, à l’inverse, observer un certain renversement des voies/voix de l’engagement poétique ? Ainsi, on pourrait argumenter, avec la critique espagnole Araceli Iravedra, que « se soustraire à l’emploi strictement instrumental du langage est l’unique façon pour atteindre une parole libre capable d’échapper aux desseins du pouvoir, de contester une conception de la réalité qui tend à se reproduire grâce à l’entremise d’un langage dont les significations appartiennent au discours établi »[26]. L’engagement, en poésie, ne se traduirait donc pas uniquement par les thèmes abordés, les situations de conflits, les problèmes soulevés dans les poèmes, mais également dans les choix esthétiques et langagiers.

Nous proposons la rédaction collective d’un ouvrage pluridisciplinaire, ouvert à toutes les littératures, portant sur les rapports entre poésie et engagement aux XIXe, XXe et XXIe siècles, dans les différentes aires linguistiques, géographiques et culturelles…

Cet ouvrage comporterait différentes « entrées », renvoyant à des notions, réunies autour de 5 grands « pôles » :

·        Le premier « pôle » regroupera les approches terminologiques (définitions des concepts et notions) : engagement et militantisme ; littérature engagée (Dreyfus, Sartre…) / littérature d’engagement (typologie de Benoit Denis) ; figure de l’intellectuel et l’apparition du concept ; fonction de la poésie : s’engager pour / s’engager contre… ; être minoritaire ou majoritaire

·        Un deuxième « pôle » sur la question de l’engagement politique depuis 1850 : militantisme politique ; démocratisation (rendre accessible la poésie) ; mouvements sociaux : ouvriers, estudiantins, etc. ; révolutions ; engagement nationaliste : engagement linguistique, patriotisme ; identités et engagements (post) décoloniaux ; dimension populaire : antiélitisme, chanson

·        Un troisième « pôle » sera consacré aux contextes carcéraux, dictatoriaux et de guerre et exil : guerre et engagement ; exil et engagement ; prison 

·        Un quatrième « pôle » tournera autour de la notion de care, qui sera associée à plusieurs dimensions ou objets de l’engagement en poésie : handicap ; enfance ; engagement écopoétique : nature, cause animale etc. ; vulnérabilités (par exemple : SIDA, éventuellement en lien avec l’engagement pro-LGBTQI*)

·        Un cinquième « pôle » sera consacré à la question des féminismes et de l’engagement pour les femmes.

Pour chaque « pôle », un workshop sera organisé, en amont de la rédaction de l’ouvrage, selon le calendrier suivant :

1. Approches terminologiques ET Engagements politiques depuis 1850 (pôles 1 et 2) : jeudi 12 juin 2025, MSH de Clermont-Ferrand.

2. Contextes carcéraux, dictatoriaux, guerre et exil : vendredi 7 novembre 2025 (pôle 3), MSH de Clermont-Ferrand. 

3. Autour du care : vendredi 27 mars 2026 (pôle 4), MSH de Clermont-Ferrand. 

4. Féminismes : vendredi 16 octobre 2026 (pôle 5), MSH de Clermont-Ferrand. 

Il est souhaitable – sans obligation néanmoins – que les contributeurs participent au(x) workshop(s) avant la rédaction de leur chapitre. 

Les « chapitres » de l’ouvrage devront être rédigés et envoyés aux organisatrices pour le 1er avril 2027.

Propositions de communication à envoyer avant le 15 décembre 2024 à :

Patricia.GODI-TKATCHOUK@uca.fr

Benedicte.MATHIOS@uca.fr

Lucie.LAVERGNE@uca.fr

  
[1] Jeannine Moyse, La poésie engagée, Paris, Ellipses, coll. « Résonances », 1998.
[2] Jean-Louis Joubert, Genres et formes de la poésie, Paris, Armand Colin, 2003, p. 91. Dans la catégorie de la « poésie de circonstance », Jean- Louis Joubert distingue, notamment, la « poésie militante » de la « poésie fugitive ».
[3] Jeanine Moyse, La poésie engagée, op. cit., p. 45.
[4] Walt Whitman, “Preface” (1855), in Leaves of Grass and Other Writings, Edited by Michael Moon, New York, Norton, coll. “Norton Critical Editions”, 2002, p. 633. 
[5] Adrienne Rich, Poetry and Commitment, New York, Norton, 2007.
[6] Percy Bysshe Shelley, « A Defense of Poetry », in Shelley’s Poetry and Prose, selected and edited by Donald H. Reinman and Sharon B. Powers, New York, Norton, 1977, p. 508. 
[7] Adrienne Rich, Poetry and…, op. cit., p. 6.
[8] Ibid., p. 9. 
[9] Paul Aubert, “Être un intellectuel en Espagne. 1998-1936 », Rives Méditerranéennes, n°50, p. 65 et suivantes.
[10] Histoire de la littérature espagnole, Jean Canavaggio, (dir), tome 2, Paris, Fayard, 1994, p. 570.
[11] Ibid, p. 576. 
[12] Miguel Hernández, Viento del pueblo, Madrid, Cátedra, 2011 (première édition: 1937), p. 55.
[13] Vicente Aleixandre, “Poesía es comunicación”, Ínsula, n°59, 1950, p. 1-2.
[14] Gabriel Celaya, Cantos íberos, Madrid, Ediciones Turner, 1975, p. 57.
[15] « De la nécessité de la poésie aujourd’hui en Espagne », À quoi bon la poésie, aujourd'hui ?, Claude Le Bigot (dir.), PUR, 2007.
[16] Gisèle Sapiro, « L’engagement littéraire », Congrès international de la SELF, Caen 12-14 septembre 2019, conférence visionnée en ligne.
[17] Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Seuil, 1948, p. 33.
[18] p. 31.
[19] Ibid., p. 36-37.
[20] Ibid., p. 17. 
[21] Benoît Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000, p. 68.
[22] Jean-Louis Joubert, Genres et formes de la poésie, op. cit., p. 91.
[23] Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne [1956], Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 39.
[24] Ibid., p. 65.
[25] Voir, par exemple : David Perkins, A History of Modern Poetry: From the 1890s to the High Modernist Mode, Cambridge, Massachusetts, and London, England: The Belknap Press of Harvard University Press, 1976.
[26] Ínsula 671-672, p. 37.