Images et traces de lectrices, du XIXe siècle à aujourd’hui
Appel à articles pour un numéro de la revue Belphégor. Littérature populaires et culture médiatique
sous la direction d’Ersy Contogouris (Université de Montréal) et Mélodie Simard-Houde (Université du Québec à Trois-Rivières)
Date limite : 31 mai 2025.
« Si ma mère était une lectrice infidèle, c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur du son. »
— Marcel Proust, Du côté de chez Swann
Dans le portrait de sa mère en lectrice, dont cet extrait n’est qu’un fragment, le narrateur d’À la recherche du temps perdu s’attarde à la performance de la lecture, celle de sa « maman qui [lui] lisait à haute voix » (1987 : 41) François le Champi de George Sand, avec sa censure (« elle passait toutes les scènes d’amour » [41]), son « interprétation » (42) et ses sonorités propres. Nombreux sont les romans et, plus largement, les productions de la culture imprimée et visuelle dans lesquels les figures de lectrices permettent de tenir un propos sur la lecture comme pratique, telle qu’elle est vécue, performée, ressentie, voire prolongée par des « manières d’être » (Macé, 2011), des usages, des conduites, ou encore telle qu’elle est normée par des attentes sociales, encadrée par des discours et des figures d’autorité.
La littérature, mais aussi la peinture, la photographie, le cinéma, la bande dessinée, la presse, voire la publicité, lèvent également le voile sur l’appréhension esthétique, sensible et affective du livre et, au-delà, des imprimés de tout type (fascicules, journaux, magazines…). Les représentations culturelles illustrent les attitudes corporelles, les perceptions sensorielles, les expériences et les émotions associées à la lecture de l’imprimé, sous quelque forme qu’elle se présente. Elles indiquent les lieux où l’on lit à une époque donnée, révèlent ce qu’on y lit, et avec quels gestes. Rappelons, comme autre exemple canonique, la façon dont Emma Bovary et ses camarades de couvent manient les keepsakes et « leurs belles reliures de satin », dans une scène suggestive où, remarque Marie-Ève Thérenty, « [l]e support luxueux (papier de soie, reliure de satin) se marie avec le texte afin de créer chez la lectrice un effet érotique. » (2009 : 110) Pensons encore aux figurations de lectrices chez la peintre Mary Cassatt, où l’expérience sensorielle de la lecture (lumière, posture du corps, maniement du papier) s’entremêle à une qualité de concentration, qui oppose à la lecture partagée du narrateur proustien une lecture intérieure, pour soi.
Objets matériels, les imprimés maniés par les lectrices véhiculent aussi des discours et des représentations et, à ce titre, ils ont souvent fait l’objet d’inquiétudes et de prescriptions, tant les femmes ont constitué depuis le XIXe siècle et constituent toujours, dans l’imaginaire social, un public réputé influençable ou fragile (Giet, 1997). Dès lors, les images de lectrices sont également construites par les discours qui surveillent et entendent réguler la lecture et la diffusion de l’imprimé. Confronter ces perceptions normatives de la lecture au féminin avec les pratiques de lecture des femmes et leurs propres représentations, telles qu’on peut les observer dans les traces et les archives éparses qu’elles ont laissées (courrier de lectrices, imprimés annotés, commentaires et publications numériques, etc.) permet d’interroger la relation entre les imaginaires et les usages des lectrices.
Certes, les exemples classiques de représentations de lectrices ne manquent pas, et l’histoire culturelle, l’histoire de l’art, la sociologie de la littérature, les théories de la lecture et de la réception ainsi que les cultural studies ont déjà bien entamé l’étude des usages, des pratiques et des expériences de lecture. Néanmoins, à l’occasion de ce numéro de la revue Belphégor, nous aimerions contribuer à une histoire de la lecture au féminin entrecroisant représentations et pratiques, images et traces de la lecture, et ce, en invitant les contributeur·rices à aborder cette question sous l’un ou l’autre des trois angles spécifiques suivants : celui du support, celui des usages populaires et celui du genre sexué. Chacun de ces angles nous paraît potentiellement riche parce que lié à un champ d’étude dont la vitalité s’est traduite par une multitude de travaux et de questionnements récents.
1/ Si, sur le plan de l’écriture, le support induit des procédés et des contraintes, il influence certainement aussi l’appréhension de l’imprimé, la valeur, la dangerosité ou la force de diffusion qu’on lui attribue, la façon dont on le manie, le collectionne ou l’inscrit dans le flux des activités quotidiennes (Letourneux, 2024). Cette piste de réflexion invite à considérer le support comme une variable des pratiques et des imaginaires de lecture, mais aussi à interroger la façon dont la lecture de l’imprimé a pu être représentée par le prisme de différents supports et langages sémiotiques, de la peinture à la culture numérique. On pourrait ainsi, dans cette perspective, s’intéresser à la récente résurgence des mises en scène de lectrices de l’imprimé (et de bibliothèques de lectrices) sur les réseaux sociaux, par le biais d’une pratique comme celle du BookTok, ou bien encore étudier les formes de leur visibilité au petit ou au grand écran. Quelle place la culture visuelle et la culture médiatique, du XIXe siècle à aujourd’hui, font-elles aux lectrices d’imprimés de toutes sortes ? Il s’agit, autrement dit, d’élargir la saisie des représentations de lectrices en observant leurs incarnations au-delà du discours littéraire, et en interrogeant ce que chaque support est à même de nous apprendre sur la diversité des expériences de lecture.
2/ La seconde piste de réflexion souhaite placer l’accent sur les usages populaires de l’imprimé et sur la lecture d’imprimés de grande diffusion. En ce sens, ce numéro s’inscrit dans le sillage du colloque « Traces et approches des usages dans la culture populaire et médiatique » (Letourneux et Savoie, 2024) et des travaux d’Anne-Marie Thiesse (1984), de Janice Radway (1987 [1984]), de Sylvette Giet (1997), de Judith Lyon-Caen (2005), d’Elina Absalyamova et Valérie Stiénon (2018), qui se sont penchées sur le rapport des lectrices et lecteurs à des imprimés de masse, comme la presse, et à des genres populaires, comme le roman-feuilleton et le récit sentimental. Que sait-on des expériences et des usages des lectrices de la presse d’information, ou encore de la lecture d’imprimés de masse, comme les magazines féminins ? Quelles formes de spécularité décèlent les imprimés populaires, lorsqu’il est question de représenter leurs lectrices ? Qu’est-ce que les interstices de l’imprimé, comme les pages publicitaires et les rubriques-concours, permettent de savoir au sujet des pratiques des lectrices ? Comment la lecture de l’imprimé interfère-t-elle avec la réception d’autres types de productions populaires et médiatiques ? Ce sont là quelques-uns des questionnements qu’ouvre cette piste de réflexion.
3/ Enfin, comme on l’aura senti, ce numéro souhaite mettre en avant les pratiques genrées de la lecture de l’imprimé. À l’instar de Laure Adler et Stefan Bollmann (2020), on s’intéressera en priorité aux usages de l’imprimé, aux pratiques de lecture et aux représentations des femmes ou de personnes issues de la diversité de genre. Nous invitons les collaborateur·rices à porter attention au point de vue genré depuis lequel les représentations de lectrices sont produites (par exemple à la prégnance du male gaze dans la culture visuelle), à faire entendre les voix de lectrices, ou encore à analyser les discours normatifs et prescriptifs qui les concernent, et à les confronter aux usages. On pourra aussi tenter de cerner, sous cet angle, la teneur des lectures (que lisent les femmes ?) et remettre en question les cloisons présumées entre les corpus réputés « masculins » ou « féminins ». Dans la même optique, la dimension genrée de la cartographie des espaces de lecture pourrait être appréhendée : où lisent les lectrices ? lisent-elles en public, et comment ? Quelle histoire de la spatialité de la lecture au féminin et de ses représentations peut-on tracer ?
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Modalités de soumission
Le présent numéro est dirigé par Ersy Contogouris (Université de Montréal) et Mélodie Simard-Houde (Université du Québec à Trois-Rivières).
Les personnes intéressées sont invitées à soumettre leur article (comptant un maximum de 40 000 signes espaces comprises et conforme aux consignes de mise en forme de la revue) à melodie.simard-houde@uqtr.ca avant le 31 mai 2025. Le document doit inclure le nom de l’auteur·rice, son rattachement institutionnel (le cas échéant), son adresse courriel, un résumé de l’article et 5 mots-clés.
Les articles seront soumis à une évaluation en double aveugle. La parution du numéro est prévue pour 2026.
Belphégor est une revue internationale plurilingue arbitrée de niveau universitaire, consacrée à l’étude des littératures populaires et de la culture médiatique.
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Références bibliographiques
Absalyamova, Elina et Valérie Stiénon, Les voix du lecteur dans la presse française au XIXe siècle, Limoges, PULIM, coll. « Mediatextes », 2018.
Adler, Laure et Stefan Bollmann, Les femmes qui lisent sont, de plus en plus, dangereuses, Paris, Flammarion, 2020.
Bahloul, Joëlle, Lectures précaires. Études sociologiques sur les faibles lecteurs, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, coll. « Études et recherche », 1990.
Brown, Kathryn, Women Readers in French Painting 1870–1890 : A Space for the Imagination, Farnham, Ashgate, 2012.
Cavallo, Guglielmo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 2001.
Chartier, Roger et Jean Hébrard, « Les imaginaires de la lecture », Histoire de l’édition française, t. 4 : « Le livre concurrencé. 1900-1950 », Paris, Promodis, 1986, p. 529-541.
Conlon, James, « Men Reading Women Reading: Interpreting Images of Women Readers », Frontiers: A Journal of Women Studies, vol. 26, no 2, 2005, p. 37‑58.
Duccini, Hélène, « La lecture, histoire d’une pratique culturelle », MédiaMorphoses, no 18, 2006, p. 22-29.
Gervais, Bertrand et Rachel Bouvet (dir.), Théories et pratiques de la lecture littéraire, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2007.
Giet, Sylvette, Nous Deux 1947-1997 : Apprendre la langue du cœur, Leuven, Peeters Vrin, coll. « Accent », 1997.
Hermes, Joke, Reading Women’s Magazines : an Analysis of Everyday Media Use, Cambridge, Polity Press, 1995.
Letourneux, Matthieu et Chantal Savoie, appel à communications, colloque « Traces et approches des usages dans la culture populaire et médiatique 1880-2020 », Montréal, 28 au 30 mai 2024, URL : https://www.fabula.org/actualites/116158/appel-de-communications-pour-le-colloque-traces-et-approches-des-usages.html.
Letourneux, Matthieu, « Littérature et esthétique de la consommation », Fabula-LHT [En ligne], no 32, octobre 2024, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.4392.
Lyon-Caen, Judith, La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2005.
Macé, Marielle, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, coll. « nrf essais », 2011.
Proust, Marcel, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1987 [1913].
Radway, Janice, Reading the Romance, London / New York, Verso, coll. « Questions for feminism », 1987 [1984].
Thérenty, Marie-Ève, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, no 143, 2009, p. 109-115.
Thiesse, Anne-Marie, Le roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Le Chemin Vert, 1984.
Yeates, Amelia, « Space and Place in Nineteenth-Century Images of Women Readers », dans Jonathan Rose (dir.), The Edinburgh History of Reading : Common Readers, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2022, p. 96‑115.