Appel à contributions pour l'ouvrage collectif
Louis-Ferdinand Céline : la honte comme l’envers et l’endroit de l’humanité
Voyage au bout de la nuit, « ce moment capital de la nature humaine[1]… » : c’est de cette manière que Louis-Ferdinand Céline présentait son roman aux éditions Gallimard. Cet ouvrage a bouleversé la littérature du XXe siècle par un langage cru et une lucidité absolue sur la nature humaine, la singularité de l’écriture célinienne en réalité : faire passer l’émotion du langage parlé dans l’écriture.
Face aux textes de Céline, le lecteur découvre deux attitudes extrêmes et contradictoires envers l’humanité : un grand mépris de l’homme en général (« Oh ! je ne fais pas crédit à l’homme, vous savez cette horrible bête[2]… »), accompagné d’une misanthropie qui va jusqu’à envisager sans regrets la disparition de l’espèce humaine (« Une immense haine me tient en vie. Je vivrais mille ans si j’étais sûr de voir crever le monde[3] »), mais aussi le même amour des faibles, malades, vieux, souffreteux, qu’il traite avec beaucoup de compassion et de tendresse.
Qu’ils soient riches, privilégiés, désarmés, faibles, impuissants ou vulnérables, peu importe, les personnages de Céline forment une « pléiade honteuse[4] » surtout quand toute cette humanité est mise à égalité devant l’horreur de la guerre.
Mais pourquoi parler de la honte quand il s’agit de Louis-Ferdinand Céline ? Parce que Céline serait la honte du genre humain pour prôner l’antisémitisme, parce qu’il faudrait avoir honte de lire Céline, ou parce que Céline nous met devant notre propre honte d’être homme ? Non, la honte dont il parle ici est celle qu’évoque Emmanuel Levinas dans « De l’évasion », celle qui nous confronte à l’expérience existentielle ultime : l’angoisse d’être exclu du genre humain. Nous serions honteux autant d’apparaître nu que de ne pas réussir à faire oublier notre nudité, refuser d’être homme tout simplement. Être honteux pour Levinas, ce n’est plus se désocialiser (j’ai honte donc je me cache du regard de l’autre), c’est au contraire la possibilité de montrer l’homme tel qu’il est, revendiquer finalement l’humanité de l’homme dans sa monstruosité et dans sa générosité.
Dans « De l’évasion », Emmanuel Levinas aborde la honte pour en faire le problème crucial de la philosophie. Elle n’est pas seulement un sentiment d’ordre moral (on a honte dès qu’on s’écarte de la norme) ; elle a aussi un lien avec tout ce que l’on veut cacher aux autres comme à soi-même. Nous aurions tous cette préoccupation de nous « vêtir pour cacher » ; cacher notre nudité, nos actes, nos pensées. La honte pose ainsi les limites de notre dévêtissement et de notre propre nudité, une sorte d’incapacité à accepter la nudité première dont parle René Char.
C’est en ce sens que pour Levinas Louis-Ferdinand Céline est l’écrivain qui porte sur lui la honte du genre humain. Il reste ce très grand écrivain du XXe siècle qui n’a pas honte de montrer la nudité de l’homme parce qu’il est l’un des rares à nous dévêtir de notre ‘enrobage’ par et dans la langue. Levinas précise que Céline est l’un des rares écrivains à montrer le monde et l’homme dans le monde tel qu’il est, sans aucun rideau pour se cacher : « C’est le grand intérêt du Voyage au bout de la nuit de Céline que d’avoir, grâce à un art merveilleux du langage, dévêtu l’univers, dans un cynisme triste et désespéré[5] ». La honte devient alors le catalyseur du dévoilement de l’homme dans ce qu’il a d’humain et d’inhumain. Et ce tour de force de l’écrivain est à la mesure de son cynisme, le même que celui de Diogène nu devant son tonneau tançant Alexandre parce qu’il lui cache le soleil qui se lève.
Dans ces quelques lignes, Levinas réussit à montrer toute la subtilité de l’écriture célinienne, un auteur, par cet « art merveilleux du langage », capable d’inventer une langue, comme Proust l’avait fait quelques années avant. Mettre le lecteur en situation de honte pour faire tomber le rideau derrière lequel nous nous cachons par refus d’accepter ce que nous sommes, Louis-Ferdinand Céline poussant la honte jusqu’à la démesure : « On a honte de ne pas être riche en cœur et en tout et aussi d’avoir jugé quand même l’humanité plus basse qu’elle n’est vraiment au fond[6]. »
Cet ouvrage se présentera avant tout comme une invitation à relire les textes de Louis-Ferdinand Céline à la lumière des figures multiples de la honte.
Toutes les approches sont envisageables : critique, littéraire, philosophique, esthétique, psychanalytique, etc.
Les propositions (40.000 signes maximum, espaces compris) sont à envoyer avant le 1er mai 2025 à Anca Alexandru (anca.alexandru@ugal.ro) et Alain Milon (alainmilon@neuf.fr).
[1] Céline Louis-Ferdinand, « Aux éditions de la N.R.F., peu avant le 14 avril 1932 », Lettres à la N.R.F. Choix 1931-1961, Paris, Gallimard, 1991, p. 43.
[2] Céline Louis-Ferdinand, Lettre à L. Lecoin, 1950, in Gibault François, Céline, Bouquins éditions, Paris, 2022, p. 644.
[3] Céline Louis-Ferdinand, Lettre à Albert Paraz, 1er juin 1947, in Gibault François, Céline, Bouquins éditions, Paris, 2022, p. 634.
[4] Céline Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p. 144.
[5] Levinas Emmanuel, « De l’évasion » dans Recherches philosophiques, V, 1935-1936, p. 373-392.
[6] Céline Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p. 235.