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Aquosité, viscosité, gluance dans la culture pop (Reims)

Aquosité, viscosité, gluance dans la culture pop (Reims)

Publié le par Marc Escola (Source : Sébastien Hubier)

Le monstrum latin, comme le τέρας grec, désigne un avertissement, un signe divins (monere n’est rien d’autre qu’avertir). Ce sens, que l’on tend aujourd’hui à oublier, demeure, dans les faits, présent dans quantité de figures monstrueuses modernes, postmodernes, hypermodernes1. C’est même cette fonction métaphysique du monstre (métaphysique en ce qu’elle vise à une connaissance à la fois des choses quotidiennes et des réalités transcendantes) qui explique que l’histoire comparée des religions puisse, dans le lointain sillage de Mircea Eliade et de Roger Caillois, en faire un élément fondateur du monde. Créature terrible, gigantesque ou minuscule mais toujours disgraciée, reptilienne, poulpienne ou serpentine par sa forme, il vaut, au fond, autant que le héros monstricide dont il est comme la figure inversée, suscitant à la fois la peur, la compassion, l’empathie – voire l’admiration pour sa force et son énergie. C’est aussi la dimension sacrée du monstre qui motivait son importance dans les rites d’initiation de nombre de sociétés primitives dont nos sociétés historiques conservent bien plus de traces qu’on ne l’a longtemps cru. En effet, le passage à l’âge adulte passait par l’enfermement de l’adolescent dans une hutte qui symbolisait le ventre du Monstre primordial dont un héros mythique avait jadis jailli par la force, grâce à un double savoir pratique (sexualité et agriculture) et spirituel (cosmologie et sens caché du monde). Ce Monstre primordial, qui est une sorte de meme, représente presque invariablement une confusion originelle. Hermaphrodite ou doté de tentacules phalliques aussi bien que d’attributs féminins, souvent sexuellement indistinct, venu de l’eau mais généralement capable aussi de marcher, de voler et de ramper il bouleverse l’ordre des espèces aussi bien que la séparation des éléments et des sexes opérée par l’acte démiurgique de création du cosmos. Incarnant la menace et le chaos, il rôde aux lisières du monde organisé où il attend son heure pour faire retour et semer la confusion, ce que tant de récits contemporains revivifient, par exemple, dans leur usage particulier de la thématique des manipulations génétiques. Dans cette perspective, les genres horrifiques pop, extrêmement divers, ne seraient peut-être bien qu’une façon de reconsidérer et de remotiver d’anciens principes rituels, mythiques et religieux. En somme, il n’y aurait aucune différence de nature entre le Godzilla de Roland Emmerich piétinant avenues et gratte-ciels ou les dinosaures s’échappant du Jurassic Park de Michel Crichton et Steven Spielberg d’une part, et, de l’autre, le Minotaure ou l’Hydre de Lerne ; et les créatures des jeux vidéos et films actuels sont les lointains descendants de la figure archétypale et paradigmatique du monstre originel qui contenait l’essentiel des attributs et des fonctions qu’on connaît dans notre ère à la fois post-onze-septembre et post-great lockdown. Hier comme aujourd’hui, ici comme là, le monstre est étroitement lié à la sexualité, à l’ordre et à la fondation du monde tel qu’on le voit, et, surtout, tel qu’on le fantasme2. Force débordante et désordonnée (d’où son gigantisme, sa confusion sexuelle, sa transgression des lois humaine), le monstre s’inscrit ainsi, culturellement, dans l’imaginaire d’une contamination qu’il s’agit de contenir coûte que coûte en une démarche civilisationnelle qui veut absolument contrôler et exclure, ostraciser et encadrer. De là à voir dans le monstre poulpeux3, une image de notre Ça, indistinct et répugnant, et de nos angoisses névrotiques, il n’y a qu’un pas.

 Est-il bien épistémologiquement justifié de franchir ce dernier ? Les créatures ouraniennes ou chtoniennes des monsters movies hollywoodiens des années 1950 sont-elles l’expression du puritanisme névrotique de l’époque du maccarthysme du temps ? Et sont-elles seulement cela ? Les effroyables clowns maléfiques criards, sales et querelleurs sont-ils, du Pennywise de Stephen King à l’Arthur Fleck de Todd Phillips et Scott Silver sont-ils vraiement des images d’anarchie et des ferments de désagrégation sociale ? Les assassins des slashers des années 1970 et 1980 sont-ils des incarnations sur les écrans des hantises de l’Amérique, de Nixon à Reagan ? Et de quoi the Meg, Anguirus ou le slenderman sont-ils donc le nom ? Comment expliquer le succès mondial du tentacle porn, que ce soit Guyver: Out of Control, adaptation hentaï du manga très populaire Bio Booster Armor Guyver où le sexe tentaculaire était entièrement conçu à des fins terrifique, Urotsukidōji (Legend of the Overfiend) ou encore La Blue Girl (où sexe et horreur sont intimement mêlés) ?

On oublie trop souvent que, depuis les travaux de Stuart Hall (qui, de ce point de vue contestait les perspectives anti-structuralistes ouvertes par Raymond Williams et Edward Palmer Thompson), Althusser est une référence majeure des cultural studies et celles-ci viennent confirmer le principe selon lequel « l’Inconscient fonctionne à l’idéologie »4. Elles en font même un principe clé de leurs analyses. Reste toutefois à savoir, si, en retour, les représentations sociales « fonctionnent », elles, à partir d’images engrangées dans les topiques inconscientes, individuelles et collectives ? Et, en ce cas, comment et pourquoi les monstres dans leur diversité – clowns maléfiques, croquemitaines, dinosaures, loups-garous, aliens, enfants possédés, poupées animés, tarentules géantes, mégalodons immortels, fourmis imperceptibles et zombies putréfiés5, etc. – s’inscrivent-ils à l’intersection des plans psychologiques et sociologiques ? Comment interpréter la prégnance des métaphores sexuelles dans ces histoires de monstres ? Comment expliquer que ces derniers soient si fréquemment dotés d’une double fonction dévorante et pénétrante, depuis les pieuvres d’Hugo et Verne jusqu’aux tentacle porn videos du hentaï nippon ? Quel rôle y joue l’imaginaire de la vagina dentata qui n’est en rien un fantasme occidental mais se trouve également, prégnant, en Inde ou en Afrique  ? Quelle est donc l’importance de cette imagerie du vagin denté dans la figuration des monstres féminins qui fascinent spectateurs et spectatrices par leur nature pénétrante et l’angoisse de morsure qu’elles suscitent, certes, mais aussi par leurs tentacules phalliques, leurs ambiguïtés, leur aspect polymorphe, leur absence de membres ou d’os, leur caractère tout à la fois cérébral et lascif, voire lubrique, leur capacité à entrer dans les corps humains, à s’y cacher, à s’y lover ?

Quels liens anthropologiques et psychologiques unissent donc, de proche en proche, Echidna ou les Gorgones et les aliens de l’Independence Day (1996) de Roland Emmerich, coiffés de tentacules et capables de pénétrer les esprits humains ? Quels rapports entretiennent ces monstres serpentins avec les créatures voraces, lupines et dévorantes – et ces dernières avec la Gueule d’Enfer qui obsédait l’imaginaire médiéval ? Et, la tératologie cinématographique étant aussi une philosophie6, que ces monstres et ce « mysterium tremendum » disent-ils de nous-mêmes ? Quels liens unissent fantasme de dévoration, angoisse du morcellement et complexe de castration ? Peut-on interpréter dans cette perspective les Rancors de Return of the Jedi, ces immenses et féroces prédateurs de la planète Dathomir ? Le fantasme de morcellement anatomique dont Lacan7 avait déjà noté l’importance dans la vie psychique expliquerait-il que The Fly de Cronenberg, déconstruisant et recomposant les tópoï des films de monstres de série B, soit aussi un film sur la renonciation du protagoniste à la sociabilité ? Quelles accointances existe-t-il entre la figure du monstre et l’obsession humaine de l’impureté, de la souillure, de la contagion8 ? Enfin, convient-il de considérer, dans le sillage de Rudolph Arnheim que « the monster has become a portrait of ourselves and of the kind of life we have chosen to lead »9 ou, à l’instar de Stanley Cavell, que « horror is the title [we are] giving to the perception of the precariousness of human identity, to the perception that it may be lost or invaded, that we may be, or may become something other than we are, or take ourselves for »10 ? Quelle influence les pulp fictions, tellement importantes de la fin du XIXe siècle aux années 1950, ont-elles exercé sur la constitution de notre imaginaire écranique contemporain ? Que doit, également, celui-ci aux films de série B ou Z et à leur fameux « craignos monsters »11 ? Comment interpréter l'importance accordée dans tant de fictions aux « monstres gentils », de Casimir à Guizmo, de John Merrick à l'Onionhead de Ghostbusters (1984) ?

C’est à toutes ces questions que ce colloque en ligne cherchera principalement à répondre, tout en s’attachant aux procédés qui soutiennent les fantasmes latents qui président à la mise en scène du monstre : la gradation, l’insolitation, l’ambiguïté, l’incertitude, une façon, enfin, de ne pas nommer le monstre, d’en faire un Ça, d’en faire la Chose (laquelle, curieusement, est prise dans une « rhétorique de la surenchère visuelle »12 qui est au cœur de tous les « body genres »13, horrifiques comme pornographiques). De ce point de vue, il serait réducteur voire erroné, d’opposer comme le fait la tradition critique, le cinéma terrifique – qui serait un art de la monstration – et la littérature fantastique – qui serait, elle, fondée sur le non‐dit. Car, sur tous nos écrans, la question se pose aussi, inlassable : le monstre, en somme, est-il là ? Michael Myers est-il bien un homme ou un être surnaturel, hésitation qui structure les fictions que lui ont consacrées Carpenter et Rob Zombie ? Et le slenderman, n’est-il que cette ombre qui paraît et qui fuit ? A tout cela, il convient d’ajouter des figures qui, sans être propre à la présentation du monstre, viennent en accentuer l’efficacité écranique : l’effet-bus, le jump scare, le hors‐champ, les effets de zoom (aussi bien zoom in que zoom out, et ce, pas seulement dans les années 1960-1970), le found footage qui, renforçant la violence des images de mutilations, de tortures et de massacres, associe très étroitement horreur et dégoût.

À l’image du monstre qui la suscite, l’angoisse est, on le voit, protéiforme. C’est du reste pourquoi Michela Marzano propose répertorier « les différents visages de la peur » : celle qui « surgit face à l’inconnu et ce qu’elle révèle de nous-mêmes », « la crainte des autres – la peur de l’étranger, de l’ennemi, du monstre, du différent – ainsi que la volonté d’écarter de soi l’irréductible altérité qui habite tous les êtres humains »14. Ce sont toutes ces peurs qui, mêlées, peuvent être instrumentalisées par les pouvoirs politiques et devenir « un moyen de contrôle et de gouvernement »15. Ces invariants culturels, qui correspondent peut-être bien à des universaux anthropologiques (au sens où ils élaborent une représentation du monde qui lui donne sens tout en permettant la construction d’une identité humaine) ne doivent pas faire oublier les innombrables changements qui, au fil du temps, affectent ces figures de monstres qui sont comme deux statuts ontologiques du Mal, selon qu’elles sont toujours-déjà là et qu’elles se révèlent ou se démasquent à nous (les Martiens de la version spielergienne de War of the Worlds [2005]) ou, a contrario, qu’elles naissent sous nos yeux (la mouche de Cronenberg et les innombrables loup-garous des films de série B). A cet égard, la métamorphose en monstrueux du normal (c’est-à-dire ce qui est conjointement compréhensible, familier et conforme à nos Weltanschauungen) déstabilise les signes auxquels nous sommes habitués et rend inquiétants les jeux de l’apparence et de la réalité. D’où l’importance du masque dans ces fictions horrifiques – dont on sait bien aujourd’hui qu’elles ne rendent pas violent16 – de ce masque que porte le monstre porte et qu’arrachent le héros ou la body counter, révélant à tous la vérité de l’être.

Ainsi le masque, effrayant en lui-même (le GhostFace de Scream [1996]) ou horrible à cause de ce qu’il dissimule, renvoie à la fois aux oppositions binaires dont Derrida naguère a pointé l’origine métaphysique (nature vs. culture, présence vs. absence, parole vs. écriture, ici vs. ailleurs, corps vs. âme, beau vs. laid, bien vs. mal, plaisant vs. abject, masculin vs. féminin, nature vs. culture, sujet vs. objet, esprit vs. chair, raison vs. affect, distingué vs.vulgaire, bon goût vs. mauvais goût, envers vs. endroit, licite vs. illicite, devant vs. derrière, émission vs. réception). C’est précisément ces dichotomies qu’ont ressassé sur les écrans, de décennies en décennies, les fictions horrifiques, en même tant qu’elles reconsidéraient les images de l’Autre et du Mal – absolu, relatif, intelligible ou surnaturel, extérieur ou intérieur. Ces fictions valent simultanément sur trois plans culturels, en ce qu’elles expriment consciemment les problèmes du monde qui les voient naître ; en ce qu’elle reflètent à leur insu le milieu qui les a produits ; en ce qu’elles réinterprètent, enfin, continuellement les troubles passés pour les réorchestrer. Ces paradoxes internes aux monster fictions trouvent leur pendants dans leur réception. En effet, il est une contradiction apparente à jouir de ce qui nous fait horreur et à s’immerger physiquement dans un univers qu’on sait pertinemment irréel et inoffensif. Si l’on suit les hypothèses avancées par Noël Carroll17, le plaisir pris au visionnage de films d’horreur tiendrait précisément à ce que nous suivons la structure narrative d’un récit de découverte d’un monstre, dont l’identité dépasse, intrinsèquement, les catégories culturelles qui ont cours dans la vie réelle et quotidienne. L’angoisse et la répulsion de ces fictions ne serait rien d’autre que le prix à payer pour que soit révélé ce qui nous est inconnu, ce qui enfreint notre règles habituelles. C’est justement la raison pour laquelle Noël Carroll qualifie sa théorie de coexistentialiste, l’horreur coexistant avec le sentiment de plaisir sans jamais vraiment le provoquer. Lorsque nous sommes confrontés à l’image d’un monstre qui nous terrifie et nous répugne, « it is not that we crave disgust, but that disgust is a predictable concomitant of disclosing the unknown, whose disclosure is a desire the narrative instills in the audience and then goes on to gladden »18.

C’est à tous les achoppements théoriques que posent les représentations de tous les monstres sur nos écrans que nous nous intéresserons dans ces deux journées d’études consacrées au cinéma, aux séries télévisées, aux téléfilms, à la culture gaming. Les fictions auxquelles nous nous attacherons sont innombrables, en voici simplement une liste indicative : Resident Evil (2002), [REC] (2007 & 2009), Demons (1985), Dance of the Dead (2008), The Host (2006), 28 Days Later (2002), Aliens (1986), The Thing (1982), The Prince of Darkness (1987), Contamination (1980), The Hill have Eyes (1977), The Fly (1986), Body Snatchers (1993), 28 Weeks Later (2007), The Plague of the Zombies (1966), FleshEater (1988), The Birds (1963), Braindead (1992), Poultrygeist. Night of the Chicken Dead (2006), Invasion of the Body Snatchers (1978), Black Sheep (2006), I Am a Legend (2007), Dead and Breakfast (2004), Dead Meat (2004), Automaton Transfusion (2006), Nosferatu (1922), Infection (2004), Evil Dead (1982), From Dusk Till Dawn (1996), The Night of the Living Dead (1968), The Crazies (1973), Dawn of the Dead (1978), Day of the Dead (1985), Land of the Dead (2005), Diary of the Dead (2008), Survival of the Dead (2009), Tokyo Zombie (2005), The Hole (1998), Doghouse (2009), Zombie Dog (2008), Slender Man (2018). Ou encore, dans l’univers vidéo-ludique, Slender: The Eight Pages (2012), Amnesia: The Dark Descent (2010), Silent Hill (1999-2009), Left 4 Dead (2008), Half-Life (1998-2001), et dans les séries télévisées The Haunting (2018-2020), Castle Rock (2018-2019), Dead Set (2008), Channel Zero (2016-2018), Ghoul (2018), American Horror Story (2011-...) ou American Horror Stories (2021-...), la nouvelle série d’anthologie de Ryan Murphy et Brad Falchuk qui en est dérivée et qui est désormais disponible sur Star, le sixième monde de Disney+.

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