Romantisme (2027/2), numéro de poétique
« Représentativité(s) »
Dossier coordonné par Jérémy Naïm (Université de Picardie) et Hélène Parent (Université de Lorraine).
Comment la littérature du XIXe siècle pense-t-elle et pratique-t-elle sa représentativité ? Quelles formes littéraires contribuent à structurer une appartenance politique et sociale, voire à la susciter ? Ce numéro de Romantisme sur les « Représentativité(s) » invite à se poser ces deux questions
Le terme représentativité est relativement récent et prolonge l’histoire plus ancienne des autres mots de sa famille morphologique, représentation, représenter ou représentant. Le substantif représentation a toujours été traversé par une double logique à la fois esthétique (copie de la réalité) et politique (mandat de parole). L’étymon latin signifie le « fait de placer quelque chose devant les yeux », sens qui a permis le développement rapide, dans le domaine littéraire, de son acception théâtrale. Mais dès le Moyen Âge, le verbe représenter signifie aussi « tenir la place d’un absent », d’où son emploi juridique et administratif pour désigner le fait d’« être mandaté officiellement ou légalement pour exercer des droits et défendre les intérêts d’un groupe ou d’un pays ». Représentant, représentatif et représentativité (ce dernier étant attesté pour la première fois en 1864) dérivent tous trois de cet emploi spécifique du verbe représenter. De ce fait, la représentativité désigne d’abord l’aptitude reconnue à quelqu’un de parler au nom d’un autre. Il peut contenir une nuance subjective, voire polémique, puisque signaler la représentativité implique toujours d’évaluer les normes ou les règles qui légitiment le représentant. Au 19e siècle, cette question hante le champ politique : quel est le régime le plus représentatif ? La démocratie directe ou la démocratie indirecte, dite, justement, « représentative » ? Faut-il une représentation quantitative, où chaque voix compte, ou bien une représentation qualitative, fondée sur les « “particularités” sociales les plus pertinentes » (Rosanvallon) ? Quand certains cherchent la représentativité dans une forme d’« aristocratie des meilleurs » (Germaine de Staël) ou « élective » (Pierre-Louis Rœderer), où seuls les citoyens les plus sages seraient appelés à gouverner, d’autres, comme Gracchus Babeuf, remettent en cause jusqu’à la nécessité de la représentation : « faites-vous représenter dans le moins d’occasions possibles, et soyez presque toujours vos propres représentants[1] ».
La littérature et les arts interrogent très tôt leur propre représentativité. Dès 1789, le théâtre apparaît comme une chambre d’écho de l’assemblée, Marie-Joseph Chénier le rapprochant de la presse dans De la liberté du théâtre en France, au nom de la liberté d’expression. Au fil du siècle, cette équivalence se renforce à mesure que s’affirme le régime parlementaire représentatif – et ce, jusqu’à la concurrence, le théâtre ou la presse pouvant apparaître alors comme des lieux de remise en question de la bonne représentativité politique. Mais la métaphore est réversible. Au gré des régimes, des contestations du pouvoir, le théâtre sert aussi comme modèle pour penser le politique. Le représentant, dès lors, n’est plus seulement celui qui porte un mandat de parole, mais celui qui imite, qui joue un rôle et qui, en cela, porte une parole mensongère, éloignée de celle authentique du peuple qu’il doit représenter.
La représentativité concerne plus globalement la question de l’auctorialité, comme l’ont montré les travaux de Paul Bénichou et de Gisèle Sapiro. À l’instar de l’orateur révolutionnaire, l’écrivain, au 19e siècle, se pense en médiateur responsable, en porte-parole, voire en prophète. Mais la représentativité de l’écrivain n’est jamais acquise et se relégitime en permanence. La manière dont les Goncourt assument, dans la préface de Germinie Lacerteux, la défense pour les « basses classes » d’un droit à la représentation romanesque n’est certes pas celle de Vallès, apôtre d’un « art populaire » (selon le titre d’un article qu’il fait paraître en 1867), produit par un écrivain qui vient du peuple et ne le prend pas de haut. Être représentatif, pour certains, suppose de parler la langue du représenté (Vallès se bat contre une rhétorique « grandsiéclisé[e] » et saturée du latin honni), voire d’être son semblable, son frère. Quand il publie Le Peuple, Michelet n’écrit-il pas que son livre est plus qu’un livre, « c’est [lui]-même » ? De même, Eugène Sue, dans la préface célèbre qu’il écrit pour Une voix d’en bas, gratifie Savinien Lapointe, le poète ouvrier, d’être resté parmi les siens. Ainsi, poètes parmi les travailleurs, il supplée par sa voix poétique à la « représentation politique » défaillante des siens.
La rencontre entre le poète et le romancier pose dès lors la question de la représentativité en termes génériques. Le roman a pour lui la forme de l’enquête, la production d’images du champ social, et une popularité indéniable grâce à la massification de la presse. Mais la poésie n’est pas en reste. Les chansons de Béranger créent de l’identification, comme l’a montré G. Sapiro, parce qu’elles sont des chansons. Le rythme les rend facile à retenir, à répéter, elles offrent un éventail de vers qui sont autant de formules conclusives et leur représentativité, dès lors, tient en partie à cette circulation souterraine et horizontale. Mais plus généralement, la poésie questionne l’image, le symbole. À quelles conditions une image peut-elle devenir représentative ? Est-ce que cela tient à une propriété intrinsèque de la représentation, ou bien, comme le suggère Bourdieu à propos de Manet, du fait de dispositions sociales spécifiques ? Pourquoi la peinture réaliste cristallise-t-elle autant de réactions politiques (T. J. Clark), au point que Courbet a pu être comparé à Proudhon (J. H. Rubin) ? L’image textuelle, par son abstraction, porte en elle la possibilité d’une appropriation qui donne à la poésie, y compris la poésie lyrique, un fort pouvoir de représentation.
D’une manière générale, la représentativité pose donc la question de la légitimité. Si, dans le champ politique, co-existent plusieurs légitimations du représentatif (Pierre Rosanvallon en a dressé le tableau, depuis le point de vue général et abstrait, dit « impartial », jusqu’à une légitimité de proximité, qui cherche l’attention au particulier), il en va de même pour la littérature. L’écrivain trouve sa légitimité dans le général comme dans le particulier, dans l’abstraction métaphorique comme dans l’attention sociologique. La représentativité est donc plurielle et invite à penser le texte littéraire et l’œuvre artistique en termes de stratégie. Dans ce numéro de Romantisme, il s’agira donc d’évaluer à quelle(s) représentativité(s) peut prétendre la littérature du xixe siècle et de quelles manières l’énoncé littéraire – depuis l’éloquence révolutionnaire jusqu’à la fiction naturaliste – peut devenir porteur des revendications politiques d’un groupe. Ces questions pourront être rapportées à des corpus variés et traitées à l’aide de micro-analyses ou à partir de réflexions historiques et culturelles.
À titre indicatif, nous proposons les axes de réflexions suivants, non limitatifs :
· La question du porte-parolat. Quelle est la légitimité de l’orateur, de l’écrivain, du journaliste, du dramaturge ou de l’acteur à porter la parole d’autrui ? Comment se construit cette légitimité ? Comment s’énonce-t-elle ?
· La question du genre littéraire. Y a-t-il des genres perçus comme plus représentatifs que d’autres ? Les genres et les supports sont-ils voués à représenter des catégories sociales spécifiques ? À quoi tient l’association d’un genre et d’une représentation ? Les genres de la fiction sont-ils plus ou moins représentatifs que les genres non-fictionnels et pourquoi ?
· La question des formes. Quelles évolutions formelles sont pensées au cours du siècle pour gagner en représentativité ? L’histoire des formes entretient-elle un lien avec l’histoire du politique, ou bien forme et politique restent-elles des séries décorrélées ?
· La question des médias. Quel rôle joue le développement de la presse dans les mécanismes de représentation littéraire ? Quels sont les enjeux de l’articulation entre la parole orale et le texte écrit en termes de représentativité ?
· La question des contenus. Qui la littérature veut-elle ou doit-elle représenter ? Y a-t-il des groupes qui appellent plus que d’autres la revendication de représentativité au 19e siècle ? Pour qui se bat-on et qui ignore-t-on ?
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Les propositions, d’une longueur d’environ 3000 signes, seront à envoyer avant le 31 décembre 2025 aux deux adresses suivantes : jeremy.naim@u-picardie.fr et helene.parent@univ-lorraine.fr.
Les articles acceptés, d’une longueur de 30.000 signes maximum (espaces comprises), seront à rendre le 30 novembre 2026, pour une publication en juin 2027.
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Bibliographie indicative :
- Julie Anselmini et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), Qu’est-ce qu’une littérature démocratique ?, colloque tenu à l’université Montpellier III Paul Valéry les 14 et 15 novembre 2024, actes à paraître en 2025 dans la revue Autour de Vallès, n° 55.
- Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse et scène au xixe siècle. Relais, reflets, échanges, actes du colloque tenu à l’université de Montpellier II du 17 au 19 juin 2010, http://www.medias19.org/index.php?id=1283
- Olivier Bara (dir.), Théâtre et peuple. De Louis-Sébastien Mercier à Firmin Génier, Paris, Classiques Garnier, 2017.
- Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830), essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1973.
- Patrick Berthier, La Presse littéraire et dramatique au début de la monarchie de Juillet (1830-1836), Lille, éditions universitaires du Septentrion, 2001.
- Pierre Bourdieu, Manet, Une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1998-2000), Paris, Seuil, 2013.
- Timothy James Clark, Une image du peuple. Gustave Courbet et la révolution de 1848, Paris, Les Presses du Réel, 2007.
- François Cooren, Manières de faire parler. Interaction et ventriloquie, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. « Perspectives anthropologiques », 2013.
- Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain en enquêteur, Paris, Corti, coll. « Les Essais », 2019.
- Philippe Dufour, Le rRéalisme pense la démocratie, Genève, La Baconnière, « Nouvelle collection langages », 2021.
- Victoire Feuillebois et Jean-Marie Privat (dir.), Résistances de l’oralité, dans Romantisme, n° 192, 2021/2.
- Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Qui parle ?, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2022.
- Nicolas Kaciaf et Cédric Passard, notice « Porte-parole », dans Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, En ligne : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/porte-parole/.
- Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011.
- Judith Lyon-Caen, « Un magistère social : Eugène Sue et le pouvoir de représenter », Le Mouvement social, n° 224, 2008/3, p. 75-88.
- Sophie Milcent-Lawson, dossier « Discours animaux, discours sur les animaux. Nouvelles perspectives en analyse du discours, recherche littéraire et didactique », Pratiques, 199-200, 2023. En ligne : https://journals.openedition.org/pratiques/13204
- Sylvain Nicolle, La Tribune et la scène. Les débats parlementaires sur le théâtre en France au xixe siècle (1789-1914), thèse de doctorat, 2015, 308 p.
- Corinne Pelta, Le Romantisme libéral en France, 1815-1830. La représentation souveraine, Paris, L'Harmattan, 2001.
- Dominique Rabaté (dir.), En quel nom parler ?, Modernités, n° 31, 2010. DOI : 10.4000/books.pub.7844
- Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981.
- Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable [1998], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.
- Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014.
- Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), « Mémoires de l’éloquence », dossier de la revue Autour de Vallès, n° 53, 2024.
- Philippe Roussin, « L’économie du témoignage », Communications, n° 79, 2006, p. 337-363.
- Philippe Roussin (dir.), Démocratie et littérature. Expériences quotidiennes, espaces publics, régimes politiques, Communications, n° 99, 2016.
- James Henry Rubin, Réalisme et vision sociale chez Courbet et Proudhon, Paris, éd. du Regard, 1999.
- Corinne Saminadayar-Perrin, Le Discours du journal. Rhétorique et médias au xixe siècle (1836-1880), Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2007.
- Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale (19e-21e), Paris, Seuil, 2011.
- Sylvie Servoise, Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise littéraire de la représentation au xixe siècle, Paris, Hermann, coll. « Savoir lettres », 2022.
- Valérie Stiénon, La Littérature des physiologies. Sociopoétique d’un genre panoramique (1830-1845), Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2012.
- Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plumes. Littérature et rhétorique au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2004.
- Alain Vaillant (dir), Écriture / parole / discours : littérature et rhétorique au xixe siècle, Saint-Étienne, Les Cahiers Intempestifs, 1997.
- Sylvie Vielledent, 1830 aux théâtres, Paris, Honoré Champion, 2009.
- Nelly Wolf, Le Peuple dans le roman français de Zola à Céline, Paris, PUF, 1990.
- Nelly Wolf, Le Peuple à l’écrit. De Flaubert à Virginie Despentes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2019.
[1] Gracchus Babeuf, Journal de la confédération, n° 3, 4 juillet 1790.