Dossier Textyles. Revue des lettres belges de langue française, n° 68/2025 : Postmigration
Depuis une bonne dizaine d’années, le concept d’une littérature et d’une sphère culturelle de la postmigration s’est établi dans les pays germanophones et dans une série de publications en anglais. Ainsi, d’après l’essai de Naika Foroutan sur la « société postmigrante » (postmigrantische Gesellschaft; Foroutan 2019) et différents textes et ouvrages collectifs dirigés depuis le Danemark et les pays scandinaves (Petersen & Schramm 2017, Schramm et al. 2019), la critique postmigrante interroge la littérature, le théâtre et les arts afin de repenser et dépasser les catégories binaires de « migrants » et « post-migrants »[1]. Postulant une société européenne et occidentale déjà transformée de facto par l’immigration – ce qui rend caduque la question lancinante de « l’intégration », cette critique aspire simultanément à « démigrantiser les migrants (et leurs descendants) » et à « migrantiser » les discours dominants. De la sorte, chacune et chacun est amené à prendre conscience que la société postmigrante est une tâche en (re)construction permanente pour réviser en profondeur ses propres schèmes de pensée.
Peut-être les tonalités résolument militantes des études internationales postmigrantes expliquent-elles que, dans le domaine des études sur les littératures francophones, on semble quelque peu réticent à cette approche. On continue en tout cas d’inclure le phénomène post-migratoire dans la catégorie englobante des « écritures migrantes », laissant depuis longtemps à la sociologie l’analyse plus spécifique des discours de domination (cf. Martiniello & Simon 2005). Et si l’objet spécifique des cultures post-migrantes et post-coloniales francophones est étudié sous un même regard, c’est souvent dans le chef de publications de langue anglaise (Kleppinger & Reeck 2018).
Au fil des générations s’est donc constitué un corpus de textes narratifs d’autrices et auteurs post-migrants, issus de la migration ou de l’exil politique. Dans son étude fondatrice, Myriam Geiser désigne par conséquent les littératures d’ascendance germano-turque et franco-maghrébine comme un lieu exemplaire de transculturalité (Geiser 2015). Sans surprise, la critique littéraire francophone associe étroitement l’écriture postmigrante au métissage et aux catégories de « littérature beur » ou de « littérature monde » (Geiser 2008, Vitali 2011). Par ailleurs, étant donné les interactions évidentes entre générations postmigrantes et postcoloniales, on constate une convergence avec l’appellation d’une identité « afropéenne », déjà popularisée en 1993 par la chanteuse belgo-congolaise Marie Daulne, fondatrice du quintette féminin a capella Zap Mama, sans que le lien avec la postmigration n’ait toutefois été approfondi (cf. Miano 2020).
Ce dossier Postmigration de la revue Textyles entend faire place à la diversité toujours plus grande des voix littéraires et théâtrales de la post-migration en Belgique, y compris celles issues de la culture dite populaire comme le rap. Par principe donc, la position postmigrante découle du regard posé sur les sociétés d’accueil par des personnes qui y sont nées et y ont été socialisées dès la plus jeune enfance, et se singularise ainsi par rapport à une perspective migrante immédiatement en mouvement.
Bien entendu, le regard post-migrant reste bien souvent ancré dans l’expérience migratoire de long terme de la famille immédiate, mais il a la faculté de s’en détacher dans un geste de distanciation. Celles et ceux qui portent ce regard choisissent de transmettre un savoir personnel tissé par l’appropriation originale des souvenirs collectifs et familiaux des générations qui les précèdent, demeurant ainsi attentifs à la nécessité de « changer le regard sur la migration » (Kopf 2023). Ces autrices et auteurs de la postmigration, poursuivant en ceci le travail de leurs aînés, continuent de recourir aux différentes stratégies narratives du métissage et de l’hybridité, y ajoutant sans doute aussi de façon prononcée la question du plurilinguisme (cf. Pieropan 2023). Et ce dans un ensemble de nuances qui indiquent une palette de positionnements divers par rapport à la question de l’intégration, voire d’une possible assimilation qui serait vécue comme une perte.
À la manière de Kenan Görgün dans son texte autobiographique Anatolia Rhapsody, le « rhapsode » – pour reprendre l’expression de Pierre Piret, évoquant les métaphores de la couture et du « raccommodage » – « tente de recoudre les morceaux de la toile dont il a hérité, de faire son chemin entre ses appartenances multiples et les attentes qu’elles suscitent » (Piret 2021, 213). Pour autant, l’écrivain·e de la postmigration n’adopte pas nécessairement une posture visant à vouloir « réparer le monde » (Gefen 2017) qui conditionnerait sa réception dans une logique de (ré)conciliation de sa communauté d’origine avec elle-même ou avec la société d’accueil. En effet, on constate que la littérature de la postmigration laisse entendre également nombre de cris de confrontation et d’amertume, sans la perspective diachronique qui ouvrirait au moins potentiellement sur l’ouverture d’un dialogue.
Dans la situation spécifiquement belge, différentes vagues migratoires ont été rythmées par les « accords de main d’œuvre » de l’après-guerre, pour preuve la commémoration (parfois inégale) dans les médias des 75 ans du fameux accord « bras contre charbon » de 1946 avec l’Italie, en 2021 ; et des 60 ans des accords de 1964 avec le Maroc et la Turquie, en 2024. À ces vagues historiques, ajoutons, d’une part la diversité toujours plus grande, pour la Belgique, des pays et des régions d’origine des migrations et des exils ; et d’autre part, la possibilité qu’une perspective belge de la postmigration puisse aussi évoquer – certes dans un rapport de discontinuité – des migrations plus anciennes, originaires de l’Europe de l’Est d’avant-guerre, par exemple, en constituant ce faisant un geste de construction d’une mémoire collective.
[1] Les termes « postmigration/postmigrant » et « post-migration/post-migrant » se côtoient dans la littérature spécialisée en ceci que l’usage du tiret s’applique le plus souvent strictement aux générations post-migrantes (nées ou socialisées très tôt dans les pays d’accueil), là où une perspective postmigrante désigne un questionnement plus englobant comme outil d’analyse de la société postmigrante.
Tenant compte de cet état des lieux général, plusieurs axes de réflexion (non exhaustifs) se dégagent pour ce dossier :
- la (ré)appropriation originale du passé familial et de la communauté d’origine dans une perspective de remise en cause de l’histoire dominante de la société belge et européenne ; l’écriture par procuration des exils politiques et des migrations ;
- la postmigration et la post-colonialité, ce numéro de Textyles s’ouvrant à la littérature belgo-congolaise et afro-descendante, et à la thématique des histoires entremêlées entre la Belgique, l’Europe, l’Afrique et le monde ;
- la postmigration et l’histoire littéraire ;
- la question fondamentale de l’hétérolinguisme ;
- la fonction de l’ironie et de l’humour dans la littérature postmigrante ;
- la poétique de l’espace et des espaces (« ici » et « ailleurs »), la postmigration et l’urbanité ;
- la fonction des stéréotypes ;
- la postmigration et les questions de genre ;
- les infrastructures éditoriales et scènes culturelles alternatives des milieux post-migrants ;
- etc.
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Les propositions de sujet, avec un titre de travail, sont à adresser à Laurence Pieropan (laurence.pieropan@umons.ac.be) et Hubert Roland (hubert.roland@uclouvain.be) d’ici le 20 novembre 2024.
Nous vous communiquerons rapidement si votre proposition est acceptée, auquel cas les contributions (30.000 à 35.000 signes, espaces compris) sont attendues pour le 15 février 2025, en tenant compte des consignes de la revue pour la présentation des textes (https://journals.openedition.org/textyles/2331).
Le dossier paraîtra en ligne et sur papier dans le courant de l’année 2025.
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FOROUTAN, Naika, Die postmigrantische Gesellschaft. Ein Versprechen der pluralen Demokratie, Bielefeld, transcript, 2019.
GEFEN, Alexandre, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, José Corti, 2017.
GEISER, Myriam, « La “littérature beur” comme écriture de la post-migration et forme de “littérature monde” », dans Expressions Maghrébines, vol. 7, n° 1, 2008, p. 121-139.
GEISER, Myriam, Der Ort transkultureller Literatur in Deutschland und in Frankreich. Deutsch-türkische und frankomaghrebinische Literatur der Postmigration, Würzburg, Könisgshausen & Neumann, 2015.
KLEPPINGER, Kathryn & REECK, Laura (ed.), Post-Migratory Cultures in Postcolonial France, Liverpool University Press, 2018.
KOPF, Martina, « Postmigration – Changer le regard sur la migration ? » dans BENUCCI Alessandro et al. (dir.), L’Europe transculturelle dans le monde global / Transcultural Europe in the Global World, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre 2023, p. 71-86.
MARTINIELLO, Marco et SIMON, Patrick, « Les enjeux de la catégorisation », in Revue européenne des migrations internationales [En ligne: https://journals.openedition.org/remi/2484], vol. 21 - n°2 | 2005, mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 24 octobre 2024.
MIANO, Leonora, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.
PETERSEN, Anne Ring & SCHRAMM, Moritz, «(Post-)Migration in the age of globalisation: new challenges to imagination and representation», in Journal of Aesthetics & Culture, 9:2, 2017, p. 1-12.
PIEROPAN Laurence, « Monde globalisé et plurilinguisme : primauté et modalités de la traduction dans la littérature migrante belge francophone », in GRAVET Catherine (dir.), Être humain pour traduire, Mons, Éditions universitaires UMONS, 2023, p. 202-221.
PIRET, Pierre, Postface de GÖRGÜN, Kenan, Anatolia Rhapsody, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2021 (coll. « Espace Nord »), p. 204-225.
SCHRAMM, Moritz et al. (ed.), Reframing Migration, Diversity and the Arts. The Postmigrant Condition, New York, Routledge, 2019.
VITALI, Ilaria, Intrangers : post-migration et nouvelles frontières de la littérature beur, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, 2011.