Quand le silence devient parole : l’expression du non-dit dans les productions littéraires et culturelles francophones (Hamilton, Ontario)
Quand le silence devient parole : l’expression du non-dit dans les productions littéraires et culturelles francophones
Colloque annuel des étudiant.e.s de maîtrise et de doctorat en études françaises et francophones
Université McMaster
Hamilton, Ontario
Les 15 et 16 mai 2025
La parole, avec son rôle performatif et son pouvoir de légitimation, occupe une place centrale dans le système langagier et dans la communication, qu’elle soit utilisée pour louer, persuader, incanter ou révéler. Dotée d’une autorité incontestable, la parole s’impose comme une véritable arme, capable d’instaurer un ordre ou de fragiliser les bases d’un système par son pouvoir de désigner, dénoncer et dévoiler. Elle influence les croyances, les opinions et les comportements, et exerce une autorité décisive dans des domaines aussi variés que le social, le politique, le judiciaire, le scientifique, le culturel et le religieux.
Le défaut de parole implique-t-il alors une absence totale de communication ? Bien que le silence puisse être défini comme l’absence de parole ou de son, cette absence se révèle au fait bien plus complexe. Lourd de sens, le silence peut représenter différents phénomènes. Il peut être moyen d’expression, mécanisme de contrôle, injonction oppressive, source de refuge, lieu de résistance, espace de réflexion ou encore révélateur des non-dits. Dans les textes verbaux ou cinématographiques, le silence peut mettre en évidence les traumatismes, les tabous ou les blessures du passé, tout comme il peut évoquer des tensions internes, des secrets inavoués ou des réflexions profondes. On ne doit pas minimiser la puissance de certains silences, volontairement placés au sein de la parole et souvent porteurs d’un sens égal à celui des mots. Car le silence ne contredit pas le langage ni ne le prive de sa fonction naturelle. Il en est fondamentalement une composante essentielle : sans silence, il n’y aurait ni parole ni musique.
La relation entre ces deux aspects de la communication humaine traverse la littérature et le cinéma, mettant en lumière des espaces d’expression, de répression, d’éloquence et de non-dit. Ce colloque se propose d’explorer comment ces deux phénomènes, en apparence opposés, se conjuguent pour enrichir la complexité des œuvres littéraires et cinématographiques francophones. Nous invitons les étudiant.e.s de maîtrise et de doctorat à questionner les limites de l’expression verbale et sonore, ainsi que les mécanismes narratifs qui permettent de donner voix aux silences. En vue d’encourager la réflexion, nous proposons à titre indicatif et non exhaustif quelques axes de recherche.
Axe 1 – Combler le silence ?
Souvent perçu comme « vide » et assimilé à l’absence (Dibavar, 2022), à la complicité (Mihai, 2020), ou encore à la passivité (Glenn, 2004), le silence peut être envisagé comme une contrainte à briser ou un vide à combler. On l’a vu avec l’émergence de la littérature #MeToo, une production littéraire fondée sur la croyance que nommer la violence sexuelle et partager les récits personnels peuvent contribuer à y mettre fin (Saint-Amand et Zbaeren, 2022 ; Serisier, 2018). Vu sous cet angle, le silence représente une injonction oppressive, un obstacle qui doit être surmonté afin de confronter les normes, les tabous et les violences. C’est une vision du silence qui est avancée par la militante féministe afro-américaine Audre Lorde, dans sa célèbre déclaration : « Mes silences ne m’ont pas protégée. Votre silence ne vous protégera pas »[1] (1984, p. 41).
En même temps, on peut se demander si l’obligation de parler, de tout dire, ne peut pas être toute aussi violente que l’injonction au silence. C’est une question que posent Léonore Brassard et Catherine Mavrikakis (2021) en réfléchissant aux limites énonciatives de #MeToo, mouvement fondé sur le partage du trauma intime : « Les femmes sont-elles condamnées à l’intimité étalée, condamnées à l’impudeur ? » (p. 6). La question de garder le silence plutôt que de le rompre surgit aussi dans la pensée décoloniale, où le silence est envisagé comme un moyen de reprendre l’agentivité face à l’oppression : « Le silence n’est pas toujours une forme de subordination. Plutôt, il peut parfois représenter une réponse à la subordination, un accomplissement choisi quand d’autres choix semblent désagréables ou impossibles »[2] (Olson, 2024, p. 14). Nous en voyons un exemple dans Le livre d’Emma (2001) de Marie-Célie Agnant, où la protagoniste racisée décide d’adopter le silence face à la démarche extractive de la psychiatrie occidentale.
Cet axe s’intéresse aux rapports entre le silence, la parole et l’agentivité, et il invite à étudier les questions suivantes : Quels sont les silences oppressifs dont il faut se défaire ? À qui incombe-t-il de rompre le silence et à quel prix ? Quand le silence est-il un choix et quand est-il imposé ? Quels sont les silences volontairement maintenus ?
Axe 2 – La parole, l’écoute et le silence
Le silence ne devrait pas être réduit à l’absence de parole ou à l’acte de se taire. Plutôt que d’être antonymes, la parole et le silence représentent deux parties d’une négociation, comme l’explique Grada Kilomba (2008) : « L’acte de parler est comme une négociation entre celleux qui parlent et celleux qui écoutent […] L’écoute est, en ce sens, l’acte d’autorisation adressé au locuteur ou à la locutrice. On ne peut parler que si l’on est écouté.e »[3] (p. 21). Une telle équation entre les actes de parler et d’écouter éclaire la position de dépendance occupée par cellui qui parle et qui risque d’être réduit.e au silence par un.e auditeur.trice inattentif.ive ou malveillant.e. Cette dépendance est démasquée par Gayatri Spivak (1988), qui a introduit le terme « violence épistémique » dans le champ des études postcoloniales pour décrire l’obscurcissement des savoirs non-occidentaux et la réduction au silence des groupes subalternes. Miranda Fricker (2007) développe pareillement la notion d’« injustice épistémique » pour réfléchir à l’éthique de l’écoute et aux torts infligés lorsqu’un.e locuteur.trice est réduit.e au silence en raison de son identité ou de ses expériences. En s’inspirant des travaux susmentionnés, cet axe cherche à mettre en avant la relation inhérente entre la parole et l’écoute et invite les participant.e.s à réfléchir aux questions suivantes : Quelles voix écoute-t-on ? Quels savoirs reconnaît-on ? Quelles expériences et quelles émotions sont-elles réduites au silence ? Quelles sont les responsabilités éthiques liées à l’écoute ? Que peuvent nous apprendre les textes littéraires et cinématographiques sur ces responsabilités ?
Axe 3 – Naviguer dans le silence
Différents procédés peuvent être employés pour naviguer dans le silence sans recourir à la parole. Parfois, il est même plus facile de s’exprimer sans mots, car les moyens non-verbaux de communication permettent de dire ce que les mots ne peuvent pas (Duke, 1974). Dans des situations où la parole doit se conformer aux limites imposées par la société (un amour interdit, le tabou ou des attentes sociales normatives), la communication non-verbale permet d’esquiver ces obstacles. Il est souvent dit que les yeux sont les fenêtres de l’âme et cette idée se reflète dans les œuvres littéraires et cinématographiques car le regard peut traduire des émotions telles que l’affection, la haine ou la colère sans qu’un seul mot soit prononcé. Nous le voyons par exemple dans le roman Vaste est la prison où la narratrice affirme : « Je le sens confusément à son regard quelque peu amusé posé sur moi avec indulgence, et une tendresse diffuse […] Je lui souris donc, au dernier instant, heureuse d’affermir notre lien secret, notre attirance mutuelle » (Djebar, 1995, p. 91).
Les gestes représentent un autre moyen important de la communication non-verbale. Dans la littérature, les postures du corps et les gestes des personnages peuvent éclairer leurs émotions, leurs motivations, leurs relations réciproques et leurs interactions avec le monde (Portch, 1982, p. 84). Grâce à ces moyens non-verbaux de communication, le dialogue, acte de communication qui « passe à travers » et qui « pénètre », s’accomplit sans mots. La communication non-verbale subvertit ainsi l’opposition binaire entre la parole et le silence. L’intervention du non-verbal invite à réfléchir à des questions telles que : Comment la communication se réalise-t-elle par le regard et les gestes ? Quel pouvoir réside-t-il dans la décision de naviguer le silence et dans le silence ? Quelles sont les limites des moyens non-verbaux de communication ?
Axe 4 – Paroles et silences dans le cinéma
Le cinéma, art de la parole et du silence par excellence, nous invite à repenser la relation entre ce qui est entendu et ce qui est tu, entre ce qui est montré et ce qui reste hors champ. Le son et le silence sont des éléments essentiels de la mise en scène et de la narration cinématographique, et leur utilisation stratégique comporte de profondes implications esthétiques, politiques et émotionnelles. Michel Chion, dans La voix au cinéma (1982), explique que la voix dépasse le simple acte de parole ; plutôt que de « parler “autour” de la voix », affirme-t-il, il faut considérer le médium « comme objet, sans se perdre dans la fascination que [la voix] inspire, ni la réduire à une simple fonction de véhicule du langage et de l’expression » (p. 12). La voix peut guider le.la spectateur.trice, créer des attentes et influencer l’interprétation des images.
La manipulation du silence et du son a le pouvoir de perturber l’expérience sensorielle du film et d’amener l’audience à se concentrer davantage sur les aspects visuels et physiques de l'œuvre. Rupture dans le flux sonore, le silence recentre l’attention sur l’image et réduit temporairement le film à une expérience bidimensionnelle (Elsaesser et Hagener, 2010, pp. 134-135). En enlevant le repère du « regard acoustique », qui oriente et stabilise l’audience dans l’espace, le silence désoriente et déstabilise les perceptions des spectateurs.trices (Elsaesser et Hagener, p. 142). Un silence soudain peut suspendre l’audience dans un état de tension, d’introspection, de frayeur ou d’horreur, de manière parfois plus efficace que des mots ou des sons. Dans son ouvrage L’audio-vision : son et image au cinéma (1990), Chion souligne cette interaction entre le son et le silence : « Il a bien fallu qu’il y ait des bruits et des voix pour que leurs arrêts et interruptions creusent cette chose qu’on appelle silence » (p. 65).
Dans le cadre de cet axe, des questions suivantes peuvent être explorées : Comment les réalisateurs utilisent-ils le silence pour contourner les structures narratives traditionnelles ? En quoi l’absence de parole réoriente-t-elle le regard du spectateur ? Comment la parole et le silence sont-ils utilisés pour articuler des dynamiques de pouvoir et de contrôle dans les films ? Comment certains réalisateurs utilisent-ils le silence pour créer une esthétique immersive qui sollicite les perceptions du spectateur au-delà du visuel et du sonore ?
Sans s’y limiter, les communications pourront s’inspirer des pistes de réflexion suivantes :
- La censure et le silence imposé
- Le silence dans les récits de trauma
- La dynamique entre le silence et la parole dans le cinéma
- Le silence comme outil d’oppression
- Le silence comme espace de résistance
- Le rapport entre le silence et l’agentivité
- Les rapports entre le silence et l’oubli
- Les silences de la mémoire collective, de l’Histoire et des archives
- Réflexions autour de la justice épistémique
- Réflexions autour de l’éthique de l’écoute
- Analyse des stratégies rhétoriques utilisées pour représenter le silence dans l’écriture, par exemple : l’aposiopèse, l’ellipse, l’implicite, la prétérition, la réticence, la suspension
- Le silence, l’intimité et l’émotion
- Les jeux entre le silence et la parole dans le discours intérieur ou le courant de conscience
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Ouvrages cités :
Agnant, Marie-Célie. Le livre d’Emma. Les Éditions du Remue-Ménage, 2019 [2001].
Brassard, Léonore, et Catherine Mavrikakis. « Les filles meurtries ont-elles droit au silence ? ». Sens public, 2021, pp. 1-16, https://doi.org/10.7202/1089628ar.
Chion, Michel. L’audio-vision : son et image au cinéma. 5e éd. revue et augmentée, Armand Colin, 2021 [1990].
Chion, Michel. La voix au cinéma. Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1982.
Dibavar, Aytak. « Responsibility to Nothingness ». The Site Magazine, vol. 1, no 2, 2022, pp. 1-10.
Djebar, Assia. Vaste est la prison. Éditions Albin Michel, 1995.
Duke, Charles R. « Nonverbal Behavior and the Communication Process ». College Composition and Communication, vol. 25, no 5, 1974, pp. 397–404.
Elsaesser, Thomas, and Malte Hagener. Film Theory : An Introduction through the Senses. Routledge, 2010.
Fricker, Miranda. Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Oxford University Press, 2007.
Glenn, Cheryl. Unspoken: A Rhetoric of Silence. Southern Illinois University Press, 2004.
Kilomba, Grada. Plantation Memories: Episodes of Everyday Racism. Unrast Verlag, 2008.
Lorde, Audre. « The Transformation of Language into Silence and Action ». Sister Outsider: Essays and Speeches, Crossing Press, 2007 [1984], pp. 40-44.
Mihai, Mihaela. « The Hero’s Silences: Vulnerability, Complicity, Ambivalence ». Critical Review of International Social and Political Philosophy, vol. 24, no 3, 2020, pp. 346-367.
Olson, Kevin. Subaltern Silence: A Postcolonial Genealogy. Columbia University Press, 2024.
Portch, Stephen R. « Writing Without Words: A Nonverbal Approach to Reading Fiction ». The Journal of General Education, vol. 34, no 1, printemps 1982, pp. 84-101.
Saint-Amand, Denis, et Mathilde Zbaeren. « Incandescences : De la littérature comme lance-flammes ». Introduction au dossier thématique « Violences sexuelles et reprises de pouvoir », Revue critique de fixxion française contemporaine, vol. 24, 2022, https://doi.org/10.4000/fixxion.2548.
Serisier, Tanya. Speaking Out: Feminism, Rape and Narrative Politics. Palgrave Macmillan, 2018.
Spivak, Gayatri Chakravorty. « “Can the Subaltern Speak?” revised edition, from the “History” chapter of Critique of Postcolonial Reason ». Can the Subaltern Speak?: Reflections on the History of an Idea, sous la direction de Rosalind C. Morris, Columbia University Press, 2010, pp. 21-78.
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Modalités de soumission des propositions :
Les communications doivent être rédigées en français et ne doivent pas dépasser 20 minutes.
Veuillez envoyer les propositions de communication à l’adresse colloque.frmac2025@gmail.com, en y incluant :
- Le titre
- Le résumé (250 à 300 mots)
- Une bibliographie des références citées dans votre proposition
- Une courte notice biobibliographique
- Vos coordonnées
Notez que ce colloque aura lieu en présentiel. Nous envisageons une séance virtuelle (Zoom) avec des places limitées. Si vous souhaitez donner une communication virtuelle, nous vous invitons à signaler cette préférence dans votre proposition de communication. Les organisateurs ne peuvent toutefois pas garantir que cette préférence sera satisfaite dans tous les cas.
Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec le comité organisateur à l’adresse susmentionnée.
Dates importantes :
La date limite pour soumettre la proposition : le 24 février 2025.
Le comité de lecture communiquera les réponses au plus tard le 17 mars 2025.
Site web :
Consultez le site du Département de français de l’Université McMaster : https://french.humanities.mcmaster.ca.
Comité organisateur :
Céline Assaf, Emily Current, Luisa Gherghel, Athira Sanjeev, Dre Elzbieta Grodek
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[1] Traduit de l’anglais: « My silences had not protected me. Your silence will not protect you. »
[2] Traduit de l’anglais : « Silence is not always a form of subordination. Rather, it can sometimes be a response to subordination, an achievement chosen when other choices seem unpalatable or foreclosed. »
[3] Traduit de l’anglais : « The act of speaking is like a negotiation between those who speak and those who listen […] Listening is, in this sense, the act of authorization toward the speaker. One can (only) speak when one’s voice is listened to. »