Appel à contributions pour le colloque international pluridisciplinaire "La poïétique, aujourd'hui" (Université de Montpellier Paul-Valéry, novembre 2025)
Colloque international pluridisciplinaire – 12, 13 & 14 [15] Novembre 2025 – Université de Montpellier Paul-Valéry
« La poïétique, aujourd’hui »
Manifestation organisée par le programme transversal du RIRRa 21 (Université de Montpellier Paul-Valéry):
« Recherche en création – Recherches transdisciplinaires en poïétique : méthodologies, enjeux & savoirs inhérents aux processus créatifs »
Comité d’organisation :
Valérie Arrault, Claire Chatelet, Marie Joqueviel-Bourjea, Loig Le Bihan, Alix de Morant, Karine Pinel, Thierry Serdane, Éric Villagordo, Florence Vinas-Thérond
Présentation
Ce colloque pluridisciplinaire, construit en partenariat avec diverses instances culturelles de la métropole montpelliéraine, ponctuera la sixième année d’existence du programme transversal « Recherche en création – Recherches transdisciplinaires en poïétique » du RIRRa21 (Représenter, Inventer la Réalité, du Romantisme au XXIe siècle), laboratoire Lettres & Arts de l’Université de Montpellier Paul-Valéry. Coorganisé par des enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs de différentes disciplines (arts plastiques, arts du spectacle, cinéma et audiovisuel, création numérique et nouveaux médias, jeux vidéo, littérature française, littérature comparée) et pendant du colloque « L’atelier en acte(s) : espace de création, création d’espace » (2021), la manifestation se propose de faire le point sur une notion centrale pour la recherche en art et littérature aujourd’hui – et singulièrement pour les démarches en recherche-création : celle de « poïétique ».
Argumentaire
80 ans après la mort de Paul Valéry (1945-2025), alors que se rendent visibles et se multiplient les travaux en recherche-création dans l’université française qui en reconnaît progressivement la valeur, il apparaît nécessaire de s’interroger sur la fortune d’une notion que l’écrivain défendit au titre de la création, en 1937, de la chaire de « Poétique » au Collège de France :
« [Q]u’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, l’ère d’autorité dans les arts est depuis assez longtemps révolue, et le mot "Poétique" n’éveille guère plus que l’idée de prescriptions gênantes et surannées. J’ai donc cru pouvoir le reprendre dans un sens qui regarde à l’étymologie, sans oser cependant le prononcer Poïétique […]. Mais c’est enfin la notion toute simple de faire que je voudrais exprimer. Le faire, le poïein, dont je vais m’occuper, est celui qui s’achève en quelque œuvre et que je viendrai à restreindre bientôt à ce genre d’œuvres qu’on est convenu d’appeler œuvres de l’esprit. » (Valéry [1938], 2023)
Jusqu’à sa mort, l’auteur des Cahiers s’est employé à « méditer sur cette génération » des œuvres, à adopter une « attitude interrogative, plus ou moins prononcée, plus ou moins exigeante, qui la constitue en problème » (ibid.). C’est donc le « langage en ‘‘acte’’ » (Valéry [1944], 2023) et « l’acte de l’écrivain » (ibid.) qui l’intéressent, car « l’œuvre de l’esprit n’existe qu’en acte » (Valéry [1938], 2023). Autrement dit, pour le poète Valéry : « C’est l’exécution du poème qui est le poème ». (ibid.) Pour autant, la poïétique n’est en rien réductible au faire du poème : elle concerne le poïein en général – soit (toutes) les œuvres de l’art autant que de l’esprit, dès lors que la « curiosité » devenue « passion » – libido sciendi – se porte sur « l’action qui fait » et non sur « la chose faite » (ibid.). Cette « distinction fondamentale » se retrouvera chez René Passeron, infatigable promoteur d’une démarche scientifique-philosophique qui accompagna l’entrée des arts plastiques dans l’université française : « l’œuvre en train », objet de la poïétique – Étienne Souriau parlait, quant à lui, d’ « œuvre à faire » ([1943], 2009) –, renvoie, précise-t-il, à l’étude d’une « conduite », tandis que « l’œuvre faite » (Passeron, 1996) appelle, de son côté, l’exégèse sémiologique.
[L]a poïétique, appuyée sur des faits précis, nous semble pouvoir être une réflexion normative sur l’activité instauratrice en général, et plus particulièrement sur l’activité instauratrice dans le domaine de l’art. Nous proposons donc de définir la poïétique comme la science normative des opérations instauratrices, ou, mieux, comme la science normative des critères de l’œuvre et des opérations qui l’instaurent. (Passeron, [1971], 1989)
Étude des « conduites instauratrices » (Passeron, dans Souriau [2010], 2018) – et aussi bien du « processus d’instauration » en lui-même, tel qu’Étienne Souriau le définissait lorsqu’il réinventait la notion d’instauration, d’abord dans L’Instauration philosophique (1939), puis dans ce texte décisif et majeur « Du mode d’existence de l’œuvre à faire » (1956) republié en 2009 –, la poïétique se veut ainsi elle-même une réflexion en acte. La poïétique, entendue comme « promotion philosophique des sciences de l’art qui se fait » (Passeron [1971], 1989), appelle par conséquent une participation active, impliquée, d’un chercheur embarqué. Par là, c’est l’ensemble du paradigme scientifique qu’elle conduit à revisiter (choix de l’objet d’étude, enjeux attachés à l’analyse, positionnement du chercheur, méthode adoptée…). C’est pourquoi l’implication a pour nécessaire corollaire la vigilance tenue d’un questionnement sur les raisons et les méthodes de la démarche engagée.
Engager une démarche (auto)poïétique, c’est donc, pour soi, ne pas (pouvoir) faire l’économie de la question « Qu’est-ce que créer ? », et ne cesser, mieux que d’y, d’en répondre. Car en répondre, c’est à la fois prendre la mesure de la dimension essentiellement éthique de l’acte de créer et mobiliser l’ensemble des savoirs extérieurs à son propre geste : se regarder voyant / créant (sur le mode du se voir se voir valéryen) avec (parmi, depuis) le monde et sa bibliothèque.
Cette dynamique d’auto-exploitation et d’auto-élucidation n’a pas une visée narcissique, l’enjeu n’étant pas le moi mais le Soi (dans le vocabulaire d’un Paul Audi), le créateur n’étant pas exprimé mais compromis (dans celui d’un René Passeron, 1996) ou encore questionné par le « sphinx de l’œuvre » (dans la perspective d’Étienne Souriau). Dans cette optique, on sera sensible à une notion, proposée par Passeron lui-même mais très largement infléchie par Donna J. Haraway – celle de « sympoïèse » (Haraway [2016], 2020). À l’unité d’un corps syncrétique, chez l’un, répond la multiplicité des corps, faits et fables en relation, chez l’autre : affaire de générations, de points de vue (fatalement situés) ? Si la perspective d’Haraway dépasse le cadre des conduites instauratrices en matière de création artistique, si l’ « autopoïèse » telle qu’elle la pense ne se restreint pas au travail critique d’auto-élucidation de ses processus créateurs pour s’inscrire dans l’héritage du terme proposé en 1972 par Francisco Varela et Humberto Maturana désignant le maintien par lui-même d’un système autorégénératif, reste que la pensée de la création qu’elle défend élargit la perspective poïéticienne... ou plus exactement la creuse, pour rester dans l’imaginaire chtonien, humique et rhizomatique qui est celui d’Haraway.
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L’ensemble des remarques précédentes nous assure que l’on se tromperait à faire de la re-sémantisation valéryenne de la poétique par le ï du retour à la source grecque la réactivation passéiste d’un héritage. Ce triple geste (créer, enseigner, chercher) dont Valéry affirme l’essentiel nouement met ainsi en perspective ce qui se problématisera, des dizaines d’années plus tard, sous couvert de « recherche-création », de « création-recherche », de « recherche par la pratique » ou de « recherche en création »… Le paradoxe, c’est que l’invention de la poïétique par un poète, mise à l’honneur dans l’université française par les arts plastiques comme fondement méthodologique scientifique quelque 30 ans après son énonciation, ait été si tardivement reçue au sein des études de lettres qui, alors même que la notion se répandait également au sein des départements d’arts du spectacle, de cinéma ou de musique, s’obstinaient à la méconnaître, historiquement attachées à une culture de l’écrit et non de l’écriture (Houdart-Merot, 2018). Pourtant, les perspectives ouvertes par Valéry, non seulement nous aident à configurer ce qui se réfléchit aujourd’hui en termes de recherche-création dans tous les domaines artistiques, mais encore nous assurent qu’il existe, en France (et non seulement dans les pays anglophones et au Québec), une histoire de la pensée de la création en acte susceptible d’étayer les discussions qui nous occupent. Ce que Valéry nomme, par exemple, « action de démesure » (Valéry, [1938], 2023) entre le faire et l’observation du fait ne pourrait-il être rapproché de ce que Jean Lancri décrit en termes d’ « entretoise » (Lancri, 2006) dans le collectif que Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec consacraient à la recherche-création, et ne nous invite-t-il pas à réfléchir aux modalités articulatoires, par la dynamique autopoïétique précisément, mais également par une réflexion sur les différents régimes attentionnels, des volets créatif et théorique des mémoires et thèses en création ?
« [C]e que nous pouvons véritablement savoir ou croire savoir en tous domaines n’est autre chose que ce que nous pouvons ou observer ou faire nous-mêmes, et […] il est impossible d’assembler, dans un même état et dans une même attention, l’observation de l’esprit qui produit l’ouvrage et l’observation de l’esprit qui produit quelque valeur de cette ouvrage. Il n’y a pas de regard capable d’observer à la fois ces deux fonctions ; producteur et consommateur sont deux systèmes essentiellement séparés. L’œuvre est pour l’un le terme ; pour l’autre, l’origine de développements qui peuvent être aussi étrangers que l’on voudra l’un à l’autre. » (Valéry [1938], 2023)
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Les axes que le colloque se propose d’explorer n’ont pas vocation exhaustive, d’une part, et sont susceptibles de dialoguer entre eux, d’autre part. On notera par ailleurs que, dans la mesure où elle les traverse tous, la question éthique n’est pas mentionnée en tant qu’ « axe » autonome : « La poïétique n’est pas seulement une science des processus instaurateurs, elle est une éthique de la création », affirme René Passeron (Passeron [1980], 1989). On pourrait ajouter un autre néologisme à la « topoïétique » selon Michel Guérin (Guérin, 2008) et à la « sympoïèse » de Donna Haraway : celui de « poïéthique », voire d’ « autopoïéthique », dans la lignée de la « poéthique » promue par le philosophe de l’art et poète Jean-Claude Pinson, elle-même sensible à la vertu « éthopoïétique » mise en lumière par Michel Foucault :
« La poéthique s’interrogera […] sur la capacité de la poésie à influer sur la teneur et le cours de l’existence. Elle considérera celle-ci d’un point de vue prospectif plutôt que rétrospectif[i]. Car la "vraie vie" est pour elle, comme pour Rimbaud, chaque jour "en avant". De ce point de vue, la poésie est assez proche de cette forme de philosophie dont Foucault dit, à propos des écoles stoïcienne ou épicurienne, dans son cours sur L’Herméneutique du sujet, qu’elle a une vertu "éthopoïétique", une capacité à former l’ethos, le séjour, d’un sujet. » (Pinson, 2013)
Nul doute, par conséquent, que la dimension éthique de la poïétique puisse motiver des interventions, au même titre que la dimension anthropologique qui traverse également les propositions à suivre.
Axe 1 – Approche terminologique / épistémologique
« Regarde[r] à l’étymologie », comme le propose Valéry reprenant à la physiologie le ï des « fonctions hématopoïétiques ou galactopoïétiques » (Valéry [1938], 2023) afin d’ouvrir une perspective inédite à la poétique, c’est retourner aux sources grecques : aux termes, aux textes, aux traductions. On ne s’étonnera pas, par conséquent, que celles et ceux qui pensent la poïétique reviennent à Platon et Aristote : terminologiques et textuelles, leurs analyses orientent ce faisant une épistémè.
René Passeron (dans Pour une philosophie de la création), Paul Audi (dans Curriculum), Michel Guérin (dans La Troisième Main) ou AMarie Petitjean (dans La Littérature par l’expérience de la création) mettent en lumière deux éléments essentiels : le premier a trait à la nécessité de l’enquête sémantique dès lors que l’on s’intéresse à la poïétique, débat qui s’alimente non seulement à ce que veut dire le mot « poïèsis », mais encore à ce que la notion à laquelle il renvoie implique en termes d’agir. Le deuxième souligne la nécessité d’une discrimination terminologique (que redouble le problème de la traduction : en latin, en français, dans d’autres langues) qui place la poïèsis au centre d’une nébuleuse de termes qui, par contrecoup, la situent dans l’optique de la réflexion poïéticienne qui s’en saisit : poïèsis vs mimèsis, tekhnè, praxis, genèsis, mathèsis, noèsis… ; poïèsis vs aesthèsis ; poïein vs prattein ; poïèsis : creatio, ars, productio ; poïèsis : création, poésie, production… Sans compter le « coefficient d’innovation » attaché au faire qui recourra à l’ « œuvre » plutôt qu’à l’ « ouvrage », à la « création » plutôt qu’au « design » (Guérin, 2023). Par ailleurs, à l’ambiguïté synecdotique de la poïèsis platonicienne analysée par Paul Audi dans Curriculum – (le tout de) la création ou la (seule) poésie ? – et à la difficulté de ses traductions, s’ajoute la tension de binômes visant à situer ce qui (ne) relève (pas) du champ de la poïétique : ainsi le distinguo opéré par Valéry entre Poétique et Poïétique, l’opposition chez Passeron entre Poïétique (création, valeur, conduite…) et Esthétique (réception, fait, œuvre…). Or, ces distinctions trouvent leur prolongement dans des paires sémantiques fréquemment convoquées dans les travaux en recherche-création : processus vs procédés, trajet vs projet etc.
Car, fondamentalement, la poïétique, en tant qu’étude des conduites créatrices et des processus instaurateurs, a besoin de mots pour décrire et analyser le faire qui l’occupe. Mais quel faire ? Le créer, certes ; mais créer, est-ce faire, ou produire, inventer, construire, bâtir, engendrer, fabriquer, façonner, élaborer, composer… ? La fortune du terme « instauration », promu par Étienne Souriau, se comprend ainsi par la justesse d’une analyse renversant les forces en présence : instaurer (une œuvre, en l’occurrence), ce n’est pas (vouloir) faire, ce n’est certainement pas imposer (une existence), c’est répondre à l’appel à l’existence de l’œuvre à faire. C’est peut-être l’une des plus belles façons d’entrer dans le domaine de la poïétique – en scénographiant ce que Souriau nomme « la situation questionnante » (Souriau [1956], 2009) au principe de l’instauration, qui appelle « l’agent instaurateur » depuis l’œuvre à faire.
On pourra ainsi s’interroger sur le travail à la fois lexical, sémantique, métaphorique, herméneutique, voire scénographique… qu’appelle fatalement une pensée de la poïétique. Quels mots, quels textes, quelles interprétations, quelles traductions pour quelle épistémè ? Que dit la « poïèsis » de / à notre monde contemporain ? Quelles relations, aujourd’hui, entre le poïètès et le tekhnitès, le poïein et le prattein ? Peut-on penser les formes et dynamiques à l’œuvre dans les travaux en recherche-création à partir de mouvements dialectiques entre poïèsis, mathèsis et noèsis, poïèsis et praxis ? En quoi les définitions ou les traductions du terme grec ouvriraient à d’autres manières de penser la recherche en création ? L’aesthèsis peut-elle rencontrer la poïèsis ? Autrement dit, à quel titre l’étude du fait peut-elle se transformer en étude du faire ?
Axe 2 – Approche historique
Pour qui s’intéresse à la poïétique, trois œuvres s’imposent : celles de Paul Valéry (1871-1945), Étienne Souriau (1892-1979) et René Passeron (1920-2017). Un poète-penseur, un philosophe, un plasticien-philosophe. Toutefois, leurs apports sont aussi le fruit de dialogues et d’amitiés avec d’autres figures intellectuelles, d’autres artistes – maîtres, disciples, collègues, amies et amis, passeuses et passeurs. Il ne faudrait pas oublier, en effet, la place du collectif dans la pensée de la poïétique – le troisième volume de la revue Recherches poïétiques ne portait-il pas sur « La création collective » ?
D’autres œuvres, cependant, nous aident à penser les conduites instauratrices, et peut-être avons-nous d’autres ascendances à construire : ainsi l’œuvre de Luigi Pareyson – qui s’intéressa justement à Valéry (Pareyson, 2003) –, à laquelle la traduction par Gilles A. Tiberghien de son livre essentiel de 1954, Esthétique. Théorie de la formativité, publiée en 2007, donne accès en français. Le « spunto », « l’intention formative », « la forme formante » (forma formans que développe Jean-Luc Nancy dans Le Plaisir au dessin, 2009) apparaissent, en effet, comme autant de notions opératoires pour qui s’attache aux conduites créatrices.
On ne saurait par ailleurs ignorer l’apport des philosophies pragmatiques dans le domaine de la poïétique, que concerne au premier chef la notion d’ « expérience[ii] » : la pensée d’un John Dewey bénéficie, à ce titre, d’un spectaculaire regain d’intérêt, L’Art comme expérience, publié en 1934, étant l’une des références les plus citées dans les travaux récents relatifs à la création en contexte universitaire (Petitjean, 2024).
Il va par ailleurs de soi que la génétique des textes et des arts, telle qu’elle a pu s’installer dans le paysage de la recherche à partir des années 1970 et trouver une assise institutionnelle au sein de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) du CNRS, participe au premier chef à l’étude des processus créateurs, contribuant à étayer le « tournant praxique » (Petitjean, 2024) de la littérature et plus largement des disciplines artistiques. Il est en ce sens significatif que la mention « en acte » figure dans deux collectifs parus en 2023 : celui consacré à René Passeron, La Création en acte, et celui issu du colloque de 2021 de Montpellier, L’Atelier en acte(s) : espace de création, création d’espace.
Cet axe se propose ainsi de faire le point sur l’histoire – ou plutôt les histoires – de la poïétique et leur actualité, reconnaissant des dettes, retissant des ascendances, proposant, peut-être, des filiations inédites. Il semble d’autant plus opportun de dresser un état des lieux, qu’outre la nécessité de (re)penser la poïétique dans un contexte de valorisation des démarches en recherche-création dans l’université française, certaines œuvres fondatrices bénéficient depuis quelques années de (re)publications et de traductions : c’est le cas des Cours de poétique de Valéry, publiés chez Gallimard en 2023 ; du collectif en hommage à René Passeron sous la direction de Richard Conte, publié la même année aux Éditions de la Sorbonne ; de la publication concomitante de Les Différents Modes d’existence et L’Œuvre à faire de Souriau, magistralement présentée par Isabelle Stengers et Bruno Latour, aux PUF en 2009 ; ou encore de la traduction en français de la Théorie de la formativité de Pareyson par Tiberghien en 2007.
Axe 3 – Approche méthodologique
Sur quoi fonder une étude de la création en acte ? Autrement dit, qu’observer, de quel point de vue, et comment ? Dans Pour une philosophie de la création, René Passeron énumère trois entrées méthodologiques qu’il considère comme autant de « niveaux » : 1/ Du point de vue d’une « poïétique positive », s’adosser à un pluralisme méthodologique emprunté aux « méthodes de toutes les sciences humaines » (linguistique, psychanalyse, histoire…), qui permette de « constituer des dossiers descriptifs » (Passeron [1971], 1989) tout en se méfiant de la prétention explicative et de l’esprit systématique qui ne laisseraient pas d’abord être l’objet étudié. 2/ Du point de vue des relations de l’artiste à son geste, faire appel à l’ « introspection », « aux descriptions exactes qu’il donne de son expérience, à l’analyse phénoménologique de ses rapports avec son œuvre ». 3/ Du point de vue de la logique scientifique, intégrer cette connaissance des faits acquises en 1 et 2 « à une réflexion normative » visant à définir les « critères de l’œuvre » et les « opérations qui l’instaurent » (ibid.). On pourrait résumer en disant que la poïétique prend en compte une triple dimension, au service d’une montée en puissance de la théorie : celle de de l’explication des faits ; celle des discours sur le faire ; celle des valeurs opérantes.
La Naissance d’Icare reviendra sur la question méthodologique pour constater que, « [s]i la poïétique a un objet précis, elle n’a pas de méthodes propres » (Passeron, 1996). Pour autant, Passeron insiste sur la prévalence de l’observation directe, autocritique et introspective, comme sur la nécessité de la description des conduites créatrices (contexte historique, documents témoins du processus, facteurs d’infléchissement : « pulsionnels, intentionnels, technologiques, idéologiques… »). Or, « le laboratoire de poïétique n’[étant] autre que l’atelier de l’artiste, son studio, son auditorium, sa cellule opératoire, son chantier », « l’éveil de l’opérateur à la recherche poïétique peut […] susciter une véritable méthode expérimentale ». Car, souligne l’artiste-philosophe, la poïétique ne s’en tenant pas aux discours, elle adopte aisément « des méthodes bien rôdées par les sciences de la nature » (observation photographique ou filmique, enregistrement de contrôle, tâtonnement des expériences « pour voir »...).
Comment, de ce fait, délimiter un champ scientifique qui emprunte ses méthodes à d’autres, et à chaque fois selon une configuration inédite ? Partant, serait-il envisageable, à partir des travaux déjà existants (ainsi la méthode (auto)ethnographique développée par Sylvie Fortin (2006), le « récit méthodologique » et le « glanage » chez Éric Le Coguiec (2006)…), d’élaborer ce « répertoire de concepts opératoires » imaginé par René Passeron, qui puisse faciliter le cheminement méthodologique des masterant/es et doctorant/es investi/es dans des démarches de création, quels qu’en soient les espaces disciplinaires ? Sur un autre plan, qu’est-ce que la méthode poïétique (ou ses manières), dans la perspective dialectique de travaux en recherche-création, fait au faire ? Et comment pratiquer l’autopoïèse en restant à l’écoute de ce que Jean Lancri appelle « la (nécessaire) part de l’autre » – « pour éviter les pièges de Narcisse » (2006), dit-il, mais aussi, pourrait-on ajouter, pour rester vigilant quant au distinguo à opérer entre « to search » et « to do research » ? Mais encore : comment, pour l’encadrant/e, enseigner une méthode dépourvue de patron ?
Tous ces questionnements méthodologiques, qui sont, dans le cas précis de la poïétique, difficilement séparables des enjeux (artistiques, épistémologiques) d’une démarche de recherche en création, sont susceptibles de retenir l’attention.
Axe 4 – Approche technique / technologique
Penser les conduites créatrices, c’est penser un faire, singulier. La poïèsis emporte avec elle la question de la tekhnè : « Le poïètès est un tekhnitès », énonce Michel Guérin au seuil de La Troisième Main. Et c’est bien la tekhnè poiêtikè qui intéresse le poïéticien. Or le rapport – natif – de la création à la technique ne saurait faire aujourd’hui l’économie d’une réflexion sur le passage « des techniques manuelles aux technologies intellectuelles », pour reprendre le sous-titre de son livre. Le numérique et le multimédia, entérinant la mutation décisive qui fit passer le geste de la main à « la transcription de sa propre formule » (Guérin, 2021), rebattent ainsi les cartes en nous forçant à réévaluer notre compréhension des « arts de faire » (Michel de Certeau)… sans la main. Ou avec une main qui n’est plus la nôtre, ou qui fait autre chose (taper sur un clavier n’est plus inscrire avec un stylo, de même que choisir ses couleurs en « cliquant » à l’aide d’une « souris » n’a plus rien à voir avec fabriquer ses pigments et mélanger ses couleurs sur une palette – questions de savoir-faire, mais aussi de rapport au temps). Nos gestes changent. Et avec eux nos gestes de créateurs et de penseurs.
Dès lors, si l’on considère que la poïétique participe d’une « corpoïétique », comment approcher le corps créateur et penser « le corps de l’œuvre » (selon la formule reprise à Didier Anzieu) si, alors que Valéry disait du peintre qu’il « apporte son corps » (cité par Merleau-Ponty [1964], 1985), il n’y en a plus ? Ou tellement médiatisé qu’il disparaît derrière les écrans qui l’absentent en le virtualisant ? Lorsque l’on crée avec, depuis l’ « Intelligence Artificielle », la délégation demeure-t-elle une création ? De ce fait, comment étudier des « conduites » créatrices (apparemment) plus soumises (éconduites) que vectrices d’une esth/éthique ? « Faire », dans ce contexte que l’on pourrait qualifier de « sur-technologique », est-ce encore « se faire » (Valéry, Cahiers, 1942), comme l’écrivait Valéry ?
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Appel à contributions
Dans un esprit pluridisciplinaire et ouvert, le colloque s’adresse aux chercheuses et chercheurs et artistes de toutes disciplines : arts du spectacle, arts plastiques, arts numériques, arts littéraires, cinéma et audiovisuel, musique et musicologie…, mais également philosophie, sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation… Outre les traditionnelles communications, il est possible de proposer d’autres formats d’interventions, à l’instar de ce que Chapman et Sawchuck nomment « les présentations créatives de recherche » et / ou « la création sous forme de recherche » (performances, essais filmiques, installations artistiques...). Sont également bienvenues les propositions de sessions collectives ou de dispositifs duels (tables-rondes, entretiens…).
Les propositions sont attendues au plus tard pour le lundi 24 février 2025. Elles comporteront, en français, un titre et un résumé du propos / du projet créatif / du dispositif… (selon le cas) de 5.000 signes maximum (espaces comprises) qui indiquera l’axe ou les axes a priori concerné(s), assortis d’une courte présentation bio-bibliographique de l’intervenante / de l’intervenant / des intervenantes / intervenants. Dans le cas de formats spécifiques, il est demandé de préciser le temps nécessaire à leur mise en œuvre comme les éventuels besoins techniques. Les communications classiques seront de 30 minutes, les dispositifs duels ou collectifs de 45 minutes à une heure, selon le cas. Les réponses seront données après avis du comité scientifique à partir du mardi 1er avril 2025.
La manifestation donnera lieu à publication.
Adresses de contact (merci d’écrire aux quatre) :
claire.chatelet@univ-montp3.fr
eric.villagordo@univ-montp3.fr
Comité Scientifique
Valérie Arrault (PR Arts plastiques – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Marc André Brouillette (PR Littérature et création littéraire Université du Québec à Montréal)
Céline Caumon (PR Arts et Design – Université Toulouse Jean-Jaurès)
Claire Chatelet (MCF Audiovisuel & nouveaux médias – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Vincent Ciciliato (MCF Arts numériques – Université Jean-Monnet Saint-Étienne)
Catherine Cyr (PR Études littéraires – Université du Québec à Montréal)
Amos Fergombé (PR Arts du spectacle – Université Polytechnique Hauts-de-France)
Grazia Giacco (PR Musique & musicologie – INSPE/Université de Strasbourg)
Marie Joqueviel-Bourjea (PR Littérature française XXe-XXIe siècles, création littéraire & ateliers d’écriture – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Loig Le Bihan (PR Études cinématographiques – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Sandrine Le Pors (PR Théorie et pratique du spectacle vivant – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Mireille Losco-Lena (PR Études théâtrales – École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre / ENSATT – Université Lyon 2)
Sophie Lucet (PR Études théâtrales – Université Rennes 2)
Alix de Morant (MCF HDR Esthétiques théâtrales & chorégraphiques – Université de Montpellier Paul-Valéry)
AMarie Petitjean (PR Littérature française XXe-XXIe siècles et création littéraire – CY Cergy Paris Université)
Pierre-Jacques Pernuit (MCF Histoire de l’art contemporain – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Karine Pinel (MCF Arts plastiques – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Caroline San Martin (MCF Écritures et pratiques cinématographiques – Université Paris 1 Panthéon Sorbonne)
Thierry Serdane (MCF Jeux vidéo – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Éric Villagordo (PR Arts plastiques & sociologie de l’art – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Florence Vinas-Thérond (PR Littératures comparées – Université de Montpellier Paul-Valéry)
Bibliographie indicative
• Anzieu, Didier, Le Corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1981
• Audi, Paul, Créer. Introduction à l’esth/éthique [2005], Lagrasse, Verdier, coll. « Poche », nouvelle édition 2010
––– Jubilations. Incursions dans l’esth/éthique, Paris, Christian Bourgois, coll. « Titres », 2009
––– Curriculum. Autour de l’esth/éthique, Lagrasse, Verdier, 2019
• Bachelard, Gaston, La Formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance [1934], Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1996
––– La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960
• Bergson, Henri, La Pensée et le Mouvant [1934], Œuvres, Paris, PUF, 1969
• Borgdorff, Henk, « The production of knowledge in artistics resarch », dans The Routledge Companion to Research in the Arts, sous la direction de Michael Biggs et Henrik Karlsson, Routledge, 2010, p. 74-93
• Bruneau, Monik et Villeneuve, André, Traiter de recherche création en art : entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, Québec, PUQ, 2007
• Caffari, Marie et Mohs, Johanne (dir.), revue A contrario (Lausanne, BSN Press), n° 27 : « Écrire en dialoguant », 2018 ; numéro disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2018-2.htm
• Certeau (de), Michel, L’Invention du quotidien. I. Les Arts de faire [1980], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990
• Conte, Richard (dir.), René Passeron. La Création en acte, actes du colloque international « Les chemins de la création. Autour de l’œuvre et de la pensée de René Passeron (1920‐2017) », textes réunis et documentés par Hélène Virion, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Arts et monde contemporain », 2023
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––– Cahiers, Paris, Éditions du CNRS (fac simile), 29 volumes, 1957-1961
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[i] Pinson distingue la valeur gnoséologique du roman (i. e. qui relit et éclaire ce faisant l’existence), redevable d’un tropisme rétrospectif, de la valeur pratique de la poésie, qui est action prospective.
[ii] Voir le numéro 13 de l’année 2024 de la revue ELFe XX-XXI. Études de la littérature française des XXe et XXIe siècles (Alexandre Gefen dir.), significativement consacré à la notion d’ « Expérience ». Il s’agit des actes du Congrès 2022 de la SELF XX-XXI ; numéro disponible en ligne : https://journals.openedition.org/elfe/5630.