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Im(contre-)pouvoir des mots (revue Limes)

Im(contre-)pouvoir des mots (revue Limes)

Publié le par Marc Escola (Source : Abderrafiî Khoudri)

Les mots sont translinguistiques. Au-delà de simples véhicules de l’information, outils de description, les mots offrent des potentialités performatives, opérant au niveau du réel et de l’idéel (J. Boutet 2010). Ils sont des marqueurs de rapports de force, des dispositifs d’exercice d’un pouvoir, des instruments d’une « puissance d’agir » (J. Butler 2004). Les cooccurrences adjectivales de l’entrée ‘‘mot’’ attestées dans les dictionnaires (comme mot salvateur, mot captieux, obligeant, blessant, tendre …) montrent comment la métaphore, qui constituait leur jeu fondateur, tend à s’effacer au profit d’une naturalisation de la dimension actionnelle des mots. D’autres structures, plus élaborées, agglutinent les constituants prototypiques (mots, pouvoir) dans des holophrases : « idéologèmes » (J. Kristeva 1968), « axioléxèmes » (C. Ruchon 2018), « stéréotypèmes »…Ces termes présentent de véritables condensés de l’efficacité des mots. Ceux-ci déclenchent et actualisent des luttes, instituent des clivages susceptibles de toucher « de plein fouet les émotions profondes du groupe visé » (M. Matsuda et al. 1993). 

Par cette capacité à agir et à polariser, les mots façonnent des relations de catégorisation et s’approprient ces catégories pour dessiner des schèmes de stratification sociale (J. Boutet & M. Heller 2007). En ce sens, ils ne se contentent pas de nommer le monde, mais participent activement à sa hiérarchisation et à sa segmentation. Ainsi, comme le souligne Derrida (1996), « la maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer, d'imposer et de légitimer les appellations » (p.68). 

C’est cette volonté de maîtrise qui explique comment le pouvoir s’empare de l’appareil formel de la langue et de son champ sémantique afin d’en restreindre les possibilités signifiantes. Il s’agit d’une activité de cadrage, accompagnée d’un appauvrissement écologique des mots, qui freine toute émergence d’un langage alternatif et écarte certains sens au détriment d’autres. Cela s’apparente à une réification des universaux où les mots du pouvoir se confondent avec ceux de l’homme privé du pouvoir. Ce dernier devient alors le support d’un discours qu’il intériorise et relaye comme étant le sien. 

Certes, nous pécherons par naïveté en surestimant la force des mots, et encore plus, en supposant que les dynamiques évoquées précédemment se déroulent toujours dans un sens unique. Une telle vision étriquée de la réalité suggérerait un Cicéron placé devant un public réduit à sa condition de récepteur passif, dépourvu de toute capacité critique. Or, n'est-il pas un fait établi que tout pouvoir aliénant finit toujours par engendrer un contre-pouvoir ? Comme le souligne à juste titre Foucault, « il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel » (p.1061). Cette résistance, intrinsèque au pouvoir, s’arme des mêmes outils que ceux utilisés par le pouvoir, à savoir les mots en les recontextualisant pour en faire des « actes insurrectionnels » (J. Butler 2004 : 226). 

À cet égard, admettre que le pouvoir des mots n’est pas absolu revient à reconnaître en eux – ou en ce pouvoir même (le pléonasme se fait déjà sentir) – une part de vulnérabilité, un espace interstitiel où s’infiltre l’éventualité de leur non-pouvoir. Loin d’un paradoxe, évoquer l’impouvoir des mots permet d’espérer dresser un tableau plus complet (les schémas ne parviennent pas toujours à épuiser la complexité du réel), où les mots peuvent échouer à saisir ou à transformer la réalité. Ce phénomène se manifeste dans divers contextes. C’est le cas en littérature, avec des œuvres comme L’Impossible de G. Bataille, L’Innommable de S. Beckett ou encore Sarinagara de P. Forrest, qui témoignent de l’épuisement du langage face à des expériences qui habitent les mots tout en leur échappant. C’est aussi le cas dans le domaine politique, lorsque les mots se heurtent à leur inefficacité, ne produisent aucun effet tangible, et se voient relégués au rang de langue de bois ou de logorrhée.

L’impouvoir des mots peut résulter d’un pouvoir qui étend son champ d’action en atrophiant ceux des minorités ou des dominés, en leur interdisant l’accès aux mots légitimés par les instances dominantes. Leur langage est alors perçu comme approximatif, pâle, déviant des formes normées et, par conséquent, incapable de garantir une pleine présence dans l’espace social. Un tel déterminisme contraste avec des situations où l’impouvoir découle simplement d’une incompétence ou d’un manque de maîtrise, particulièrement dans un contexte où le pouvoir prend un tournant méritocratique.

La formule pouvoir des mots peut sembler tautologique. Toutefois, le lien entre les mots et le pouvoir n’est pas toujours concret, direct ou immédiat. Dans ce numéro de la revue Limes, nous accordons une attention particulière aux situations où les mots restent invisibles alors que le pouvoir, lui, est présent, agissant comme signe, indice, symbole ou icône. Il circule et se dissémine en dissimulant ses formes d’expression langagières. Ce qui nous intéresse également, ce sont ces mots-là qui, derrière leur apparente neutralité, invisibilisent des sujets (au double sens du terme : êtres/problématiques) ou essentialisent des rapports de force qu’ils contribuent à structurer. Ce sont aussi ces mots-là qui déplacent et subvertissent le regard critique, fléchissent la volonté de résistance, mais qui se révèlent aussi être des outils de résistance, des voies d’émancipation et de redistribution des pouvoirs. 

L’objectif de cet appel à contribution n’est pas tant de rechercher une lecture uniforme ou une pensée unique de l’articulation entre ces deux concepts — mots et pouvoir — que de favoriser une pluralité d’approches et d’interprétations. Nous vous invitons à explorer cette articulation à partir des pistes (non exhaustives) suivantes, en gardant à l’esprit que celles-ci ne sont pas exclusives et peuvent se croiser ou s’éclairer mutuellement : 

1.     Performativité des mots 

Les textes traitant des effets de la violence verbale, des mécanismes de manipulation, des stratégies persuasives propres à la publicité, aux compagnes électorales, influenceurs, célébrités, ainsi que l’impact des rumeurs… peuvent éclairer comment les mots orientent des programmes d’action, stimulent des imaginaires attractifs ou répulsifs, influencent les corps et les affects. Ces enjeux pourraient, au passage et de manière, probablement, implicite, soulever la question suivante : ces mots possèdent-ils un pouvoir consubstantiel, ou bien, comme le note Bourdieu (1982) est-ce le « pouvoir social » qui leur confère leur impact et leur légitimité ? Cette distinction est fondamentale, car, comme le souligne Prado (2020), « les mots, laissés à leur pouvoir ou puissance intrinsèque, ne sont pas les mêmes que ceux qui servent un pouvoir extérieur ». Pour le dire autrement, les mots opèrent-ils de manière autonome dans divers contextes et avec des sens variés, ou bien sont-ce les locuteurs (et leurs statuts) qui les dotent d’effets en (dés-)/(ré-)activant certains traits sémantiques aux dépens d'autres ?

2.     Les mots pris dans un contexte d’asymétrie des savoirs et des pouvoirs  

L'exploration de cette piste permet de mettre en lumière les mécanismes du pouvoir dans un contexte où les mots se concurrencent et se supplantent, où un primat préjudiciable peut être accordé à un régime de dire au détriment d'un autre. Cela peut concerner des situations diglossiques, des interactions entre experts et profanes, enseignants et apprenants, supérieurs et subalternes… où l’on pourrait observer que, au-delà d’un déterminisme social qui structure les rapports de force, le pouvoir est également négociable. Cette négociation s’opère à travers les mots, outils essentiels à la construction d’une légitimation. Dans le cadre de cette piste, on peut également mettre en évidence que le pouvoir peut faire l’objet d’une transmission visant à réaliser l'empowerment des individus, à garantir leur éducation ou apprentissage… La réflexion pourrait également porter sur la question de la réception des mots du pouvoir. Celle-ci est cruciale, car le pouvoir est par nature transitif. Il « s’écoute se dire » (J. Nancy 2020). En effet, ces mots n’exercent pleinement leur emprise que « si la personne qui les reçoit est en état de les recevoir » (V. Aebischer 1983 : 82), que cela relève d’un « abandon de contrôle, d’une coopération ou d’une soumission » (ibid.). Le destinataire des mots du pouvoir a donc matière à nourrir le débat qui nous anime ici.  

3.     Les mots de la résistance 

On peut l’observer, par exemple, dans le discours des mouvements sociaux où le « pouvoir expressif de la parole contestataire » est mobilisé pour défier la parole dominante (A. Khoudri 2022). Les mots sont dans ce sens mis à contribution pour « l’affirmation d’une contre-légitimité linguistique » (Bourdieu 1983 : 103). Cette dynamique est également perceptible dans les contextes d’assignation d’identités négatives, qui deviennent des terrains propices à la recontextualisation, à la créativité et aux glissements de sens. L’enjeu est de taille, car « l’invention d’un terme identitaire […] donne le droit de fixer les principes d’évaluation de ce terme » (I. Taboada-Leonetti 1998 : 69). Ces mots de la résistance trouvent un écho particulier dans l’espace numérique, qui agit comme une caisse de résonance pour ces désirs de reconnaissance face aux stratégies orchestrées d’invisibilisation (A. Khoudri 2023). 

Ces axes, qui se veulent suggestifs, n'ont pas la prétention de subsumer la diversité des situations où pouvoir et mots s'imbriquent et se transforment mutuellement. Les articles proposés pourront prendre la forme d’études empiriques, de réflexion théorique ou critique. 

Modalités de soumission

Date limite d’envoi des propositions : 12/02/2025

Format attendu : Résumé de 250 à 500 mots, accompagné de 5 mots-clés et d’une courte bio-bibliographie (200 mots maximum).

Langues acceptées : Français et anglais (une version anglaise de cet appel à contribution est disponible sur la page Facebook de la revue Limes : https://www.facebook.com/larevuelimes?mibextid=ZbWKwL ).

Les propositions doivent être envoyées à l’adresse suivante : a.khoudri@umi.ac.ma 

Les contributions sélectionnées feront l’objet d’une évaluation en double aveugle.

Voir la revue en ligne…

Calendrier prévisionnel

Retour aux auteurs : au plus tard le 14/02/2025

Soumission des articles complets : 20/04/2025

Notification finale aux auteurs après la soumission complète : 30/05/2025

Parution du numéro : 27/06/2025.

Bibliographie indicative 

Aebischer V. (1983), « Le pouvoir du mot », Langage et société 25, p. 75-85.

Bourdieu P. (1982), Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.

Butler J. (2004), Le pouvoir des mots : politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam. 

Derrida J. (1996), le monolinguisme de l’autre, Paris, Fayard

Foucault M. (2001), Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard.

Khoudri A. (2022), « Les stratégies socio-discursives employées par le MITSAM face à une présentation de soi confisquée du personnel infirmier. D’une construction de l’opportunité à une rhétorique d’interpellation plurielle », ESSACHESS-Journal for Communication Studies 15(30 (2)), p. 129-150. 

Khoudri A. (2023), « L’e-visibilité des infirmiers, une réponse révolutionnaire à une présentation de soi confisquée », Communication, technologies et développement 13. 

Matsuda Mari J., Lawrence Charles R. III, Delgado Richard, Crenshaw Kimberle Williams. (1993), Words That Wound: Critical Race Theory, Assaultive Speech, And The First Amendment. 1st ed. Boulder, Colo: Westview Press.

Nancy J. (2020), « Prendre la parole, prendre le pouvoir ». Lignes 62(2), p. 189-199. 

Prado P. (2020). « Non-Mot », Lignes 2, p. 117-121. 

Ruchon C. (2018), « Lexique, catégorisation et représentation : les reformulations métalinguistiques dans le discours animaliste », Les Carnets du Cediscor 14, p. 51-66.

Taboada-Leonetti I. (1998), « Stratégies identitaires et minorités : le point de vue du sociologue », Dans Stratégies identitaires, p. 43-83. Presses universitaires de France.